Le soleil se couchait lentement, laissant le ciel s’assombrir dans des couleurs orangées. Un léger vent commençait à se lever, sans que personne ne le remarque. Il était déjà vingt heures, et le Muffy’s était déjà bien rempli. Il faut dire que le samedi soir, les habitants d’Arrowsic appréciaient se réunir dans cette chaleureuse auberge. On était habitués. On savait que le samedi était le seul jour où les affaires marchaient particulièrement bien. Inspirant l’air de tous mes poumons, je jetai un dernier coup d’œil au magnifique coucher de soleil avant de partir travailler. Ça allait être une longue soirée. En cuisine, l’odeur des poulets et des crêpes salées cuisant sur la poêle absorbait tout l’espace. Tout le monde s’afférait, et les premières commandes arrivèrent sur le comptoir. Je pris un plateau et allai en salle ou je pus constater, avec joie, qu’il y avait déjà pas mal de clients. J’aimais cette chaleur humaine autour de moi. J’aimais me sentir entourée, même de parfaits inconnus. Oui, je crois que la solitude m’effrayait. Je secouai la tête. Je devais arrêter de penser. Ce soir-là, je devais travailler. La seule chose dont je devais me préoccuper était les commandes et les demandes des clients. Rien d’autre. Et dans un certain sens, c’était bien mieux comme ça.

« Mademoiselle ? On aimerait commander s’il vous plait. » Un homme d’un certain âge accompagné de ce que je supposais être sa femme m’interpellait. Je me retournai alors vers celui-ci, et leur adressai un sourire timide. Je sortis un carnet de ma poche et le posai sur le plateau pour pouvoir écrire. « Je vous écoute. » dis-je, concentrée. « Alors nous prendrons deux entrecôtes avec des frites, et une bouteille de vin s’il vous plait. » « Et une salade sans sauce. » rajouta alors la femme qui était restée jusque là silencieuse. « Quelle sauce avec les plats ? » Ils réfléchirent un instant. « Barbecue. » J’hochai la tête en guise de réponse, et partit en cuisine annoncer la commande. Voilà, c’était ma première commande. Et ce n’était sûrement pas la dernière. Tout ça, c’était mon quotidien. Ça me plaisait plutôt bien d’ailleurs. Ce n’était pas très difficile de travailler ici, et tout le monde était adorable avec moi. Bien sûr parfois certains clients se plaignaient, mais cela ne me dérangeait pas. Tout ne pouvait pas être parfait. Mais moi, j’appréciais cette vie tranquille, sans rebondissements. Cette vie simple et monotone que la plupart des habitants à Arrowsic avait choisi de vivre.

Alors que je m’apprêtais à chercher du sel pour la table quatre, une de mes collègues m’interpella discrètement. Je m’arrêtai alors pour écouter ce qu’elle avait à me dire. « Regarde Abbey ! A l’entrée ! Ça fait longtemps que je n’ai pas vu un homme comme celui-ci. Dis, tu penses que j’ai mes chances ? » Elle souriait un peu bêtement, mais je la trouvais adorable. Ses yeux verts s’illuminaient, c’était très mignon. Je me retournai alors pour voir la personne en question, et c’est là que je le vis : Zachary. Dur et fier comme d’habitude. Mon cœur se mit à bondir tout d’un coup, à vive allure. Depuis qu’il était arrivé à Arrowsic, rien n’était plus pareil. Quand j’étais avec lui, j’avais l’impression d’être dans une autre dimension, un autre univers. Il ne m’avait pas encore vu : il toisait la salle du regard. Je reposai mes yeux sur ma collègue. « Désolé Cassie, celui-là il est pour moi. » Elle semblait un peu déçue mais j’étais certaine qu’elle allait trouver quelqu’un d’autre, jolie comme elle était. Je m’avançai alors vers Zachary, un peu anxieuse tout de même. Je vis alors son visage, et je ne pus m’empêcher de tressaillir. Il n’était pas content. Pas du tout même. Je ralentis alors le pas, avant de me poser en face de lui. J’imitai un sourire fébrile, vainement. « Bonsoir Zachary. » finis-je par dire. Je ne savais pas pourquoi il était venu ici, mais quelque chose me disait que ce n’était pas vraiment pour commander un des bons plats du Muffy’s.

