this is where we're meant to be
« Hey, mate, c'est qui cette fille ? » Je sens peser sur moi les regards des deux garçons de l'autre côté de la rue. Assise en tailleur sur un banc, casque sur les oreilles, le regard plongé dans le dernier Werber, je tente de ne pas prêter attention à leurs réflexions. « Chais pas. Elle est pas au lycée, sinon je l'aurais vue. P'tain elle est bonne. » Rires gras, je lève malgré moi les yeux au ciel avant de monter le son de mon MP3. La voix de James Hetfield recouvre sans mal les déblatérations des deux abrutis, et je peux me remettre à mon bouquin. A peine ai-je eu le temps de finir mon chapitre que mon téléphone sonne. Maman. « Ouaip ? » « Nee ? Où es-tu ? » « Je suis devant le lycée de Diane. On va aller faire un tour avant de rentrer. » Le silence qui s'installe me tord le ventre. « Maman ? Tout va bien ? » Le sanglot que j'entends à l'autre bout du fil confirme mes peurs. « Maman ?! » « Ton père est parti Nee. Il a fait sa valise et il vient de monter dans le taxi. » Je reste un instant ébahie, avant de répondre d'une voix blanche « J'arrive tout de suite maman. Je... J'arrive. » Je raccroche juste au moment où la cloche du lycée sonne. « Allez Di... Grouille-toi. » La silhouette élancée de ma petite amie se détache de la foule. Elle me cherche des yeux. Me trouve. Me sourit avant de voir mon expression sans doute. Je vois sa bouche former un « Oh. » de stupeur et elle traverse pour me rejoindre. « Oh Nee, je suis tellement désolée. » Ses bras m'encerclent avec douceur, je plonge mon visage dans son cou et m'autorise à verser une larme dans ses cheveux bruns. Nous restons enlacées de longues minutes, puis elle se détache lentement. « Je te ramène chez toi mon amour. » Elle m'entraîne vers ma voiture et me fait monter à l'intérieur.
Le spectacle de ma mère en pleurs, avachie sur le canapé, me donne envie de vomir. Sois forte Tahnee. Je m'assois près d'elle et la serre contre moi. « Ne t'en fais pas maman. Ca va aller. » Mon regard cherche celui de Diane, toujours debout dans l'encadrement de la porte. Elle hoche la tête en me souriant tristement. Ca va aller. « Qu'est-ce qu'il s'est passé ? » Ma mère commence son récit d'une voix quasiment inintelligible, je comprends seulement que mon père a repris sa liaison avec sa secrétaire. Quel cliché... Pas vraiment une surprise, mon père n'a jamais été très fidèle. Après plusieurs heures de réconfort, ma mère finit par s'endormir là, sur le divan. Diane la recouvre d'un plaid et me prend par la main pour m'emmener à ma chambre. « Il faut que tu dormes toi aussi. » Après m'avoir déshabillée et couchée, Diane s'allonge derrière moi et me prend une nouvelle fois dans ses bras. « Tout va s'arranger Nee. » Je ferme les yeux très fort et soupire. Je vais avoir vingt ans dans cinq jours et j'en suis encore à pleurer sur le futur divorce de mes parents. C'est pitoyable. Je me tourne vers elle et colle mes lèvres sur les siennes. « Je t'aime Di. » « Je t'aime aussi. » Je m'endors rapidement, portée vers un sommeil sans rêve.

« Tu comptes bouder longtemps Tahnee ? » Le visage tourné vers la fenêtre, j'ignore totalement la question de ma mère. Le paysage défile trop rapidement pour que je n'en retienne le moindre détail. Nous sommes arrivées à Arrowsic il y a dix minutes à peine et j'ai déjà le mal du pays. Un an et demi a passé depuis que papa a quitté maman pour une autre. Ma mère s'est très vite remise sur pied et m'a rapidement fait sentir son besoin de changement. Jusqu'au jour où elle a débarqué dans ma chambre, un sourire rayonnant aux lèvres, et où elle a crié avec euphorie « J'ai été mutée en Amérique Nee ! Quelle chance que tu aies une licence d'anglais ! » Elle m'a serrée dans ses bras, excitée comme une puce. « Ca va être parfait ! Toi et moi, dans un tout nouvel univers. Oh Nee, je suis tellement heureuse. On va avoir une grande maison payée par mon boulot, en Amérique ! Tu te rends compte ?! » Malheureusement oui, je me rendais compte. J'allais quitter Paris. Quitter Diane. Quitter tout ce que j'avais connu jusqu'alors. J'ai vainement tenté de protester, de dire que j'étais désormais assez grande pour rester ici vivre seule, mais ma mère n'a rien voulu entendre.
Nous nous envolions pour Arrowsic deux mois plus tard.
