this is where we're meant to be
Des larmes lourdes de peine, de désespoir même. D’interminables sanglots laissant percer une déception cruelle et un fond de rancœur tenace, des regrets amers longtemps niés. Jeremiah en connaissait toutes les tonalités, tous les sens, toutes les causes. Il ne les devinait que trop bien au travers de la paroi mince qui séparait sa chambre de celle de ses parents, cloison dérisoire faisant de lui le témoin involontaire de disputes dont il n’aurait rien dû savoir. Dont il n’aurait rien voulu savoir.

Elle avait rencontré un homme de sa condition, de sa classe, digne de sa distinction : un jeune héritier tout comme elle, dont l’humour cynique avait égayé l’une des soirées ennuyeuses qu’elle avait dû passer en compagnie de ses parents. Lizbeth n’avait rien d’une rebelle, bien au contraire. Elle se complaisait dans le faste et le luxe, le confort sans efforts. Mais elle était fleur bleue. Rencontrer un prétendant choisi par ses parents était bien la seule et unique chose à laquelle elle s’était toujours sue incapable de consentir, et c’était une certitude à propos d’elle-même qui l’avait rendue naïve et vulnérable. Un regard appuyé et elle se sentait transportée. Une main égarée et elle s’imaginait hanter les rêves d’un illustre inconnu. Jour après jour, elle rêvassait à une fenêtre en bonne adolescente désœuvrée, attendant qu’arrive celui qu’elle désirait sans le connaitre, un garçon de sa tranche d’âge qui l’aurait repérée sans qu’elle ne le sache et serait tombé sous le charme de son regard époustouflant ― deux anthracites dans un écrin de longs cils clairs. Il se présenterait alors, selon ses plans, et… ce serait le coup de foudre. Et l’amour éternel. Le bonheur tant espéré. Alors, quand ce Gabriel Northington s’était présenté à elle, elle lui était tombé dans les bras avec une aisance exquise. Sa chance fit que les intentions de Gabriel à son égard tenaient réellement de sentiments sincères. Elle eut droit à l’amour passionné et aux déclarations enflammées, au mariage en grandes pompes et aux promesses de bonheur… Mais pas un instant elle n’aurait imaginé avoir eu à faire à une image. Ce ne fut que plus tard qu’elle apprit que, s’il s’appelait « Northington » et brassait des liasses de billets, son époux n’était en rien lié au Ministre anglais du même nom mais issu d’un coin perdu quelque part en Amérique. Le Maine? Arrow… Arrwick…? Elle n’avait jamais été capable de retenir ce pan du véritable passé de son homme et, après lui avoir reproché de ne lui en avoir jamais parlé, avait fini par convenir qu’elle était la seule à s’être persuadée qu’il était anglais. Il y avait effectivement quelque chose dans sa façon de parler, les traces d’un accent oublié longtemps auparavant, les stigmates d’un exil dont il refusait de parler en détails. Alors, elle lui avait enfin demandé quand et comment il avait tissé la toile de sa fortune en Angleterre, et avait eu droit à un pan d’histoire qu’elle n’avait jamais soupçonné. Jeune homme désargenté et sans ressource, Gabriel s’était essayé à divers petits boulots durant de longues années sans pouvoir travailler dans le domaine qui le passionnait réellement : la finance. C’était par hasard, durant des mois difficiles, qu’il avait croisé la route d’un magnat et avait attisé son attention en le reconnaissant… et en ponctuant cette rencontre d’une mise en garde à propos d’une entreprise concurrente. Simple serveur à l’époque, il s’était durement fait taper sur les doigts par son patron pour avoir osé imposer son avis à un client, avant d’être finalement viré à coups de pieds. Pas assez expérimenté, pas de talent inné, et sans gêne de surcroît. Un mois plus tard pourtant, alors que les journaux annonçaient la conclusion d’une excellente affaire pour l’homme qu’il avait croisé, Gabriel avait eu la surprise de voir ce dernier se présenter sur le pas de sa porte, une offre en poche. Il l’avait testé, lui reléguant toutes les tâches difficiles qu’aucun autre membre de son équipe ne pouvait couvrir correctement. Gabriel s’était renseigné sur chacun de ses clients et potentiels partenaires, cherchant les arnaques et les rancoeurs derrière les sourires plaisants, prévenant les tentatives qui risquaient de mettre à mal les projets du boss… et c’était de cette façon qu’il était monté en grade, non seulement question influence mais également dans l’estime du grand patron. Lizbeth s’était consolée à l’entente de ce récit : à défaut d’avoir mis la main sur un héritier, elle avait épousé un homme talentueux qui avait été capable de se taillé un nom dans un milieu difficile en dépit de son jeune âge et de son ascendance modeste. Elle n’aimait pas le terme « débrouillard » mais se sentait étrangement rassurée de savoir son mari si demandé : ses parents à elle traversaient actuellement une période de crise, et elle avait ainsi l’assurance de ne pas en faire les frais… quoi qu’il advienne, Gabriel serait à même de lui assurer le mode de vie auquel elle aspirait.

