this is where we're meant to be



C'était une soirée ordinaire, des vacances de l'autre côté de l'Atlantique, une chambre d'hôtel à la lumière légèrement tamisée, aux murs pâles et aux rideaux soyeux ; une chambre qu'Ethan et Elizabeth partageaient, car ils étaient inséparables. Frère et soeur dont l'entente était sublime, qui faisait presque des envieux : des parents exaspérés par leurs enfants qui se chamaillaient sans cesse, fatigués de leur entêtement ; des amis qui rêvaient de cesser la rivalité fraternelle qui s'était instauré depuis trop longtemps à leur goût. Et ils avaient en face d'eux Elizabeth et Ethan, qui avaient tout pour eux, ne nous mentons pas. Une enfance sans malheurs et plutôt aisée, des parents ambitieux, peut-être trop parfois, des qualités personnelles inévitables qui les avaient tous les deux menés à de grandes études, lancés dans la même voie, celle qui aide les autres, celle qui répare les blessures et soulage les douleurs. Se vouer à des patients inconnus et être finalement incapable de prendre soin de soi, ne serait-ce qu'un peu. Savoir d'où vient le mal, et refuser toute sorte de traitement, la douleur étant un compagnon idéal, celui qui ne laisse jamais seul, toujours là, tapis quelque part sous les ruines de votre conscience, qui surgit et vous abat.

« Ethan, où est-ce que t'as foutu le t-shirt ?
- Hein ? Mais de quoi, quel t-shirt ?
- Mais le grand, le blanc, celui avec des poussins et avec California dessus là, tu sais !
- Il est sous ton oreiller Eli.
- Ah oui, lance-le moi.»

Elle s'était juste changée, troqué ses habits du jour pour un t-shirt informe avec des volatiles d'une couleur si peu appréciée par son frère, et à ce moment là, elle ne se doutait pas de la bombe à retardement qu'elle avait en face d'elle. Jambes nues délicates et taille marquée, chevelure d'ébène qui s'éparpillait sous ses gestes gracieux, légère marque des côtes qui se révélait sous ses bras tendus. Dieu qu'il avait envie de mourir à l'idée de la voir de cette façon. Ce n'était pas tant sa peau nue qui était dérangeante, c'était l’œil avec lequel il la voyait. Combinaison redoutable qui condamnait Ethan à l'Enfer, aller simple sans la moindre chance de s'en sortir. Il s'était collé à elle en un battement de cils, baiser forcé et mains serrées contre ses épaules qu'il ne lâchait plus. Mélange féroce entre une douceur inouïe et une passion débordante ; des cris étouffés, signes de l'incompréhension qui la dominait, sous les caresses qui devaient sans doute être aphrodisiaques mais qui s'étaient révélées sans saveurs sous l'effet de la surprise. Elle se débattait vainement, sans réelle conviction ; elle était frêle, elle était faible. Physiquement et moralement, l'envie de se jeter corps et âme dans l'invitation incestueuse qu'il lui proposait. Phalanges aventureuses qui parcouraient son corps anesthésié, quelques gestes encore forcés, mais qui annonçaient bientôt l'abandon total. Progressivement, elle retrouvait ses sens, souffle chaud enivrant, sans doute trop. Elle avait abandonné ses gestes amples, arrêté de gigoter furieusement, et s'était calmée pour répondre à son baiser, pour s'enliser encore davantage dans cette folie. Ses bras avaient perdus de leur rythme mécanique, retrouvés leur souplesse et entourait le corps d'Ethan.
Soirée qui aurait vraiment dû être anodine, mais qui était désormais ancré profondément, sur leur esprit, sur leur morale bafouée, sur leurs chairs affamées. C'était la chute du mur de Berlin, l'effondrement de l'empire soviétique entier, c'était le symbole de la fin, la dislocation du monde somptueux avec lequel ils avaient réussi à berner tout le monde. Inceste.

