« À la semaine prochaine, docteur Kierkegaard. »
« À la semaine prochaine, Doreen. »

Elle avait une vingtaine d’années et souffrait de troubles de la personnalité. C’était une patiente intéressante. Je voyais plus de gens consulter à cause de troubles du comportement que de troubles de la personnalité. Je fis un sourire à Doreen, qui ramassa ses affaires et s’en alla avec un petit signe de la main. Elle avait eu une enfance très difficile, et ça se ressentait très bien aujourd’hui.
Je posai mon stylo, me frottai les yeux et m’étirai un bon coup. Je rangeai le dossier de Doreen et mis un peu d’ordre à mon bureau. C’était le souk. J’éteignis mon ordinateur, me passai la main dans les cheveux et me levai enfin. Pour moi, c’était la fin d’une longue journée de travail. Je me sentais fatigué. Le moral ni trop bas, ni au beau fixe. Il ramassa son sac et quitta son lieu de travail. La secrétaire était encore là, et je lui souhaitai un bon week-end.
Car oui, c’était le week-end. Ouf. Enfin. Je pourrais souffler un peu. Les derniers jours n’avaient pas été faciles. Mes deux jeunes sœurs et moi étions maintenant installés à Arrowsic depuis trois semaines. Trois semaines où il fallait s’adapter, découvrir, apprendre à connaître. Ce n’était pas forcément évident. Mais Arrowsic était un village tranquille, une communauté étonnante. Je m’y plaisais déjà assez. Mais ce n’était pas vraiment le cas de Juliet. Hier encore, elle avait fait des siennes. Parfois, je ne savais pas m’y prendre. Mais j’aimais ma sœur, et je faisais des efforts.
Je devais aller chercher les jumelles à l’école. Je ne savais pas si elles auraient honte de me voir me pointer avec ma voiture devant le lycée et leurs nouveaux camarades de classe. Je me posais la question, mais j’étais incapable d’y répondre. Je verrai bien plus tard. Pour l’instant, ce n’était pas encore l’heure d’aller chercher mes sœurs. Alors j’allai me promener. Je passai un coup de fil à Celestine. Et j’allai faire les courses, histoire de ne pas retrouver le frigo à sec en rentrant à la maison. Malgré le fait que je ne me sentais pas vraiment d’humeur à cuisiner ce week-end. Viande fraîche, légumes, fromage, céréales et beurre. Je ne me souvenais plus si c’était tout ce dont j’avais besoin. J’étais habitué aux tâches ménagères, j’avais quand même dû élever mes sœurs après le décès de mes parents, mais je restais un homme. Et un homme et les courses…
Vers cinq heures, j’avais terminé de faire les courses. Je les rangeai dans la voiture, avant de prendre la direction du lycée. C’était la sortie de l’école. Une foule d’élèves s’agglutinait à la porte de sortie, une foule d’élèves se massait à l’extérieur. Je tentai d’y repérer mes petites sœurs, sans succès. Je savais que Heaven allait rentrer avec moi. Elle était encore sensible, attachée à moi. Alors que Juliet, je me demandais si elle n’allait pas me faire faux bond, si elle n’avait pas trouvé une excuse, si elle ne voulait pas sortir avec ses amis et rentrer à pied. Elle était tellement plus indépendante, et en un sens, ça me faisait peur.

Heaven mâchouillait le bout de son crayon gris, le menton posé sur sa main. Elle était accoudée à son bureau et tentait de suivre le cours de mathématiques auquelle elle assisstait. Les maths, ce n'était pas trop son truc et on avait beau lui expliquer, ça restait du chinois pour la jeune fille! Ses pieds se balancaient sous sa chaise et elle essayait de faire abstraction des bavardages de ses camarades de classes. Cette école était différente de celle où elle était avant. Sans doute plus discilplinée. En tout cas, avant, les élèves respectaient assez les professeurs pour suivre les cours ou alors pour chuchoter de façon plus discrète. D'ailleurs, elle ne fut pas surprise de voir sa soeur jumelle, Juliet, bavarder avec sa voisine, à la table juste derrière. Elles deux étaient de strictes opposées et ce depuis toujours. Juliet était la rebelle alors qu'Heaven était l'ange. D'ailleurs, Juliet y fait souvent référence en disant que son prénom qui veut dire "ciel" ou "paradis" correspond avec son caractère posé et un peu coincé. C'est vrai qu'Heaven préfère réfléchir et agir, alors que sa jumelle pense l'inverse.
Mais cela ne les empêche pas de s'adorer, au contraire. En tout cas, heureusement que Lionel est là. C'est ce que se disait Heaven tous les jours. La jeune fille se demandait comment elle ferait sans son aîné près d'elle. Auant prit leur tutelle à la mort soudaine de leurs parents, Lionel s'était montré exemplaire et courageux. Heaven l'aimait justement encore plus pour cela.
Un gloussement plus fort que les autres la tira de sa rêverie et elle soupira tout en levant les yeux au ciel. Le prof, lui, continuait son monologue interminable sur les fonctions affines et linéaires...Elle en avait sérieusement marre!