Mais un soir, il était rentré précipitamment et s’était jeté sur leurs affaires pour les fourrer pêle-mêle dans des sacs. Discours précipité, haché, promesses d’explications qu’il ne pouvait lui donner dans l’immédiat… elle avait vu apparaître sans comprendre des billets d’avion et s’était laissée entraîner dans une fuite dont elle ne connaissait ni les tenants ni les aboutissants. Hébétée, elle l’avait laissé les installer dans un motel modeste, prendre son souffle, passer des coups de téléphone interminablement longs, et enfin, il lui avait dit. Avoué que tout ou presque n’était que mensonge, à commencer par son identité. Jonah Graham, escroc de son état. Le conseil hasardeux, l’embauche heureuse, l’évolution incroyable de sa carrière : tout avait été calculé dans un seul but… celui de gagner la confiance de l’homme qui avait été son patron, et de lui soutirer les codes et l’accès à un compte en banque que Jonah était chargé de vider. Ils étaient trois à travailler de concert, se créant des identités au fil de leurs arnaques avant de disparaître dans la nature. Le coup avait été énorme cette fois, suffisamment pour assurer leur avenir, réellement. Il avait promis… que cette fois avait été la dernière. Il l’avait suppliée de lui pardonner ces mensonges, de l’accepter tel qu’il était vraiment, arguant n’avoir jamais fait semblant avec elle ― de ses sentiments à ses réactions. Le seul plan sur lequel il avait vraiment été sincère. Et il avait promis d’arrêter.

Jeremiah ne savait ni quand ni pourquoi, mais il avait la certitude que son père avait trahi la confiance de sa mère. Du haut de ses sept ans, il n’avait jamais eu l’audace de les questionner. Lizbeth s’essuyait soigneusement les yeux chaque matin pour lui servir un bol de lait et des céréales accompagnés d’un sourire presque joyeux. Ses yeux s’illuminaient quand elle le voyait, tant qu’il se sentait le devoir d’être ce garçon épanoui qu’elle semblait désirer qu’il soit. Il gardait enfouis au fond de lui l’incompréhension, les cauchemars, les vaines inquiétudes, pour faire semblant lui aussi. Son père travaillait. Dur. Il partait tous les jours, et c’était lorsqu’il était sur le point de quitter la maison que sa mère semblait s’obliger à ne pas céder à la crise qui lui pendait au bord des lèvres. Comme si le voir partir était un déchirement. Un homme n’était-il pas supposé nourrir sa famille, pourtant? Surtout qu’ils étaient loin d’être riches, joignant difficilement les deux bouts à chaque fin de mois. Les revenus de Jonah étaient aléatoires. Il y avait les jours où il rentrait en sifflotant, jetait à son fils clins d’œil satisfaits sur clins d’œil mystérieux, et s’asseyait à la table de la cuisine-salle à manger-salon. C’était le signal, Jeremiah s’empressait de le rejoindre et sautait sur une chaise à ses côtés en le regardant tirer de ses poches billets et pièces en quantité. Et puis son père lui demandait ce qui lui ferait plaisir, et il pouvait dire tout ce qui lui passait par la tête, ou presque. Ensuite, sa mère jouait les rabat-joie en passant la tête par la porte de la pièce pour lui demander d’un ton pincé d’aller jouer dans sa chambre. Elle rappelait le montant des factures à payer, et s’éloignait d’un ton furieux. Aigri. Le sourire de Jonah vacillait, mais il le maintenait vaillamment en place le temps d’emmêler la tignasse blonde de son fils et de lui souffler que son cadeau serait livré le lendemain.
