Chapitre 1 ★ « scrude you »« Je te demande pardon ? Que viens-tu de dire ? » Mes épaules s'affaissent, ma bouche se tord en une grimace contrite. Non, non je ne veux pas de ça. Pas de drame, pas de scandale. Les poings serrés de ma mère me disent pourtant que j'y aurai droit, que je le veuille ou non. Une veine palpite sur la tempe de mon père, qui est là, assis à ses côtés sans rien dire. Qu'attend-t-il pour se mettre en colère ? Il est toujours le premier à vous adresser une tendresse, mais le premier aussi à entrer dans une fureur noire. Ses yeux baissés sur son assiette me sont cachés. A quoi pense-t-il ? C'est lui que je regarde lorsque je réponds à ma mère, d'une petite voix, douce, presque peureuse.
« Tu as bien entendu, s'il te plait ne rend pas les choses plus compliquées qu'elles ne le sont... » Mon regard prévenant vient appuyer mes propos. Je regarde cette femme belle malgré l'âge, sophistiquée et tirée à quatre épingles, serrer les dents et détourner les yeux de mon visage. Fille indigne. Ses lèvre s'agitent trop vite, les mots sortent en un flot de reproches. Chacun d'entre eux me va droit au cœur. Dieu que ça fait mal.
« Pourquoi tu ne peux pas faire ce que l'on attend de toi, Velvet ? Tu trouves ça trop difficile d'être quelqu'un de bien ? Tu te prends pour une de ces gamines pseudo-rebelles de basse catégorie ? Tes études ont été une trahison, et tu as continué avec tes stupides histoires d'associations caritatives... Tu sais, aider les gens pauvres tout ça, c'est très bien mais enfin. Ton voyage en Afrique, n'en parlons même pas, tu sais très bien ce que j'en ai pensé... » Ses longs doigts manucurés lâchent les couverts, et viennent trouver le paquet de cigarettes qu'elle dissimulait soigneusement dans une poche de pantalon. Le boitier en argent s'ouvre, sa main vient caler une barrette de tabac entre ses lèvres maquillées. Mon voyage en Afrique n'a rien été d'autre qu'une énorme bouffée d'air frais. Partir, m'éloigner des choses bassement matérielles dans lequel nous sommes trop souvent plongés. Son incompréhension me blesse, mais rien n'y fera ; ma mère est telle qu'elle est, arrogante et supérieure. Je retiens ma respiration, mes mains sous la table. Je n'ai plus faim. Mes ongles raclent le vernis transparent apposé soigneusement sur mes ongles. J'ai de nouveau l'impression d'avoir dix ans, et de me faire gronder méchamment par mes parents après avoir fait une stupide bataille de craie avec mes sœurs. C'est ridicule.
« Tu sais, » commence-t-elle en expirant une longue bouffée de fumée âcre,
« je ne pensais pas que te me décevrai à ce point. » « Maman... » La trahison est trop grande. Une mère ne devrait pas avoir à dire de telles choses à sa fille.
« Assez. » Nous relevons les yeux toutes les deux. Mon père a parlé, de sa voix ferme et autoritaire. Oui, c'est assez.
Chapitre 2 ★ « i'm free fallin' »Le vent froid et sec me mord les joues, rougissant ma peau à des endroits disgracieux ; j'ai une tête de clown, avec ce nez et ces joues écarlates. Je me cache du mieux que je peux dans une grosse écharpe, les épaules remontées jusqu'aux oreilles. Mes pas claquent sur le bitume, et je slalome entre les passants, nombreux à cette heure de la matinée. Je revois en pensée le visage désolé de ma sœur, celle pour qui je donnerais certainement ma vie. La situation est tellement tendue que je me vois dans l'obligation de fuir, lâchement certes, pour conserver mes convictions intactes. Je crois en ce que je fais, je crois au bienfait des associations caritatives et je me refuse à reculer devant l'adversité, quand bien-même viendrait-elle de ma propre famille.
Je faillis heurter les portes vitrées automatiques quand je passe le pas du supermarché, l'odeur froide et humide des rayons de congélations me happant comme un filet sensoriel. C'est encore plus désagréable que de marcher sous la pluie. J'ai toujours détesté les supermarchés, à vrai dire, mais l'association a besoin de moi dans l'immédiat ; une course rapide, qui ne me coûte pas grand chose hormis un petit peu de mon temps. De l'alcool à 90%, des piles et de nouvelles ampoules, et des visses pour réparer les étagères de l'arrière-cuisine. Je sors mes mains gelées de mes poches, tenant la liste au creux de la main. Pas de temps à perdre, la file d'attente est longue et on a encore grand besoin de moi aujourd'hui. Je me dirige directement vers un vendeur, en quête de renseignements.