Puis la sonnerie retentit. Les élèves poussèrent un soupir de soulagement, Heaven y compris. Elle aimait bien les cours en général...Mais pas les maths. Et surtout pas en dernière heure de cours, le vendredi après-midi! C'était le plus déprimant! Souriant toute seule en pensant que c'était enfin le week end, la jolie brune se leva et rassembla ses affaires avant de sortir de la salle. Cela faisait à peine deux semaines qu'ils étaient installés et que les filles allaient dans cette nouvelle école. Donc, on ne pouvait pas dire qu'Heaven s'était fait des amis. Pas aussi vite. Bien sûr, elle parlait avec des filles, mangeait même avec elle, mais il faudrait un peu plus de temps avant qu'elle ne les qualifie d'amies.
Debout devant la salle, Heaven attendit Juliet qui arriva quelques secondes plus tard. Elles n'eurent besoin que de se regarder et partirent en direction de la sortie.

"Lionel est censé venir nous chercher. Tu rentres avec nous?"

Sa soeur se contenta d'hausser les épaules et Heaven n'insista pas. Juliet était fière et libre. Elle ressentait toujours le besoin de faire ce qu'elle voulait et souent d'une façon assez violente.

"Comme tu veux", se contenta-t-elle de dire en poussant les portes du lycée.

Une fois dehors, Heaven chercha son grand frère du regard. Mais il y avait tellement de monde devant elle que c'était assez dur de répérer quelqu'un en particulier. Soudain, un immense sourire étira ses lèvres quand elle vit enfin la voiture de Lionel, un peu plus loin. Un sourcil arqué, elle se tourna vers Juliet et dit simplement:

"Si tu ne veux pas venir avec nous, viens au moins lui dire bonjour, ça ne va pas te tuer!"

Sa phrase n'était pas dite méchamment, mais avec une voix étonnemment douce et posée, comme toujours quand Heaven parlait. N'attendant pas de réponse particulière, l'étudiante couru jusqu'à la voiture et ouvrit la portière avant de s'engoufrer à l'intérieur.

"Salut!", s'écria-t-elle en abandonnant son sac sur le siège arrière. "Merci d'avoir attendu!"

Puis elle se pencha et embrassa Lionel sur la joue avant d'atrapper sa ceinture de sécurité.

J’avais passé une semaine et une journée fatigantes, et j’avais hâte de retrouver mes petites sœurs. Je devais aller les chercher au lycée. Leur nouveau lycée. Je leur demandais pratiquement tous les jours comment elles s’en sortaient, à l’école. Je savais que Juliet n’avait aucun problème pour se faire des amis : elle était de nature plutôt extravertie. Je savais aussi que Heaven prendrait plus de temps, qu’elle était plus réservée, mais qu’elle aurait en fin de compte des amis de qualité. Je me faisais souvent du souci pour mes petites sœurs. Pour Heaven, parce qu’elle était plus fragile. Et pour Juliet, parce qu’elle se fourrait toujours dans des plans et des ennuis impossibles. Elles étaient si différentes. Il en avait toujours été ainsi. Je savais que ce n’était pas facile de débarquer dans une nouvelle ville. Je m’en rendais bien compte. Mais Heaven avait accepté sans problème, alors que Juliet avait fait quelques difficultés. Mais bon, j’en avais l’habitude.
J’attendais dans ma voiture, devant le lycée. Il y avait pas mal de monde, des lycéens tous plus déchaînés les uns que les autres, heureux d’être en week-end. J’eus un sourire à la pensée de mes propres années lycée, dix ans auparavant. Là, je n’osais pas sortir. Je me contentais de les chercher des yeux. Et puis, les jumelles repéreraient sans problème ma voiture, j’en étais certain. Et j’avais raison. Quelques secondes plus tard, la portière du côté passager s’ouvrit brusquement et Heaven s’engouffra à l’intérieur de la voiture. Mon visage s’éclaira d’un grand sourire. Heaven, toujours de bonne humeur, toujours gentille avec moi. Elle abandonna son sac sur le siège arrière, me remercia de l’avoir attendue, et m’embrassa sur la joue avant de mettre sa ceinture. J’étais content de la voir après une longue journée. Je tenais tellement à mes petites sœurs !

