« Mattia, relève ta tête de raquette et concentre-toi un peu! » Au fond du cours de tennis, Mattia Jarvis soupira légèrement. Cela faisait maintenant quatre fois qu'il ratait une balle aussi simple que celle-là. Il la mettait hors du cours, dans le filet, ou bien à l'opposé du petit carré. Son entraineur, Terry McCawley criait après lui, lui demandant un maximum de concentration. Il lui relança une balle, simple, mais d'une extreme rapidité. Mattia courut, s'arrêta net, prit encore une fois ses appuis, et d'un magnifique revers envoya la balle droit devant lui. Terry jura, prit une autre balle qu'il lança à toute vitesse sur son élève qui, l'évita de justesse. « Bon sang, Mattia! Je ne veux pas que tu l'envoies en ligne droite! Je la veux en diagonale, le long de cette ligne, bordel! » Quand Terry lui balançait une balle, tel un boulet de canon pour l'atteindre, c'est que le jeu de Mattia était vraiment pourri. « Tu ne seras jamais prêt pour la semaine prochaine! Tu veux le jouer ou pas ce match? Si tu n'as pas envie, t'as qu'à le dire directement! On arrêtera de perdre notre temps! » Mattia soupira, souleva son T-shirt de tennis, et s'essuya un coup le visage. Il avait une folle envie de claquer sa raquette de tennis contre le sol. Le regard qu'il lança à son coach était rempli de désolation. « Bien sûr que si, j'ai envie de le jouer! » Il passa sa main gauche dans ses cheveux qu'il ébouriffa, en cherchant loin sa respiration. Terry l'observa un instant, essayant de se calmer. Chacun regardait l'autre; l'un de dépit, l'autre de désolation. « Okay, on recommence demain après-midi, à ta sortie des cours. » Mattia s'empressa de rejoindre son banc. Une fois assis dessus, il prit une bouteille d'eau et but. Terry se rapprocha de lui « Mais fais moi plaisir Mattia, repose-toi. » lui dit-il avant de lui coller une claque amicale sur l'épaule. Sur ce, Terry s'en alla, laissant Mattia, seul, sur le cours. Il rebut une gorgée de sa bouteille, et releva la tête vers la sortie; son beau-père était là, et l'attendait.

Nul doute que s'il n'avait pas été aussi bon au tennis, Mattia Jarvis se serait sauvé d'Arrowsic. Mais c'était l'enfant espoir du club; il accumulait match sur match, jouait dans la cours des grands, et dégoûtait ses adversaires par son audace et ses coups tordus. Il le savait; il était un petit Dieu du tennis. Et il rêvait qu'un jour, peut-être il pourrait vivre de sa passion. Il espérait obtenir une bourse d'études pour une grande faculté, et leur montrer son talent. Et ce n'était pas en fuyant A. qu'il réaliserait ses rêves.

« Qu'est-ce que t'as encore fait? » C'était par ces mots que son beau-père l'accueilla à la sortie du club. Un coup d'oeil vers lui, et Mattia sut de suite qu'il était déjà furieux. Furieux avant même qu'il n'ait eu le temps de le mettre en rogne. « Rien du tout. » répondit-il, passant à côté de lui pour rejoindre au plus vite la voiture « Pourquoi il t'engueulait alors? » Pourquoi un entraineur de tennis pouvait gueuler, à ton avis? Il avait envie de le lui hurler en pleine figure. « J'ai mal joué, c'est tout. » Le jeune garçon attendit qu'il ouvre automatiquement la voiture pour ouvrir la coffre et y glisser son sac. Il se détourna, avança à sa place et s'engouffra à son tour dans la voiture. Il n'était pas assis qu'il l'entendait déjà râler. « j'espère que ce n'est que ça. » Il ne comprenait rien. Rien à rien. Il était bête comme ses pieds, il était aussi idiot qu'une bestiole. Parfois, Mattia se demandait s'il n'avait pas le QI d'un chien. Il avait l'impression que même deux plus deux révélaient d'une dure difficulté pour son beau-père. « J'espère que ce n'est que ça. » Ces mots résonnèrent dans sa tête. Ce n'est que ça? Il jouait mal au tennis, et ce n'était pas grave? Il lui manquait sérieusement une case dans son cerveau. « Pourquoi t'es venu me chercher si ça t'emmerdait tant que ça? » Son beau-père lui jeta un coup d'oeil -furieux, cela va de soit-. « Ta mère me l'a demandé, et arrête de me parler comme ça ». Bien sûr.. Mattia posa son coude contre la portière, et sa tête s'enfouit sur la paume de sa main. Le voyage jusqu'à la maison allait être long, très long..