« Excusez-moi ? Où pourrais-je trouver des ampoules à économie d'énergie s'il vous plait ?... » je relève les yeux, vers cet homme que j'ai interrompu en plein travail, certainement. Du moins le pensais-je. Plusieurs informations périclitent dans mon cerveau ; la première ? Ce n'est pas un vendeur. La seconde ? Qui que ce soit, son regard a ce quelque chose de gênant et de terrifiant, dans le sens où je me trouve dans l'incapacité de réagir aussi vite qu'il le faudrait à ce petit froncement de sourcils significative qu'il m'adresse. La dernière ? Je suis une idiote, qu'est-ce qui me prend ? Ferme donc la bouche.
« Vous devez vous tromper, je ne travaille pas ici.. » me répond-il avec un léger sourire. Je triture la liste que j'ai dans la main, danse d'un pied sur l'autre.
« Pardonnez-moi, ce n'était pas volontaire. Je... Je vais chercher toute seule, merci. » Me voilà qui tourne les talons, rougissante et honteuse de cette méprise. Je m'apprête à tourner dans le rayon le plus proche en quête d'un vrai vendeur, le visage de l'inconnu en arrière-plan, quand ce dernier m'interpelle de nouveau.
« Attendez, je crois que les ampoules se trouvent juste là... et, je peux vous inviter à prendre un café ? » Un soleil a pris la place de mon cœur, une armada de papillons s'est emparé de mon ventre. Et ils s'agitent, réchauffant mon corps tout entier, qui baigne dans une lumière chaude et dorée. Ce type, je ne connais même pas son prénom. Et pourtant, je
sais.
Chapitre 3 ★ « life doesn't have to be so complicated »J'ai envie de croire à ses mensonges, de ressentir encore éperdument l'amour que j'ai pour lui. Il est là, toujours en moi, mais craintif, timide. Cette histoire de bague... La confiance que j'ai en lui en prend un coup. Je ne me sens pas trahie, ni même offusquée. Rien de ce genre. Je suis simplement habitée par un malaise croissant, dérangeant. Je ne veux pas douter. Le doute n'a pas son pareil pour gangrener le bonheur conjugal. Je ne veux pas de ça pour nous, je crois sincèrement que nous méritons mieux. Mais que fait-il ? Que se passe-t-il ? Un bel objet, élégant, qui me corresponde. Qu'est-t-il donc allé chercher. J'ai simplement souri, j'ai embrassé sa joue. Et je suis sortie. Lâchement.
Deux mois que nous sommes ici, à Arrowsic. Deux mois que j'ai décidé de le suivre, quittant ma ville natale, ma famille et tous mes points de repère. Je pensais avoir fait le bon choix, je pensais que son bonheur suffirait au mien, et à présent, il m'arrive de le regretter. Un sentiment amer de déception et de frustration : celle de ne pas comprendre. De ne pas saisir ce qu'il se passe. Quelque chose a changé, je le sens, viscéralement. J'ai peur de le perdre définitivement. Serait-ce possible ? Pourrions-nous laisser la situation refroidir encore un peu plus, jusqu'à perdre ce que nous avons construit ces deux dernières années ? Je me souviens encore de cet instant où l'espoir de me voir unie à lui se réalisa. Sa demande en mariage, assez pure et irréelle pour que je me repasse ce moment de ma vie comme un film en me demandant si nous avons réellement vécu ceci. Comme une bulle de bonheur comprimé que l'on éclate pour la laisser déverser son contenu librement, tout autour de nous. Les effets se dissipent doucement, à présent. J'ai toujours pensé que les conversations pouvaient résoudre tous les problèmes, encore faudrait-il que j'arrive à faire ce pas vers lui. Hors, quelque chose me retient. Ces putains de doutes.
Mes coudes me font mal, à force d'être posés sur ces barrières inconfortables. Mon dos aussi me fait souffrir, et j'ai la nuque raide d'être restée pensive si longtemps, oubliant ce que j'étais venue faire : regarder mon fiancé en plein travail. En cet instant, il est occupé à expliquer je ne sais quoi à ses jeunes, et je suis là, à me morfondre sur cette vie de couple évanescente. Je pousse un soupir, me redresse et croise les bras sur ma poitrine. Ça ne sert à rien de rester.
Chapitre 4 ★ « take a walk on the wild side »Je suis perdue. Totalement perdue, et putain, qu'est-ce qu'on s'en fout. Je me sens mal. Jamais je ne me suis sentie aussi mal. J'aurais voulu une clope, alors que je ne fume pas. Un verre de vin pour faire passer ce malaise. J'aurais accepté un rail de coke si on m'avait proposé. Mais personne pour me proposer. A quinze heures, dans un salon de thé quasi désert dans un bled aussi paumé qu'Arrowsic, personne ne deale de coke. La tête posée sur ma main droite dans une posture boudeuse, je regarde la pluie tomber contre la vitre, goutant au désespoir des jours « sans ». Il y a deux heures, Chaz est venu rendre visite à Reev. Son meilleur ami, qui pourrait avoir au moins la décence de m'accepter. N'est-il pas sensé vouloir le meilleur pour Reev ? Ou peut-être que c'est le cas, et que précisément, je ne suis pas ce qu'il convient à monsieur. Mes dents se serrent, et une furieuse envie de geindre comme une enfant me prend. Chaz sait des choses que je ne sais pas. Il n'est pas fiancé à Reeven et pourtant, il sait tout de lui, de ce qu'il se passe dans sa tête, derrière ses beaux yeux qui m'ont un jour appartenu. Cruelle désillusion. Je dégueule sur la facilité des sentiments, et surtout, l'évidence avec laquelle ils évoluent, jusqu'à vous en rendre malade, à vous donner le tournis. Ma main pioche mon téléphone dans la poche de ma veste, et je compose machinalement le numéro de ma sœur. Deuxième sonnerie, elle décroche.