Putain, elle est où, bordel de merde !

Tu es énervé. Tu venais de finir une journée de travail chargée, rude et tout ce que tu voulais, c'était la voir chez elle. Mais cette conasse n'était pas là. Tu avais envie de tout détruire chez elle. Putain, mais où était elle ? Tu avais besoin d'elle, mais elle ne demeurait même pas là. Tu pousses des jurons à propos d'elle, plus charmants les uns que les autres. Et poussés encore plus dans la vulgarité. Oh, la sale chienne. Où était-elle ? Toi qui pensait qu'elle avait débauché de son boulot de merde, ce n'était guère vrai. Tu t'en vas en rogne, donnant par la même occasion un coup de pied dans la porte et tu t'engages à poursuivre ton chemin jusqu'au bar, le Muffy's.

Tu débarques au restaurant, poussant la porte. La fraicheur du vent avait eu pour effet de te détendre un peu, tout en caressant ta peau dure et froide. Le soleil se couchait dans ses draps noirs, éclairci par la lueurs des étoiles pressées. Tu toise la salle du regard, recherchant cette chienne sans relâche. Tu essaies de te calmer mais la colère te submerge. Peut-être vaudrait-il mieux que tu partes. Mais non, tu n'as pas fait tout ce chemin pour rien. Tu es venue pour elle, pour la voir. Et elle a préféré travailler. Tu ne veux pas qu'elle parte, tu aurais trop peur qu'elle parte. Tu t'étais enfui il y a quelques années et si cette situation se reproduisait, tu ne le supporterais pas. « Bonsoir Zachary. » Tu tiques. Tu lui dis juste « Salut, je veux te parler. Alors viens ! » Tu n'attends même pas. Tu lui agrippes la main et tu la traines jusqu'à l'extérieur. Derrière le magasin. Tu veux la voir. Et tout seul. Tu emmerdes tous ces abrutis qui te regardaient d'un air choqué en se demandant si tu ne t'étais pas échappé de l'asile. arrivé derrière, tu commences à lui décocher une baffe au visage, la marquant d'une trace rouge sévèrement.

« T'étais où, hein ? » Trop d'impatience. C'est comme si le temps s'écoulait à une vitesse fulgurante. Et l seconde d'après, tu lui donnes un coup de pied. « Putain, réponds ! »

J’étais figée sur place. J’étais comme pétrifiée par le regard que Zachary me lançait. Depuis qu’il était revenu à Arrowsic, je me sentais étrange. Comme si une partie de moi était revenue avec lui. Mais lui, il avait changé. Il n’était plus exactement le même. J’avais l’impression qu’il était plus froid, plus dur, plus distant. Je me demandais ce qui lui était arrivé. « Salut, je veux te parler. Alors viens ! » Je fronçai les sourcils. Il ne m’avait jamais donné d’ordre. A vrai dire, il ne m’avait jamais parlé de cette façon. Jamais. Ainsi, je ne pus m’empêcher d’être surprise. Je supposais qu’il avait passé une journée atroce. C’était la seule explication que je pouvais trouver, même si cela me paraissait assez étrange tout de même. Mais je ne dis rien. Peut-être que j’aurais dû. Mais à ce moment-là, je ne pouvais pas deviner ce qui allait m’arriver. Je ne pouvais pas deviner à quel point il avait changé. Quelques secondes passèrent. Quelques minutes peut-être. Son bras m’agrippait avec force, avec beaucoup trop de force. Nous passions rapidement devant le regard des clients intrigués et de mes collègues. Tous s'étaient retournés vers nous, mais je crois que Zachary s’en fichait. Il y avait comme une rage dans ces gestes, et j’avais le pressentiment que les choses n’allaient pas très bien se passer. Je commençais même à avoir peur, chose que je n’avais ressentie auparavant. Même quand je l’avais trouvé dans la rue, sale et dépité, je n’avais pas eu peur. Mais à ce moment-là, si. Il n’était plus le même.