« Mais de rien, voyons, petite sœur chérie. »

Notre passé familial n’était pas simple. Nous avions perdu nos parents, et j’étais devenu le tuteur légal des jumelles. Je m’étais toujours efforcé de m’occuper de mes sœurs, de leur lire des histoires, de les aider à faire leurs devoirs, de les câliner… Mais depuis, j’étais encore plus affectueux, encore plus présent, j’essayais tant bien que mal de compenser. C’était plus facile avec Heaven. Mais bien sûr, je les aimais autant l’une que l’autre. Bien que je m’entende mieux avec Heaven.

« Où est ta sœur ? Laisse-moi deviner, elle ne rentre pas avec nous. Elle a prévu de sortir avec des amis ce soir et de rentrer d’elle-même ? »

Je ne disais pas ça méchamment. J’avais juste l’habitude que Juliet soit ainsi. Je ne lui en voulais pas. Mais j’avais bien envie de passer un moment avec mes deux sœurs, et parfois, elle ne faisait pas vraiment d’efforts. Mais c’était Juliet, on ne la changeait pas. J’adressai à Heaven un petit sourire d’excuse. Après tout, peut-être que Juliet était en retard, je laissai au moins le soin à Heaven de répondre.

Heaven sourit à Lionel. Bien qu'elle soit presque majeure, elle n'avait aucune honte à se venter d'être proche de son frère. Ce n'était pas que son aîné, c'était son modèle. La seule figure masculine qui restait de la famille complètement décomposée, destructurée. Heaven n'osait même pas penser aux choses qu'il avait été obligé de sacrifier et d'endurer pour les élever, elle et sa soeur et faire en sorte qu'elles soient heureuses. Le sourire de la jolie brune s'effaca quand elle entendit son frère lui demander où était Juliet et eu le reflèxe de regarder dehors. Elle ne voyait personne arriver et se doutait que sa soeur ne viendrait sûrement pas. Alors Heaven haussa les épaules tout en se mordillant la lèvre inférieure. A vrai dire, Heaven était assez gênée du comportement de sa jumelle. Ok, elle était rebelle, ok elle était libre...Mais ce n'était pas une raison!

"Je suppose. En ce moment, elle ne me dit pas grand chose. Mais je l'entendais parler avec sa voisine, en cours de maths. Peut-être qu'elles avaient prévu de sortir."

Un ange passa et Heaven passa une main dans ses longs cheveux bruns.

" Tu sais comment est Juliet! Elle reviendra quand elle voudra. "

Puis elle sourit et dit d'un ton malicieux:

" Mais moi j'ai rien de prévu...Donc, on dirait que tu devras me supporter! "

C'est sûr que ça pouvait paraître un peu triste qu'une jeune fille de dix sept ans reste à la maison un vendredi soir au lieu de sortir ou de s'amuser...Mais ça convenait à Heaven. Passer une soirée avec Lionel était plus important que tout le reste, à ses yeux.

"A moins que tu ne fasse déjà quelque chose de te côté!"

Même si elle avait du mal à se faire des amis et à sortir de sa maison pour le moment, Heaven espérait que Lionel puisse profiter un peu de leur nouvelle vie! Et si pour cela, il devait sortir s'éclater un peu, elle le pousserait avec un bon coup de pied aux fesses si il le fallait!

"D'ailleurs je ne t'ai pas encore demandé...Comment ça se passe à ton boulot?"

Heaven aimait bien quand son frère lui racontait ses journées, sans rien dévoiler de très important, évidemment!
Elle lui sourit, le regardant démarrer la voiture pour partir, attendant une réponse quelconque.