Il détestait son beau-père. Il le haïssait énormément. Il avait envie de lui hurler à la figure ces quatre vérités. Il avait envie de lui cracher dessus, de le pousser, de le jeter au sol. Quand il était sur un terrain de tennis, il était enfin libre de son emprise. Quand il était allongé sur son lit, et qu'il posait sa main sur sa brûlure sur son ventre, il se l'imaginait à la place de son père. Il aurait aimé le voir allongé sur ce lit d'hôpital. Il aurait pris son pied à le regarder basculer petit à petit vers le trou creusé pour lui. Il aurait préféré le voir cracher son sang comme son père l'avait fait. Il l'imaginait lever la main, une dernière fois. Devant son père, Mattia avait serré sa main très fortement dans la sienne, puis il avait enfouit son visage dedans, et pleuré toutes les larmes de son corps de bambin. Là, il l'imaginait lever sa main une dernière fois, avoir peur une dernière fois, et puis, sentir dans son dernier souffle la liberté retrouvée. Mais évidemment, cela n'était qu'un rêve, un rêve de plus dans son esprit d'ado.
Personne n'imaginait un instant que cet homme, si respectueux, si dévoué envers la société n'était qu'un monstre. Dans la bouche des gens, il était un homme fabuleux, capable de surmonter sa peur pour sauver des vies perdues parmi des flammes. Comme ce terrible jour du 11 septembre 2001. Il était à New York encore à cette époque, et "oh, il a eu le courage d'aller aider". Tu parles... A chaque fois que Mattia entendait les gens dire du bien de son beau-père, ça lui écorchait les oreilles. Le héros, ce n'était pas lui. Le héros, c'était son père, son vrai père. Celui qui avait combattu le cancer avec un optimisme qui écoeurait les médecins. Lui, il avait le droit d'être un héros. Il avait perdu sa guerre, mais il avait gagné des batailles; il avait réussi à gagner quelques mois supplémentaires. Comme tout ces soldats morts en Afghanistan, Irak ou ailleurs; ils étaient des héros. Son père, lui aussi en était un.
Et sa mère aussi était une héros. D'origine italienne, elle avait eu l'honneur de choisir comme époux, un futur héros. Elle l'avait senti se fatiguer. Elle l'avait senti perdre du poids. Elle avait appelé le médecin. Elle l'avait soutenu. Elle l'avait soigné. Et elle avait séché ses larmes, quand, deux heures avant de mourir, il lui avait dit être « fier de la famille qu'ils avaient fondé. ». Elle avait pleuré. Et d'une certaine manière, elle était morte, avec lui, ce matin du 29 Juin 2003.

Eux, c'était des héros. Pas lui.

C'était ça, la vie de Mattia. Il était pris entre le fantôme d'un père génial et trop gentil, la souffrance d'une mère éteinte depuis la mort de son ancien mari, et l'esprit d'un beau-père alcoolique et violent. Alors oui, il n'avait pas honte de l'avouer; il aimerait fuir Arrowsic. Mais il ne pouvait pas; il ne voulait pas qu'un de ses rêves soit gâché, il ne pouvait pas lâcher à jamais sa raquette de tennis. Alors, il restait là, à la tenir fermement par le manche, et à emmerder son beau-père le plus possible. Parce que ça aussi, malgré tout les risques, c'était une de ses passions.