Il poussa la porte arrière du Muffy’s, et le vent froid me frappa en plein visage. Il était tellement puissant qu’il aurait pu me balayer en un instant. Mais ce fut autre chose qui me frappa. Et c’était pire que le vent. C’était beaucoup plus fort, beaucoup plus brut, beaucoup plus surprenant. Parce que c’était Zachary. C’était Zachary qui venait de me gifler, avec une force incontrôlable. Une gifle. Je posai ma main sur ma joue, sentant la douleur s’ancrer sur ma peau. Stupéfaite. Mais qu’est ce qui lui a pris ? Pourquoi ? Dans la pénombre j’avais beaucoup de mal à distinguer les traits de son visage. Je sentais son souffle sec résonner dans l’air. « T'étais où, hein ? » Cette question me parait tellement stupide, mais pourtant, je sais qu’elle ne l’est pas. J’eus un mouvement de recul, devant cette figure terrifiante. Je n’eus même pas le temps de répondre que déjà Zachary me frappait avec un coup de pied. Je perdis l’équilibre, et je me retrouvai sur le sol en à peine une fraction de secondes. « Putain, réponds ! » « Mais je travaillais ! Zachary ! Je travaille tous les jours ici, tu ne te souviens pas ? » Je criai, de toutes mes forces. La détresse s’entendait dans ma voix. Je voulais partir. Fuir. Je ne reconnaissais pas l’homme qui était en face de moi. Il était.. un inconnu. « S’il te plait, ne me fais pas de mal.. » Ma voix était tremblante, trop faible. Je ne comprenais pas ce qu’il se passait. Je me sentais vulnérable. Et le vent sifflait dans mes oreilles. Je n’entendais plus rien. Zachary ne parlait plus, mais ce n’était pas un bon signe. Ce n’était que le début d’un tourbillon infernal.

« Mais je travaillais ! Zachary ! Je travaille tous les jours ici, tu ne te souviens pas ? » Tu arquais un sourcil à ce qu'elle disait. Elle n'avait pas tort. Elle travaillait. Tout comme toi, au garage. Sauf qu'elle était au restaurant et elle avait d'autres horaires que les tiennes. « S’il te plait, ne me fais pas de mal.. » Tu ne pouvais pas t'empêcher. T'arrêter là, c'était impossible. Impensable même. Pour toi. Et tu continuais alors à valser une jambe pour lui foutre un coup de pied dans une de ses hanches. « Je voulais te voir chez toi ! » Renvoyant un autre coup, tu agrippas finalement son bras pour la relever et la plaquer contre le mur. « Mais tu n'y étais pas ! » La situation se résumait alors à ça. Tu n'étais qu'un gamin insatisfait, n'ayant pas son joujou personnel. Alors tu couinais pour qu'on cède à ton vulgaire caprice. J'avais besoin de ta présence. » Toujours le même ton de phrases employées. Tu avais besoin d'elle et lorsque tu ne l'avais pas vu chez elle, tu avais littéralement pété un câble. Tu l'aimais de tout ton cœur. Mais désespérément, tu ne savais pas lui montrer. Ou alors lui montrer par les coups que tu transmettais, pour la punir d'être absente. Tu ne voulais plus être abandonné, maltraité. Jamais tu ne voulais revivre le calvaire de ton enfance. Et quitte à user de la violence, tu ferais tout.

Donnant un dernier coup, tu t'arrêtais avec stupéfaction. Tu la scrutais dans cet état, ton air grave s'atténuant en quelques minutes. Tu lui avais fait du mal. Encore. Et elle persistait à rester avec toi. « Excuse-moi ... »

Spoiler:

