∆ PARFOIS ON REGARDE LES CHOSES TELLES QU'ELLES SONT EN SE DEMANDANT POURQUOI
Tu n'as jamais connu ton père. Seulement par les photos que ta mère gardait au-dessus de la cheminée. Que dis-je, une cheminée... plutôt un vieux poêle crachotant une chaleur fébrile. Comme si le ciel de Paris n'était pas assez gris pour cracher encore une couche supplémentaire.
Paris, la belle ville. La ville lumière. Paris, la sublime. Paris, la désirée.
Ce qu'ils ne voient pas dans Paris, ce sont les familles comme celle que tu formais avec ta mère. Isolés, attablés dans le coin d'un appartement à peine assez grand pour un hamster. La belle vermine.
« Louis, ça fait roi ! Mon Louis, tu seras prince. » Mais oui, maman, mais oui.
À l'école, il fallait préserver les apparences. Louis par-ci, Louis par-là. Louis, comme l'ancien roi ! Les cours sur la Révolution, ah qu'il est beau le Desmoulins ! Traîné, balloté, éjecté; on te transporte alors comme un pion. Comme le fou du roi sur l'échiquier géant. C'est ainsi que la ville t'apparait. Grande, immense, inaccessible. Invivable. Survivable, et encore. Bing, bang. L'absence d'un père qui aurait dû être là. « Envolé », te répète ta mère. C'est ça, envolé. Elle te prend pour un ignorant, elle croit que tu es petit, qu'à huit ans, tu n'as pas compris. Mais les ragots vont vite à l'école, et tu sais qu'il s'est enfuit, comme un lâche.
L'argent n'est pas là, il ne le sera jamais.
« Louis, va à l'école ! »
Alors oui, tu vas à l'école. Tu sais pas bien pour quoi, pour qui. Pour toi, pour ce Louis que tu n'es pas ?
« Mon Louis, tu seras prince, je te dis. »
Tu as treize ans. Non, tu ne seras pas prince. Tu le sais. Prince ?
« Mais mère, pour être prince, il faut avoir un roi pour père. Le mien était le bouffon de la galerie, comment gravir les échelons d'une échelle dont je n'arrive même pas à attraper le premier barreau ? »
Elle se renferme, elle se rabougrit; ta mère vieillit.
Et tu as à peine quinze ans lorsqu'elle t'abandonne. Elle aussi.

∆ PARFOIS ON LES REGARDE TELLES QU'ELLES POURRAIENT ÊTRE EN SE DISANT POURQUOI PAS
Et on te trimballe de nouveau. Louis, tu n'es qu'un bagage; et comme chez Easy Jet, les gens paient en plus pour que tu les accompagnes.
Tu atterris chez ton oncle. Un oncle dont tu n'avais jamais entendu parler. Oncle Rudy. Frère de ta mère. Il habite à Arrowsic. Dans le Maine. On bouge, on migre, on voyage.
Tes seules notions d'anglais se résument à celles apprises dans ces cours misérables du collège et du lycée français. T'apprends sur le tas. Ici, pas question de parler Parisien; d'ailleurs ici, Paris te manque.
Paris t'appelle, Paris t'entraîne; et toi tu es là, bloqué, piégé, prisonnier.
Paris t'enivre, Paris te déchire. Paris est loin; Dieu que Paris est loin !
Oncle Rudy est alcoolique, oncle Rudy est dépressif. Oncle Rudy est voué à finir seul, puisque toutes l'ont quitté. Oncle Rudy te souhaite une joyeuse majorité, et te crie « Tu verras, mon Louis, un jour tu s'ras comme moi ! » dans un français usé par sont accent américain.
Ses paroles t'effraient, ses paroles t'emballent. À peine tombée la nuit que tu es déjà parti.

∆ LA RUE CLAME ET RÉCLAME; MAIS L’EXCÈS TAIRA
« Louis, ça fait roi. Mon Louis, tu seras prince ! » disait ta mère.
Tu écrases un sourire narquois sur ton visage.
Prince. Roi, encore mieux !
Vingt ans. Pas un diplôme en poche; juste ton corps, ta drogue et tes clopes. Ta malice, ta manipulation, juste de quoi survivre comme tu l'as appris.
Ras des villes, créature des bas fonds, requin d'eau douce.
Ah ! La belle vermine.
Dérisoire paradoxe.