« On est arrivées. Oh, regarde comme c'est charmant. On va être bien là ! » Je retiens une grimace en découvrant ma nouvelle maison, si américaine qu'on se croirait dans une mauvaise série B. « Charmant. » J'empoigne mes valises et pars à la recherche d'une pièce pour en faire ma chambre. L'intérieur n'est pas mieux. Meublé du sol au plafond, tout est si impersonnel que ça me donne envie de pleurer. Je gravis les escaliers et pousse une porte sur laquelle est affiché un papier CHAMBRE 2 avec appréhension. Bon, je dois bien admettre que je m'attendais à pire. Un lit, un bureau, une armoire et une coiffeuse. Des murs bleu clair, des rideaux blanc, une vue sur le pommier du jardin. Ma mère toque à la porte ouverte et demande d'une voix timide « Ca te plait ? » Elle semble si angoissée que je me force à lui sourire. « Oui maman. C'est très joli. » Elle pousse un éclat de rire et se jette à mon cou. « Je vais commencer à défaire les paquets ! Prends ton temps Nee ! » Elle sort en riant. Je m'affale sur mon lit, sors mon PC, tente de trouver une connection internet publique et envoie un mail à Diane. Bien arrivées, tu me manques tellement. Skype à 21h, heure française. Je t'aime.

Je secoue le shaker avec adresse avant de verser le cocktail dans un grand verre. « 8$ ! » je hurle en direction de la cliente à moitié couchée sur le bar. Elle me tend quelques billets et s'éloigne dans la foule sans un merci. J'encaisse le tout avant d'aller ôter mon tablier dans la salle réservée au staff. « Dure soirée ? » Je me tourne vers l'un des serveurs, aussi gay que moi et que les trois quarts de la clientèle. « Ouais. Dieu merci c'est fini pour aujourd'hui. Je vais aller me prendre un whisky avant de rentrer. A samedi prochain ! » « Bye puce ! » Je retourne à la salle principale et me glisse sur un tabouret. Ma remplaçante pose un verre devant moi sans que j'ai à le demander. « Ca fait quoi d'être de l'autre côté du comptoir ? » Je tourne la tête vers le jeune homme assis à côté de moi. « C'est rafraîchissant. » Je lui souris en désignant mon verre d'un signe de tête. Il acquièsce et me tend la main. « Blake. » « Tahnee. » Je lui serre la main. « Vous êtes ravissante Tahnee. » Mon sourire se fige. « Merci. Ravissante et lesbienne, je le crains. » Il rit légèrement. « Ce n'est pas un problème. Je suis gay. Un gay avec des goûts très sûrs. » Il se penche vers moi et m'embrasse avec assurance. Trop stupéfaite pour réagir, je n'esquisse pas le moindre mouvement jusqu'à ce qu'il s'éloigne. « Je dois y aller. A bientôt Tahnee. » Il se lève et quitte la boite sans se retourner. Chiotte.
Le samedi suivant, le voilà de nouveau. Je vais vers lui un peu malgré moi et le salue d'un air détaché. Son visage s'illumine en me voyant arriver. « Ah ! Tahnee ! Bonsoir ! » Ses lèvres reviennent à l'assaut des miennes sans que je n'ai le temps de le saluer à mon tour. Il glisse quelques mots à l'oreille de l'homme qui l'accompagnait jusqu'alors et revient vers moi. « Vous dansez ? » « Non. » Il m'attire vers la piste et commence à se déhancher contre moi. La situation est si étrange que je ne peux m'empêcher de rire avant de me mettre à danser à mon tour. Quelques verres plus tard, nous grimpons dans un taxi qui nous emmène chez lui. « N'oublie pas que j'ai une petite amie. » Il rit encore, m'embrasse et me fait entrer. « Ne t'en fais pas. Je suis on ne peut plus gay. » Nous nous dévisageons quelques secondes avant de nous jeter l'un sur l'autre. « Attends, attends... » Couchée sur le carrelage, je le force à s'éloigner un peu. « J'ai... j'ai jamais fait ça avec un garçon. » Il me sourit avec tendresse et m'intime qu'il n'a jamais testé la chose avec une fille non plus. Ah bon, dans ce cas...
Je me réveille, éblouie par la lumière du soleil. De toutes évidence, je suis allongée sur un canapé, bras et jambes mêlés à ceux de Blake. Et merde. Je me lève, récupère mes vêtements et sors discrètement de l'appartement. A peine rentrée chez moi, je file sous la douche, histoire d'effacer la moindre trace de ce qu'il s'est passé. Sous le jet d'eau brûlante, je ferme un instant les yeux et me remémore la nuit passée, un sourire coupable aux lèvres. Puis le visage de Diane vient flotter derrière mes paupières closes. Je me mets à pleurer sans m'en rendre compte et me laisse glisser contre la paroi de la cabine, épuisée.