Et il y avait les autres jours, ceux qui n’étaient pas couronnés de succès. JJ ne savait pas si les patrons de son père étaient fâchés avec lui à ces moments-là; il les trouvait bien versatiles. Jonah revenait avec pas grand-chose, parfois même les poches vides. Il marmonnait entre ses dents en accrochant sa veste à l’entrée, écartait son fils d’un « pas maintenant, JJ » sec, et s’asseyait à table pour faire rouler quelques pièces avant d’arrêter leur mouvement du plat de la main. Et il laissait retomber son visage contre ses paumes, les épaules basses. Ces fois-là, Lizbeth avançait bien plus loin dans la pièce et croisait les bras sur son torse en affirmant d’un ton catégorique qu’il « était temps que ça cesse ». Qu’il ne pouvait pas continuer avec ce mode de vie, qu’il était temps qu’il se cherche un vraitravail. Puis ils commençaient à se disputer, et JJ filait dans sa chambre sans attendre qu’ils lui demandent de le faire. Il se cachait sous sa couette en espérant que l’orage passe, usant de toutes sortes de stratèges pour concentrer ses idées ailleurs : compter jusqu’à cent en se bouchant les oreilles, par exemple, ou réciter par cœur la leçon du jour en fermant les yeux très fort pour s’imaginer à l’école. Il aimait bien apprendre. Sa mère était fière de sa mémoire, elle le disait doué et l’encourageait à travailler dur. Pour avoir un « vrai » métier plus tard. Mais c’était quoi, un vrai métier? Quand il le lui demandait, elle répondait… un métier honnête. Et puis elle ajoutait qu’elle voulait le meilleur pour lui, mais qu’elle se contenterait de ce qu’il voudrait et aimerait lui, tant qu’il pourrait être fier de lui en rentrant le soir. Ou en se présentant à quelqu’un. Il répondait qu’il ne comprenait pas. Parce qu’elle disait que son père n’avait pas de vrai métier ― et pourtant Jeremiah était certain de voir briller la fierté dans ses yeux la moitié du temps, quand il regardait son fils d’un air solennel en lui disant pouvoir lui offrir tout ce qu’il voulait. Alors elle ajoutait : un métier qui ne fasse pas pleurer ta mère, dans ce cas. Et encore moins ta femme quand tu en auras une. Et il s’endormait en se jurant de ne jamais lui faire de peine.
Mais le pire, le plus difficile, c’était les soirs où il ne rentrait pas. Ces fois-là, Lizbeth explosait malgré ses efforts. Elle attendait en larmes dans l’entrebâillement de la porte toute la nuit, qu’il pleuve, neige ou vente, oppressée à l’idée que Jonah puisse ne pas rentrer. Se retrouver derrière les barreaux pour trois années de plus, ou pire… faire face à des « clients » qui pourraient souhaiter lui régler personnellement son compte. Et JJ attendait avec elle, caché derrière la porte de sa chambre, recroquevillé sur lui-même à même le sol durant de longues heures, avant de tomber de fatigue.

Il avait promis… et il avait bel et bien raccroché. Pendant un temps. Lizbeth avait retrouvé son quotidien tranquille, bien que se faire une place dans une nouvelle ville et se recréer des repères la rendit un peu amère… nostalgique. Elle avait toujours aimé l’Angleterre, sa terre natale, et n’avait jamais envisagé d’en partir. Loin de sa famille, des amies qu’elle fréquentait depuis son adolescence, elle se sentait un peu perdue. Mais lorsqu’elle se plongeait dans les yeux de Jonah, il lui faisait voir les merveilles qui l’entouraient, l’inconnu auquel elle avait désormais accès. Les découvertes qui n’attendaient qu’eux. Alors elle s’était mise à voir ce départ comme… comme une aventure. Une fugue avec l’homme de sa vie. Les jours s’étaient écoulés ainsi, seulement noirci parfois par la visite de l’un des « amis » de Jonah. Les deux escrocs avec lesquels il travaillait. Il y avait quelque chose qui envenimait, leur entente… quelqu’un, plutôt. Lizbeth. Jonah avait séquestré la plus grosse part du butin, mentant à ses comparses au sujet du montant total de leur acquisition, mais ils avaient fini par s’en rendre compte. Il avait, pour sa défense, argué avoir fait la plus grosse part du travail, pris les plus gros risques. Et avoir une femme à entretenir. Sauf que la femme n’avait pas été supposée entrer dans l’équation, à la base. Ils la voyaient comme un ajout au plan d’origine, un « dommage collatéral ». Elle les entendait dire que Jonah s’était laissé aveugler par les paillettes de cet autre monde, tromper par une beauté superficielle, mais qu’ils auraient dû s’y attendre. Pour autant, ils ne la considéraient pas comme une excuse valable à cette trahison et exigeaient qu’il leur rende l’argent qu’il leur devait.

Jonah s’était entêté à refuser, persuadé de pouvoir essuyer leurs menaces… Il ne s’était pas attendu à ce qu’ils le piègent. Un coup monté par eux deux, volontairement découvert par les autorités, lui retomba sur le dos sans qu’il ne s’y soit attendu; il fut arrêté, écopa de trois ans de prison, et à sa sortie il ne lui restait plus rien… seulement son épouse éplorée qui avait fui en Angleterre. Il avait pris l’avion dans la direction inverse pour la rejoindre à l’insu de ses beaux-parents et, à force de rencontres provoquées par lui, il était parvenu à faire flancher sa volonté. Elle l’aimait… trop pour refuser bien longtemps de le suivre. Ne l’avait-il pas déjà poussée au plus bas, après tout? N’avait-elle pas déjà été pointée du doigt à cause de lui, méprisée, jetée à la rue? Ne s’était-elle pas déjà retrouvée forcée de dormir dehors, de travailler pour rien, de glaner de quoi prévenir ses parents pour enfin retourner à la demeure familiale? Elle était tombé plus bas qu’elle n’aurait jamais pu le pouvoir, avait supporté l’humiliation et le froid, la déception… mais une peine de cœur était cent fois pire. Et vivre sans lui… elle en était incapable. Alors elle s’était persuadé que quoi qu’il advienne d’eux, elle le surmonterait. Tant qu’il serait là, le soir, pour lui ouvrir ses bras et sécher ses larmes. Elle pouvait même tenter d’être forte pour lui. Seulement, elle n’envisagea pas réellement que leur vie à deux puisse n’être qu’une suite de succès suivis d’échecs, de fuites et de craintes. D’absences de Jonah. De solitude pour elle. Un stress constant.

« Qu’est-ce que tu fais gamin? Le ton était mi incrédule mi endormi, et Jeremiah s’arrêta net. Réponds-moi JJ. T’as caché quoi dans ton sweet?
Le dit JJ tenta de maîtriser les battements affolés de son cœur, pris de sueurs froides. Son père allait le tuer. Il était comme tous les pères après tout, il détestait probablement le vol. Nul besoin d’en discuter pour que son rejeton s’en doute. Et il punissait durement les mensonges ― ça, c’était un fait vécu, pas une supposition. Tu vas me répondre, oui? » Il s’énervait. Mauvais début. Jeremiah se retourna pour lui faire face, évaluant d’un coup d’œil la position de son adversaire. Avachi un instant plus tôt dans un fauteuil, Jonah s’était redressé d’un coup pour stopper l’avancée de son fils; à présent il le lorgnait d’un regard scrutateur, un pli lui creusant le front en une mimique… intriguée…? Un brin soulagé de n’y voir nulle trace de colère, Jeremiah se détendit. Un peu. « Bein… rien. J’pensais juste sortir rejoindre des copains. Je dois attendre une permission..? » Sa question avait été méfiante, accompagnée d’un haussement de son sourcil droit. Il n’avait plus été question de permissions dans cette maison depuis ses dix ans. Il en avait douze, et sortait comme bon lui semblait. Il était grand après tout, presque un homme. « Me prend pas pour un con, grogna le patriarche avant de… baisser sensiblement la voix. Approche. Réticent, son fils se résolut pourtant à obéir, bien qu’il batailla un peu pour garder fermé le poing qu’il cachait dans la poche kangourou de son pull. En vain, cependant : son père le lui fit sortir de force, découvrant deux beaux billets froissés. T’as pris ça où? Silence buté. Ma patience à des limites Jeremiah! T’as pris ça où? » L’adolescent détourna le regard, honteux. « Je… je l’ai… gagné. En pariant avec ― » « Tu te fous de moi? » Le froncement de sourcils s’accentua tandis que l’homme sortait avec agacement les gains qu’il avait amassés au cours de la journée. Jeremiah sentit son sang se glacer dans ses veines. « En pariant hein? Tu m’as volé ça en pensant que je dormais! » « Je suis désolé, je… » Son père interrompit le flot d’excuses en… éclatant de rire. « Et discret avec ça! J’ai pas senti ta main se faufiler et agripper mon fric, c’est ta démarche constipée et ton empressement à filer qui m’a mis la puce à l’oreille, sale gosse! Tu crois pouvoir rouler ton père? Mais je vais te dire, t’as aucune chance de me battre à ce petit jeu. Approche! Tout en parlant, il avait fait basculer vers l’avant le poids de son corps pour appuyer ses coudes sur ses genoux. Jeremiah s’assit sur la table basse en face de lui, grimaçant légèrement en la sentant branler. « Mais non, dégage de là! Pose-toi de l’autre côté de la table tiens, et admire l’artiste. Alors qu’il s’installait sans quitter des yeux son paternel étrangement joyeux, le plus jeune fut surpris de le voir tirer un jeu de cartes et en poser trois sur la table. Choisit la tienne. Dame de cœur, 2 de carreaux ou valet de pique? » « Valet », lâcha son fils sans trop comprendre. Où était passée la sentence à laquelle il s’était attendu…? « Bien bien bien… regarde-la avec attention. Bien, t’es prêt? Il les retourna, face contre le bois. Mes mains bougent vite, tes yeux sont lents. Suis où décroche, si tu retrouves ton valet je te file tous les billets! Tout en chantonnant ces mots, il avait déplacé les cartes avec une rapidité impressionnante, intervertissant leur place à plusieurs reprises sous les yeux attentifs de son fils. Maintenant dis-moi, c’est laquelle ta carte? » « Celle-ci », affirma JJ avec assurance en pointant du doigt celle posée à droite. Il était très observateur et était parfaitement sûr de lui. Son père émit un sifflement admirateur. « Comme je m’y attendais. Mais… Il retourna la carte d’un geste rapide : Tu perds! » « Quoi? » Incrédule, Jeremiah se jeta sur les cartes avant que son père n’ait eu le temps de les récupérer et les retourna successivement. « Celle-ci a l’arrière bleu, elle vient d’un autre jeu! Elle était pas là au départ, t’as triché! L’homme partit d’un grand éclat de rire joyeux. Touché. Tiens prends ça, tu l’as bien mérité », lâcha-t-il en posant dans sa paume ouverte l’argent qu’il avait sorti précédemment, laissant son fils muet de stupeur. « Mais je… tu… » « Un problème, fils? » « Je t’ai volé. Et ensuite, je t’ai menti. Maman m’aurait trucidé! Mais tu… me félicites..? C’est un test c’est ça? Tu comptes sur ma conscience pour me faire me sentir mal? C’est dégueulasse! » Parce qu’il se sentait mal, là. Bêtement. Sa mère avait mis un point d’honneur à lui inculquer des règles strictes en matière d’honnêteté, des valeurs auxquelles il s’était strictement tenu jusque-là. Et son père arrivait, et… bouleversait tout ça de par sa réaction inattendue. C’était forcément un piège! « J’ai aucune intention caché. T’as gagné ce fric, tu pars avec, point barre. Si t’en veux pas rends-le moi, mais ce sera ta décision, pas la mienne. Tu trouves ça mal? Face à l’air interrogateur de son fils, il reprit : jouer pour gagner, tu trouves ça mal? » Tous les principes ingurgités au cours des années se bousculèrent dans sa tête. Lizbeth lui avait fait jurer de ne jamais se laisser entraîner sur un pente risquée, de ne pas suivre quelqu’un d’indigne de confiance. Mais ce n’était pas ‘quelqu’un’, c’était… c’était son père. « Non… enfin, j’veux dire.. Non…? Je suppose. » « T’as pas l’air sûr. » Jonah semblait anxieux, tout à coup. Et attentif. Terriblement attentif. En un instant, un sentiment d’urgence monta à la gorge de Jeremiah. « Non, j’trouve pas ça mal. C’est… c’est sympa », affirma-t-il avec autant d’assurance que possible pour voir disparaître l’inquiétude du visage qui lui faisait face. Il avait toujours eu cette étrange capacité à cerner les émotions des autres, et ressentait presque toujours le besoin de les voir sereins, satisfaits. Les traits de son père se détendirent, et le nœud de son estomac se défit malgré la sensation dérangeante qui persistait en lui. Comme l’impression d’avoir mis le pied dans un engrenage… qu’il ne pourrait pas maîtriser. Il ignorait encore à quel point il était loin de la vérité.


uc.