❝ We're holding on to the pain,because it's all we've left. But we don't have to.. We have a choice. ❞

Les yeux clos, elle respire l'air glacée de la ville. Elle est fatiguée, fatiguée de courir, de fuir, de s'échapper à cette vie qui est la sienne. Parce que fuir, c'est ce qu'elle sait faire de mieux. Elle fuit tout le temps, devant tout le monde et même devant sa propre ombre. Et ça l'épuise, cette course contre elle même, contre les fantômes de son passé et même ceux de son présent. Elle lâche, elle commence à lâcher peu à peu... Elle n'est pas comme vous, pauvre petite poupée, elle est épuisée. Elle est tombée plus d'une fois. Elle s'est relevée, avec peine et fracas.

Nora a dit adieu à tous les mères et les pères de la Terre. Elle a dit adieu à ce qu'elle n'avait jamais réellement connu. Elle vogue dans cette relation morte. Aujourd'hui, elle dit adieu aux parents dont elle a si longtemps rêvé, elle oublie son rêve une fois de plus. Elle, elle ne rêvait que de longs dîners autour d'une table, d'histoires lus une fois la nuit tombée sur leur maison, de fêtes pleines de rires et de bulles de bonheur. Please, save me from this life of burning towers and kissing fires. On ne fêtait jamais son anniversaire, pas plus qu'on ne fêtait chaque jour passé ensemble. Pas de gâteau, pas de cadeaux... Les sanglots de ses géniteurs éttouffaient l'air. Le ciel pleurait à son tour. Sa mère passait la journée dans son lit à sangloter son enfant perdu. La chère disparue chantait à nouveau cette ritournelle qu'ils connaissaient si bien, dans une famille qui s'éteint, dans un monde qui s'effondre. C'est le prix à payer pour naître à la date d'anniversaire d'une soeur décédée quelques années avant.

Le souvenir d'une morte la suivait à chaque pas au bourd d'un gouffre certain. Faites vos jeux.

❝ Tu sais ce qui a de plus douloureux dans un chagrin d’amour ? C’est d’pas pouvoir se rappeler ce qu’on ressentait avant. Essaie de garder cette sensation. Parce que si tu la laisses s’en aller... Tu la perds à jamais. ❞

❝ TU DEGAGES AARON ! QU'EST CE QUE TU NE COMPRENDS PAS DANS CETTE PHRASE ? ❞ Elle jette tout, avec une violence extrème, une force cachée à l'intérieur d'elle même. Parfum, vêtements, ordinateur, livres. Elle jette tout du haut de la fenêtre à grands corps et à cris. Va te faire foutre. Sale con. ❝ ATTENDS ! Nora... On peut discuter, tu ne penses pas ? ❞ Dans leurs yeux je vois le fantôme de cette relation qu'ils ont raté, cet échec amer, ce suicide organisé. Elle ricane alors, son visage prend la forme immonde des femmes usées par leurs échecs sentimentaux, ces femmes seuls et acides qui lui font horreur. ❝ Mais parler de quoi ? Du fait que tu me trompes depuis un an ? Du fait que notre relation ne tient plus à rien du tout ? Que tu n'es qu'un connard ? Oh, tu veux qu'on parle du fait que ta petite salope elle est enceinte ? Bravo tu vas devenir père, je suis fière de toi. ❞ Elle frappe dans ses mains comme un applaudissement cadavrique. ❝ Tu vas me laisser comme une merde sur le bord de ta route. Tu veux que je te dises Aaron ? Tu n'es pas comme tous ces porcs qui ne veulent que du sexe ? Non, toi tu es pire, bien pire, tu es un connard fini. ❞ Silence. ❝ Je suis désolé... ❞ Les mots. Comme une injure faite à sa douleur. ❝ T'es désolé ? TU ES DESOLE ? Ah ouais, putain, ça change tout ! ❞ Elle frémit de rage. Elle se sent salie, souillée. Elle a envie de vomir, de s'arracher les tripes pour les balancer par terre. Elle a le coeur qui éclate, le silence piétine avec une rage vicieuse sa dignité de femme bafouée !

Fin de l'acte. Le rideau se baisse et elle reste seule, invariablement seule.

Voilà, c'est fini. On va pas s'dire au revoir comme sur le quai d'une gare, j'te dis seulement bonjour et fais gaffe à l'amour. J'ai fini par me dire qu'on éviterait le pire, qu'il fallait mieux couper plutôt que déchirer. J'ai fini par me dire que p't'être on va guérir, et que même si c'est non, et que même si c'est con, tous les deux nous savons que de toute façon, c'est fini. Nos deux mains se desserrent de s'être trop serrées, et la foule nous emporte chacun de nôtre côté. C'est fini...

❝ Vous savez, qu'on l'avoue ou pas, dans la vie, on mise toujours sur l'arrivée des secours... ❞

Elle s'approche de la tombe au milieu du cimetière. Parfois, elle imagine le tout petit cercueil au fond du trou, elle imagine le petit corps de celle qui, autrefois, avait partagé le même sang qu'elle. ❝ On ne m'a jamais parlé de toi. Aucune photo. Aucun souvenir. Pas un mot prononcé pour toi depuis vingt cinq ans. Moi, je t'ai détesté, je t'ai longtemps haïe. Toi. Le fantôme de nos vies. Parce que à cause de toi, notre vie puait le silence, parce que papa et maman suintaient ton souvenir ! Je te détestais d'être morte et de m'avoir laisser les pots cassés. ❞ Alors elle pleura. Elle pleura, mais ce n'était pas magique comme dans les films, ce n'était pas les réponses qu'elle attendait quand elle ne connaissait même pas les questions, ce n'était pas libérateur ni même agréable, non, c'était un peu de pluie en plus avec du sel et du noir en grosses boursouflures sur les joues. Ce n'était même pas joli. Ce n'était rien qu'une douleur qu'elle découvrait sans vraiment en être surprise, une douleur immense et tapie dans son ventre insatisfait, une mosaïque d'espoirs déçus et d'idéaux brisés, de vague à l'âme et de spleen mal guéri. De cicatrices. Une souffrance incompréhensible et incompressible. Une vraie douleur. Mais le lendemain, le jour d'après et celui d'encore après, elle le cacherait avec du fond de teint. Ce n'est pas comme si elle était si grande que ça. A peine un océan de peine, une étendue infinie de pleurs à la dérobée, de verres cassés et de gestes manqués. Elle respira fort, apaisant la douleur qui ne s'en irait jamais. Parce que Nora l'avait toujours su. Elle est de celles qui perdent.