Je ne sais pas ce qui m'a pris. Je ne sais pas ce qui lui a pris.
Je ne me sentais pas capable de le regarder droit dans les yeux après, lui demander si ça allait, s'il voulait qu'on en parle, s'il voulait plutôt de la confiture aux abricots ou à la fraise sur ses tartines, s'il y avait une raison quelconque derrière tout ça, si ce n'était qu'une pulsion, ou si c'était bien plus intense. Je ne voyais pas tenir avec une conversation bouleversante avec lui, sans doute parce que je ne tenais pas à connaître les réponses. Je ne savais pas, et je ne sais toujours pas ce qu'il y avait de mieux : baiser fougueux et délicieusement abjecte qui ne répondait qu'à une curiosité malsaine, ou véritable passion indécente qui répondait... à un sentiment bien plus malsain ? On s'était bêtement enfermés dans un silence meurtrier : il voulait sans doute que j'aille vers lui, et moi je n'attendais que ses mots rassurants.
Trois semaines. Trois semaines de regards qui se fuyaient ; et de dégoût qui augmentait sans cesse. Et si ce n'était plus de l'amour fraternel ? Parce que si on regardait les faits, tout semblait assez clair : un abandon total sous ses phalanges habiles, caresses suaves au bout des lèvres qui m'avaient réellement rendue folle. J'aimerais me persuader qu'il n'y a rien derrière tout ça, mais je ne peux pas. Il est constamment là, pire qu'une obsession, il me ronge toutes mes pensées, toutes mes idées, toutes mes paroles, tous mes silences. Inceste. Cette idée s'installait progressivement dans ma tête, tout comme le désir sceller nos lèvres encore une fois, respirer son odeur jusqu'à en étouffer, glisser mes doigts le long de son échine, ressentir chaque pulsation, chaque souffle. Désir si profondément ancré qui s'était exécuté : respiration courte, cheveux en bataille, baisers et caresses aphrodisiaques sous lesquelles je me laissais aller. Mais ce n'était pas Ethan, juste quelqu'un, sans importance, dont le nom m'échappe aujourd'hui. J'ai toujours détesté ces filles qu'Ethan séduisait en deux temps trois mouvements, avec son sourire écorché et sa voix brisée, qui se donnaient corps et âme par la suite - enfin, surtout le corps ; et pourtant, je m'étais offerte à cet inconnu, comme toutes ces pestes. Mais c'était le mauvais moment, le mauvais endroit, réunion de mauvaises circonstances, et Ethan avait débarqué en furie, pour arracher mon amant d'infortune et l'éjecter hors de la maison. Trois semaines que j'avais considéré comme insupportables, mais qui n'étaient rien comparées à ce qui m'attendait. Injures, encore et encore rythmaient mes journées après ça, grossièretés jusqu'à ce qu'il en perde la voix, insultes qui s'imprimaient et se répétaient à force. Mais il ne me laissait jamais le temps de me lasser, trouvant de nouvelles tournures les plus infectes les unes que les autres à me balancer. Des mois à subir ses sautes d'humeurs, ses pulsions odieuses, des mois à voir s'effriter sous mes yeux le beau souvenir d'une relation idyllique, des mois qui semblaient s'éterniser et durer des siècles entiers. Et je le détestais autant que je l'aimais. Combinaison fatale qui me menait droit à la chute. Je me croyais capable d'endurer le quotidien qu'il m'avait imposé, avec le naïf espoir que tout redevienne comme avant, qu'il s'épuise un jour et décide de s'arrêter. Je n'attendais même pas des excuses de sa part ; je voulais juste qu'on arrête toute cette putain de comédie, et qu'on retrouve notre complicité. Mais c'était sans doute trop demandé, et Ethan redoublait de force et de méthode dans le choix des mots à employer, plus blessants à chaque fois, il savait où viser, et atteignait sa cible à tous les coups. Alors je suis partie. Je ne sais pas ce que j'avais vraiment en tête à ce moment là, je ne sais même pas comment j'ai fait ça. Je suis partie sans rien lui dire, avec la certitude que ça ira mieux après. Quelques mois après, quelques années après, ou jamais. J'espérais tracer un trait sur toute cette histoire, garder les bons souvenirs de mon frère plutôt que la dernière injure qu'il m'avait trouvée. L'ignorance m'a mené jusqu'ici : je ne savais pas comment allaient être mes journées, ni mes nuits, je croyais comme une idiote que la distance et le temps sauraient réparer les blessures. Et j'avais tort d'y croire, parce que ni le temps, ni la distance n'ont su cicatriser mes plaies : elles se sont montrées plus vives, plus douloureuses. Journées moroses et nuits agitées, j'étais prête à exploser. Il me manque, Dieu comme il me manque, mais je suis à Arrowsic à présent, et je dois y rester.