La nuit me parait être lourde, pesante. Il me semblait qu’un poids s’abattait sur mes épaules et m’aplatissait sur le sol avec une force immense. Je me sentais fragile et vulnérable. Ça ne pouvait pas être réel. Rien de ceci n’était vrai. Je voulais m’en convaincre. Et pourtant, le coup qui me heurta me prouvait que non, c’était la réalité, la vraie vie. Un cri de douleur m’arracha la poitrine. J’avais horriblement mal. J’avais l’impression qu’une brique était venue me compresser les côtes. J’avais l’impression qu’une force surhumaine avait été appelée pour me détruire, et ce, jusqu’à jamais. Des larmes s’échappèrent de mes yeux, et vinrent rouler sur mes joues. Pauvre petit être que j’étais. Le monde me paraissait cruel et injuste. Le monde me paraissait moche et sombre. Pourquoi ? Pourquoi moi ? Tous les jours, je voyais des gens heureux marcher à côté de moi. Tous les jours, je voyais des gens sourire et rire pour un rien. Et moi, quand je les voyais, je ne pouvais m’empêcher de me demander pourquoi je n’avais pas le droit au bonheur, moi aussi. C’était comme si j’étais coincée dans une cage, et que la clé ne m’appartenait pas. C’était comme si on m’avait privé du bonheur. C’était une fatalité. Et je ne voulais pas le voir, je le niais presque, mais à chaque fois quelque chose survenait de ma vie pour m’en convaincre encore plus. Qu’avais-je fait pour mériter ça ? Qu’avais-je pu bien pu dire ? Pourquoi étais-je résolue à vivre une vie misérable ? Toutes ces questions qui me tournaient la tête, constamment. J’étais fatiguée. J’étais fatiguée de vivre. De lutter sans relâche. Quelle était ma récompense ? Eh bien, il n’y en avait pas. Et ça, c’était lassant. Parce que je m’épuisais pour rien, finalement. « Je voulais te voir chez toi ! » Les paroles de Zachary étaient incompréhensibles, assourdies par les tumultes de la nature. En fait, je n’avais même pas envie de l’écouter. Ce n’était pas l’homme que j’aimais qui me frappait. C’était un monstre transformé par cette putain de vie. Une force, un corps. Rien d’autre. Cette image de lui me dégoutait et m’effrayait. Sa main vint prendre mon bras et plaqua ma silhouette contre le mur. A nouveau, instantanément, je sentis un déchirement venir me tordre le bas du dos. Je ne dis rien, préférant souffrir en silence. Je ne savais pas de quoi Zachary était capable. « Mais tu n'y étais pas ! » Ses explications me paraissaient être absurdes et insensées. « J'avais besoin de ta présence. » C’était donc cela. Mais cela justifiait-il cet élan de colère ? Cela justifiait-il qu’il se déchaine contre mon corps fragile ? Non, absolument pas. Il n’avait aucune bonne raison pour m’infliger ça à moi. Il n’avait pas le droit.

Et puis, dans un dernier coup, dans un dernier cri, je suffoquai, et retombai à terre, exténuée. Des sanglots éclatèrent dans la nuit noire et sinistre. Mon corps s’était éteint, il avait été trop usé, trop souillé. Je ne me sentais même plus capable de bouger tellement la douleur me consumait. Il venait de me briser en mille morceaux. « Excuse-moi ... » Spontanément, j’avais envie de lui répondre que ça n’était pas grave, mais ça l’était. Je ne voulais pas le voir. Pas si c’était pour revivre ça. Mais si je lui disais de s’en aller, alors j’étais presque certaine qu’il allait quitter Arrowsic. Et je ne le souhaitais pas, même après ce qu’il s’était passé. Je devais probablement être folle. Oui, c’était ça : je perdais complètement la tête. « Pourquoi t’as fait ça ? Pourquoi ? » criai-je, entre deux sanglots. Je ne comprenais pas. Et lui non plus, certainement. Mais ça, je m’en fichais. Je voulais qu’il dise quelque chose, n’importe quoi pour me prouver que ce n’était pas un monstre immaculé. « Je ne te reconnais pas, Zachary.. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Qu’as-tu fais pendant tout ce temps ? » J’avais beau poser des questions, je n’étais pas certaine qu’elles allaient me fournir les informations nécessaires. Je me sentais perdue. Perdue dans ce monde trop compliqué et trop grand pour moi. « Où est passé l’homme que j’aime ? Où est-il parti ? Parce que j’ai passé ses dernières années à attendre qu’il revienne, à espérer qu’il ne m’oublie pas. Et.. » J’avais beaucoup de mal à parler, encore atteinte par les coups qui m’avaient littéralement déchirés. « Et je ne veux plus souffrir à présent, alors s’il te plait, dis-moi que tu es toujours là, dis-moi qu’on pourra vivre une histoire magique et formidable. S’il te plait, j’ai besoin de ça.. » Je me noyais dans mes larmes, j’étais bien trop fragile. Mais je l’aimais, désespérément. Son retour à Arrowsic m’avait chamboulée. Je ne voulais pas qu’il parte. Même si cela signifiait que j’allais souffrir, je ne voulais plus le quitter désormais.

Spoiler: