7h10. Une petite camionnette s’engage à toute allure dans la ruelle avant de s’arrêter brusquement sur le bas-côté, manquant de peu de renverser une dame d’un certain âge. 7h11. La portière claque, la vieille dame s’époumone, l’homme pénètre dans l’immeuble situé au 11B. Un étage. Deux étages. 7h13, le quinquagénaire bedonnant commence à jurer : « @#&az d’escalier de @#^€ ! ». 3 étages. 4 étages d’escaliers en colimaçon. 7h15, le facteur presse la sonnette. A l’intérieur, un vague grognement étouffé par la distance. Sur la porte, un nom : « Ethan Maxwell ». C’est pourtant bien là. Nouveau juron. L’homme dépose – jette sauvagement – le paquet sur le paillasson avant de rebrousser chemin. Il n’aura jamais le plaisir de faire la connaissance de l’être singulier, mystérieux, un peu gauche mais ô combien attachant qui vit ici. Vous si, chers lecteurs. Suivez le guide ! Allons, ne soyez pas timides ! Entrez !

Derrière cette porte sombre et délabrée se cache un appartement certes défraichi mais spacieux, tout de même. Du moins, il le sera lorsque son propriétaire aura enfin pris le temps de déballer les cartons qui obstruent le sol ! Allons, venez ! Mais faites attention à l’endroit où vous mettez les pieds ! Tenez, voici le salon. Une immense bibliothèque a d’ores et déjà été installée. Occupant deux pans de murs à elle seule, elle semble être l’élément central de la pièce. Si vous vous approchez, vous pourrez apprécier les goûts pour le moins éclectiques du maître des lieux ; sonnets de Byron, contes de Dickens, pièces de Shakespeare ou de Racine mais aussi beaucoup de romans français : Hugo, Zola, Maupassant… Sur le bureau, une machine à écrire et quelques feuillets déjà noircis… Sans commune mesure avec la quantité de papiers entassés dans la corbeille, derniers vestiges de longues nuits d’insomnie manifestement infructueuses. Sur les deux pans de murs restés vierges d’ouvrages, quelques vestiges d’une enfance et d’une adolescence heureuses et bien remplies : une photo avec l’équipe de baseball du lycée, un autre cliché rappelant le jour de la remise des diplômes de la fac, et beaucoup d’images d’une même fillette, depuis le berceau jusqu’à l’âge qui semble être le sien aujourd’hui : quatre ans.

7h20. Le réveil sonne. Nouveau grognement, plus fort cette fois-ci. Mesdames et messieurs, vous allez enfin faire la connaissance de notre hôte, Monsieur Ethan Tobias Maxwell, la trentaine flamboyante, séducteur invétéré mais père aimant et responsable, preux chevalier de l’éducation nationale, écrivain (à succès) à ses heures perdues. Incarnation vivante – bien qu’encore somnolente – du rêve américain : diplômé d’une grande université, penchant plutôt pour le parti démocrate, heureux propriétaire d’un appartement et d’une voiture, endetté pour les vingt ou trente prochaines années au moins, Ethan est un infatigable optimiste – un indécrottable idéaliste diraient les mauvaises langues dont, je n’en doute pas, vous ne faites pas partie ! Comment ? Cette description ne vous convainc pas ? Hmm, il est vrai qu’à le voir apparaître ainsi dans l’encadrement de la porte, dans un affreux pantalon de pyjama rayé, affublé d’une robe de chambre datant au moins de la seconde guerre mondiale, notre héros du jour ne vend pas du rêve…

Bon, tâchons de réprimer nos hyperboles pour nous atteler à faire de ce cher Ethan une description un tantinet plus réaliste. C’est trente ans plus tôt, dans les campagnes de l’Illinois, que ce garçon a vu le jour, cinquième et dernier fils d’un couple de paysans relativement peu instruits. Plus sensible que ses frères, moins vaillant aussi, il ne s’est jamais senti à l’aise au sein de cette fratrie et s’est très vite découvert une passion – incomprise de son entourage – pour la littérature. C’est grâce au soutien de l’un de ses professeurs de lycée qu’il a pu décrocher une bourse pour l’université de Chicago, l’occasion rêvée de quitter à jamais sa campagne natale. C’est là-bas qu’il fit une rencontre destinée à changer à jamais sa misérable petite existence, en bien comme en mal : Abigail Chomsky, riche héritière d’un requin de la finance désireuse de s’affranchir d’un père psychorigide et d’une mère maniacodépressive – et n’ayant rien trouvé de mieux pour cela que la drogue et la littérature, un cocktail explosif qui la rendait exécrable mais tellement désirable. Constamment sur le fil du rasoir, ne se sentant bien qu’à la limite de la folie et du désespoir, Abigail était une sorte de Virginia Woolf du vingt-et-unième siècle, sa Madame Bovary à lui – à la différence près qu’il croyait naïvement être plus habile que ce pauvre Charles et parvenir à maintenir ce petit bout de femme en vie en le portant à bout de bras sans jamais s’épuiser. Grave erreur.

A la sortie de la fac, il finit par l’épouser et le jeune couple s’installe à Arrowsmith pour y filer le parfait amour… au début du moins. Certes, Abigail ne correspond pas à l’image que le commun des mortels se fait d’une épouse modèle. Alors qu’Ethan décroche un premier poste de professeur dans un lycée, elle, reste à la maison, enfermée tout le jour pour se consacrer à l’écriture d’un roman qui n’a que peu de chances de paraître. La nuit, elle sort, boit plus que de raison et ingère toutes sortes de produits réprimés par le gouvernement fédéral. Il n’empêche qu’il l’aime plus que tout au monde et qu’il chérit son âme torturé au moins autant que ses instincts de lucidité. Et puis, elle a un talent, ce talent fou qu’il admire. Ils relisent ensemble les manuscrits, les corrigent, les complètent. Ils se comprennent dans leur art et se plaisent à se comparer à Sartre et De Beauvoir, chacun étant, d’une certaine manière, la source d’inspiration de l’autre. Abigail avait raison d’y croire : son premier roman fut un succès. C’était amusant… Grisant, envoutant, une sorte de stimulation intellectuelle ! C’était amusant… Au début du moins.