« Allô ? » Je suis dans l'incapacité de sortir un mot. Desserre les dents, bon sang, demande-lui comment elle va, fais-lui la conversation. De toute façon, tout ce que tu veux, c'est t'en aller, vivre un peu la vie de quelqu'un d'autre pendant un temps. Alors, quoi de mieux que celle de ta sœur ? Fais-lui te raconter comment ses soirées sont folles, excitantes, comme les mecs bavent sur son petit postérieur. Même si t'a pas envie de savoir.
« Velvet ? » « Salut. » Salut ? Je lâche un rire amer. Ridicule, lamentable. A vos dégouter de vous-même. C'est ma sœur nom d'un chien.
« Qu'est-ce qu'il se passe ? » aucune réponse, je me mords les lèvres. La voix de ma sœur me fait un effet bœuf. J'ai envie fondre comme un sucre sous la pluie.
« Tu es toujours à Arrowsic ? Velvet, pourquoi tu m'as appelée ? Je suis en pleine conférence, il faut que j'y retourne.. » « Oui je suis toujours à Arrowsic. Et je crois que je me sens mal. » Elle ne sait rien de mes fiançailles, de l'amour inconditionnel que j'ai pour mon futur mari, ni de la brume qui entoure notre couple. A vrai dire, nous n'avons jamais été proches, jamais, et pourtant, je me sens dans le besoin irrépressible de l'avoir à mes côtés. Ma gorge se serre.
« Oh Velvet. Sois patiente, je te rappelle bientôt... On va se voir. » Je n'en crois pas un mot, mais je souris quand même. Mais l'illusion ne suffit plus, ces derniers temps.
Chapitre 5 ★ « you got me on my knees »Je suis happée comme une plume par une bouche d'aération. Le geste n'a rien de doux ni de délicat. Il fait mal, il tord. Mon poignet me fait souffrir, raison du petit cri offusqué qui sort d'entre mes lèvres. On me dévie de ma trajectoire, on m’empêche de retrouver l'homme que j'aime, d'essayer d'arranger le fatras sans nom dans lequel je suis. Oui, j'étais déterminée à le faire. Il faut croire que le destin n'est pas pour un arrangement, pour un compromis, encore moins pour une discussion constructive entre adultes vaccinés et responsables. On me colle brutalement contre un mur, dans l'angle d'une rue qui n'est même pas déserte. Je ne saisis pas totalement ce qu'il m'arrive, juste deux grandes mains posées sur mon corps raidi par la surprise ; une sur l'épaule, l'autre sur ma joue. Puis un baiser, profond et langoureux, de ceux qui vous prend aux tripes et qui vous emmène quelque part, dans une contrée lointaine où les simples petits gens qui mènent une vie tranquille n'ont pas accès. Je faisais partie de ces gens là. Mon cœur s'emballe alors que mon esprit demeure désespérément vide. Un sursaut, puis plus rien.
« Merci jeune femme. » J'ouvre les yeux sur celui qui a osé me faire une chose pareille. Me remuer les tripes de la sortes, ce n'est pas humain. Un homme brun est posté devant moi, dans une attitude parfaitement...
normale. Dans le sens où il n'a pas l'air d'un type qui vient de rouler un patin à une inconnue. J'en reste sans voix. Pendant une, puis deux, trois secondes.
« Mais qu'est-ce qui vous a pris ? » Je finis par ressentir enfin quelque chose, qui vient supplanter la stupéfaction. Une putain d'envie de rire, et une colère chaude et douce. Douce, oui. Je suis ramenée à la vie. Qui est donc ce grand manitou ?
« Enfin quelque chose que l'on peut se permettre de ressentir pleinement, avec autant de joie qu'un baiser devrait en procurer. Ne trouvez-vous pas que l'on embrasse rarement comme il le faudrait ? Toutes ces petites embrassades futiles... Dieu que c'est ennuyeux. Sur ce, passez une bonne journée, charmante dame. » Mes yeux écarquillés suivent cette silhouette quitter la rue, puis disparaître parmi les passants disparates qui n'ont certainement rien vu de ce qu'il vient de m'arriver. Je crois déjà avoir rêvé. J'ordonne à mes jambes tremblantes de se mettre en marche pour me ramener chez moi, auprès de... De mon fiancé. J'ai un fiancé. Il a fait mouche, l'homme sans nom.