❝ until your eyes run dry ❞
Lorsqu'elle est partieJ'ai longtemps pensé que la vie n'était qu'une succession de bons et de mauvais moments, qu'après la pluie, venait le beau temps. En réalité, la vie n'est rien d'autre qu'une série de cartes que l'on tire et avec lesquelles on bâtit un château. Parfois on a de la chance et on tire un as, et puis parfois c'est totalement l'inverse. Avec le temps notre vie se construit, le château prend de la hauteur. Je pensais que tout cela se résumait à une sorte de courbe qui montait et qui descendait selon les périodes. Je pensais qu'après les mauvais moments, les bons viendraient forcément. Je pensais naïvement que certaines choses pouvaient être acquises et que je profitais d'une certaine immunité contre des malheurs qui ne frappaient, d'après moi, que les autres : le cancer, la dépression, l'oubli, le vide, le désespoir, la peur, la mort, l'abandon. J'avais ce raisonnement si enfantin parce que je n'avais pas encore connu la chute. Lorsque le château de carte s'éffondre d'un coup et que tout ce que l'on a construit est réduit à néant.
Au débutÊtre père, c'est être lié à ses enfants pour toujours. Être père, c'est n'être plus jamais seul. Mais alors c'est quoi ce putain de sentiment de solitude ? C'est quoi ce trou béant dans ma poitrine, cette impression de vide absolu ?
Les deux petites n'ont que quelques mois et pourtant, elles lui ressemblent déjà tellement : le regard malicieux, les yeux bleu azur et les cheveux carotte. Elle étaient sensées être le fruit d'un amour immortel. Elles étaient sensées être le lien qui ne rompt jamais. En fait, elles ne sont que des petites filles pas tout à fait heureuses, pas tout à fait souriantes, pas tout à fait dociles, pas tout à fait agréables. Elles pleurent souvent, elles crient même et elles ont tout le droit de le faire. Leur mère leur manque. Ce côté du lit qui reste froid, cette tasse de café qui n'est plus jamais sur la table en face de la mienne, cette tulipe fânée parce qu'on ne s'en occupe plus... Le vide, le silence, l'absence. D'elle, il ne reste qu'une lettre. Une misérable lettre qui apporte plus de questions que de réponses, plus d'indignation que de réconfort.
La chercher, j'y ai pensé, mais l'électrochoc de son abandon m'a cloué sur place. Comment réagir ? Faut-il imposer à mes filles une mère qui ne veut pas d'elles ? Faut-il chercher à tout prix à ramener une femme qui ne veut plus être avec moi ? Je n'ai pas les réponses à ces questions.
EnsuiteRetourner à l'hôpital, reprendre le travail et être responsable. La plupart du temps absent, je laisse mes filles orphelines. C'est une véritable souffrance pour moi. Heureusement qu'il y a Madison. Heureusement que cette jeune femme de 22 ans s'occupe des jumelles comme de ses propres filles en mon absence. Le regard qu'elle porte sur ces deux petites filles, ses yeux qui pétillent, sa manière de jouer avec elles, de les border et de les embrasser le soir avant de dormir, c'est tout ce que j'attendais de Kai. Pour Madison, ça semble si naturel, si spontané, tellement normal. Et où est ma petite sirène ? Où est-elle partie ? Que fait-elle ? Qu'est-ce qui justifie que ce ne soit pas elle qui borde nos filles ?
De temps en temps, arrivent des lettres. Je reconnais son écriture. Chaque fois, l'écriture me semble un peu plus tremblante et incertaine. Je n'en ai plus ouvert aucune depuis celle du jour de son départ. Effroyable et destructrice, elle m'avait laissé brisé. Et je ne pouvais plus me permettre d'être brisé, détruit. Je devais faire face et avancer. Si ce n'est pour moi, au moins pour mes deux petites princesses. Je perçois ces lettres comme de petites bombes à retardement. Il suffirait que je les ouvre pour réouvrir toutes mes plaies et pour détruire la toute petite avancée de ma reconstruction. Alors, à chaque fois qu'une nouvelle lettre arrive, je vais la placer dans une petite boîte que j'ai caché sous mon lit. Je la conserve au cas où je trouve un jour la force de la lire ou bien si l'une de mes filles désire connaître la vérité sur leur mère.
AprèsLes gardes qui finissent toujours plus tard et l'insomnie qui me guette à mon retour à la maison me pousse à demander à Madison, un soir, de rester encore un peu. J'avais envie de discuter. J'avais besoin de discuter. Je l'avais trouvé à moitié endormie sur le canapé. Elle n'avait pas remarqué ma présence tout de suite et j'étais resté à l'observer quelques instants. J'avais été frappé d'une certaine tendresse en la voyant ainsi. Elle fait si mature, si femme lorsqu'elle s'occupe des jumelles. Elle est empreinte d'une assurance sans égale pour une fille de son âge. Et pourtant, allongée sur mon canapé, elle avait l'air d'une enfant elle aussi.
Je m'étais excusé de la retenir si tard et je lui avais demandé d'oublier ma proposition de rester un peu pour boire un verre. Mais ressentant probablement ma solitude, elle avait accepté en promettant qu'elle n'était attendue nul part.
Nous avions passé la soirée à boire et à parler. Je lui avais tout révélé de mon histoire : Kai, le cancer, les filles, tout. Elle avait écouté patiemment, puis elle avait osé poser sa main sur ma cuisse, en signe de soutien. Au petit matin, elle était encore là, allongée contre moi sur le canapé, à moitié endormie. Elle avait fini par s'envoler sur les coups de dix heures, en me lançant un « À toute à l'heure » sachant pertinemment que l'on se croiserait avant que je ne commence une nouvelle garde à quinze heures. Durant tout le reste de la journée, j'étais persuadé que cette nuit aurait changé les choses. Je ne m'étais plus senti seul. Enfin. À plusieurs reprises, je m'étais pris à révasser de sa main caressant ma joue, de goûter à ses lèvres et de renouer avec une passion que j'avais oublié. En la retrouvant le soir, j'avais forcé le destin et je m'étais jeté sur elle attendant qu'elle me repousse ou qu'elle me rende mon baiser, ou même plus encore. Elle s'était laissé faire. En fait, on aurait presque dit qu'elle l'attendait.
Aujourd'hui La peur. La panique. Le sol qui semble se dérober sous mes pieds. Gaby qui ne peut plus respirer. Ma fille qui suffoque dans son sommeil. Lorsque son enfant est en détresse respiratoire, même après plusieurs années d'expérience de médecine, on perd tous ses moyens. 911. Les urgences. L'ambulance. Les lumières crues de l'hôpital en pleine nuit. Le téléphone portable en main je compose d'abord le numéro de Madison. Elle est partie il y a quelques heures après un dîner au chandelle, elle m'avait expliqué avoir couché ma fille assez tôt parce qu'elle était fatiguée par ce qui ne semblait être qu'une mauvaise crise d'asthme. Alors que je m'apprête à appuyer sur le bouton pour appeler la jeune babysitter avec qui je partage désormais une relation ambigüe, je me ravise au dernier moment. Je remonte dans mes contacts et je m'arrête sur son prénom : Kai. Malgré tout, elle a le droit de savoir. Son départ, son abandon n'enlève pas le fait qu'elle est la mère de ces filles et qu'il se passe quelque chose de grave pour l'une d'elles. Avec une voix enrouée par les larmes qui menacent de couler, je ne prononce que quelques mots lorsqu'elle décroche :
« Gabriella vient d'être hospitalisée, je ne sais pas si elle va s'en sortir. »