Aujourd’hui, Ethan comprend qu’Abigail n’a jamais vraiment été sienne, qu’elle n’a jamais vraiment voulu fonder une famille. Quand Amy a pointé le bout de son petit nez tout rose, ce n’était pas vraiment planifié. Oh bien sûr, lui était aux anges ! Mais force était de constater qu’il était bien le seul. « Baby blues » avaient déclaré les médecins. Presque deux ans… Voilà qui semble bien long pour une dépression périnatale. Deux ans et enfin, un soir, tout s’est arrêté. Brutalement. Doit-on réellement parler d’un suicide ou d’un naufrage ? Difficile de dire si Abigail Maxwell avait réellement décidé de se donner la mort. Elle qui aimait tant évoluer sur le fil du rasoir avait peut-être simplement glissé du mauvais côté… Ethan, lui, restait de l’autre côté de la barrière, seul, abandonné, désemparé. Enfin, non, pas tout à fait seul. Il y avait Amy.

Amy, la voilà, justement, dans son petit pyjama rose, faisant irruption au pas de course dans la cuisine où son père s’affaire à préparer le petit-déjeuner. Quatre ans seulement mais déjà un sacré petit bout de femme du haut de ses 97 centimètres et forte de ses 14 kilos toute mouillée ! De sa mère, elle ne garde presque aucun souvenir et pourtant, elle est son portrait craché au même âge. Parfois, il lui arrive de parler d’elle, mais c’est assez rare. Elle garde beaucoup de choses pour elle et s’emploie avant tout à veiller sur son père, comme à cet instant :

-Papa ! s’exclame-t-elle en levant les yeux au ciel l’air excédé. Je t’ai déjà dit cent fois que je ne veux pas de lait dans les céréales !

Malgré tous ses petits défauts, elle l’aime son petit papa chéri et elle lui témoigne aussitôt en sautant dans ses bras. Elle est encore à l’âge où elle compte épouser son géniteur. Il le sait et savoure ces précieux instants qui sembleront fugaces lorsqu’elle ramènera pour la première fois à la maison un petit délinquant des bacs à sable ! Voyez comme ce tableau est touchant ! Ces deux-là forment une petite équipe solide qui a fait ses preuves. La vie ne les a pas épargnés mais ensemble, ils survivront à cela. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils sont ici ! Ethan n’en pouvait plus de ruminer sa culpabilité. Il avait besoin de changer d’air, c’est pour cela qu’il a demandé sa mutation.

Déjà 8h. Nos deux compères sont en retard pour l’école. Ethan a beau être un père attentif, son organisation n’est pas encore tout à fait bien rodée et il est fréquent qu’Amy se retrouve à l’école avec des chaussettes dépareillés ou un t-shirt à l’envers. Quoique, c’est également vrai pour lui. Vous l’aurez compris, notre bonhomme est un peu tête en l’air, rêveur comme le sont tous les poètes, maladroit, un peu « old school » mais tellement attachant avec son air de gamin trop vite grandi ! Dans la salle de bain, derrière quelques mèches rebelles et trempées, le miroir abimé lui renvoie l’image d’un visage fatigué, certes, mais éclairé par un regard dans lequel subsiste malgré tout une note d’optimisme. Ce déménagement, c’est une nouvelle chance, un nouveau départ, l’obligation de se reconstruire au milieu des décombres.

Retour dans le hall. Amy court dans tous les sens à la recherche de son cartable. Sur un petit guéridon, dans le hall, une enveloppe de laquelle dépassent quelques clichés. Ethan sourit à cette vision. Cela fait maintenant quelques semaines qu’il a reçu cette étrange missive d’une dénommée Sutton qui a retrouvé sa valise égaré à l’aéroport quelques temps plus tôt. Quel bric à braque elle avait dû retrouver dedans ! Quelques chemises froissées, des chaussettes dépareillés, des copies à corriger, une brosse à dents, un stylo plume, quelques ébauches de textes de son cru, le nounours préféré d’Amy – il avait d’ailleurs frisé l’incident diplomatique en la préparant à l’idée qu’elle ne le reverrait peut-être jamais – mais aussi un livre : « L’écume des jours », de Boris Vian, un livre abimé, à force d’avoir été lu et relu, corné, noirci, devenu illisible par endroit, la faute à quelques larmes sans doute. Tout comme celle de Colin, la maison d’Ethan semblait rétrécir inexorablement depuis qu’Abigail était partie. Par sa faute, se disait-il souvent.

8h25. Amy serait en retard, c’était inévitable. Enfin, Ethan découvre le paquet déposé sur le pallier une heure plus tôt par le facteur. Il déchire le papier kraft et découvre alors ce qu’il avait attendu avec tant d’appréhension : le manuscrit qu’Abigail était en train de rédiger juste avant sa mort. Il s’était fait une promesse, celle de ne jamais laisser son talent mourir avec elle. Dans maints domaines il ne lui restait désormais plus qu’une chose à faire dans ce nouvel appartement, dans cette nouvelle ville, dans cette nouvelle vie : écrire la suite.