Never try to fool children.
They expect nothing and therefore see everything
ARROWSIC
► NARRATEUR :Une petite princesse, c'est ce qu'était Helena Luce Van Dijck il y a une petite vingtaine d'années. Sa famille s'extasiait en voyant ce petit ange blond comme les blés au sourire malicieux vivre au milieu de ses fleurs et ses pinceaux. Il était rare qu'une journée passe sans qu'elle réclame une promenade au bord de l'eau. Il faut dire qu'à Arrowsic, la vie était magique pour une enfant : il y avait tellement de lieux à découvrir, de bestioles à sauver, de fleurs à cueillir et de baies à glaner le long des sentiers que la bourgade semblait un véritable petit paradis. Il ne fallait pas grand chose à la fillette pour être heureuse. Or elle avait bien plus que pas grand chose. Elle grandit dans le luxe et l'opulence, ses moindres désirs satisfaits aussitôt qu'ils étaient énoncés et rares furent les fois où elle fut grondée... Il faut dire qu'elle charmait facilement sa petite cour. Loin de se soucier de démentir les clichés, les parents d'Helena pourrirent littéralement leur fille unique mais les montagnes de jouets et de petites robes roses à froufrous ne l'intéressaient guère.
Tout cet argent qu'ils dépensaient sans compter, ils le tenaient principalement du compte en banque du père. Il était issu d'une vieille famille hollandaise collectionnant des oeuvres d'art depuis la Renaissance et s'occupant de ces trésors de façon à en tirer un maximum de profit. Forcément, après tout ce temps, un beau petit capital s'était doucement constitué et avait profité à tous les descendants.
En outre, le maître de maison avait également fait de brillantes études en marketing et avait une bonne place dans une industrie distributrice d'électricité. Cette carrière bouleversa d'ailleurs l'enfance de sa progéniture. Alors que la fillette avait environ cinq ans, une occasion en or se présenta : un poste de président directeur général s'était libéré.. à Londres. La question du déménagement se posa à peine et peu après, les trois van Dijck s'envolaient vers l'Europe pour y rester pendant une dizaine d'années.
La ville n'avait rien à avoir avec Arrowsic : le seul lieu où il était possible de rêver était le jardin. Pas moyen de faire de belles balades sans faire plusieurs kilomètres en voiture. Helena restreint le nombre de ses marches et augmenta considérablement celui de ses gribouillis, appréciant particulièrement se mettre de la peinture jusqu'aux oreilles.
Il vous est jamais arrivé de tomber sur quelqu'un
qu'il fallait pas faire chier ?
C'est moi.
ANGLETERRE
► HELENA :Plus je grandis, plus je me rends compte du point auquel mes parents ont tracé ma route. Je peux leur demander ce que je veux : vêtements, maquillage, sorties.. tout tombe du ciel, comme pour tous les autres petits bourgeois de mon école, comme si c'était normal. Je pense qu'ils aimeraient que je fasse une grande carrière. Ils me payeraient des études hors de prix à Oxford, Cambridge, Harvard, Yale,.. peu importe. Puis je deviendrais avocate, politicienne ou même médecin. Je n'en ai aucune envie, je n'ai pas envie d'y penser maintenant. De toutes façons, je ne leur dirai simplement rien, je sens bien que je prendrais un risque.. et moi je suis habituée à ce qu'ils aillent toujours dans mon sens. Pas que je trouve ça bien ou normal mais honnêtement, c'est confortable et j'aurais tort de m'en priver. Je ne sais pas si je pourrais vivre avec quelqu'un qui me contredirait constamment. Je crois que non.
Ca va bientôt faire dix ans qu'on est arrivés en Angleterre et, sincèrement, je regrette le Maine où tout avait l'air beaucoup plus simple. Peut-être parce que j'étais trop jeune pour me rendre compte de tout ce cirque que font les grandes personnes pour impressionner les autres ? Le pire ce sont sans doute leurs enfants qui les imitent. Mes parents pensent sûrement que je suis amie avec toutes les
filles de qui se promènent en talons, rembourrent leurs soutiens-gorges et exagèrent leur accent de grande dame à un point tel qu'on pourrait penser qu'elles ont la langue endormie ou une patate chaude en bouche. Ridicules et vides, voilà ce qu'elles sont (mais au fond tout le monde s'en moque du moment qu'elles épousent un riche imbécile).
* * *
ARROWSIC
► RE HELENA :Ca y est. On est de retour à Arrowsic. Tout s'est passé très vite, apparemment avec le nombre de phares par ici, il y a de très bonnes opportunités dans cette région pour la compagnie. Non seulement en terme de distribution d'électricité mais aussi de production. Eh oui qui dit côte dit aussi eau, vent et donc énergies vertes. Opa et oma* n'ont pas été très contents que papa quitte à nouveau l'Europe mais comme ça peut rapporter de l'argent, ils n'ont pas trop insisté. Du coup, quitte à être dans le coin, j'ai fait pression pour revenir à Arrowsic et mes parents se sont dit que ce n'était pas une mauvaise idée. Me revoilà donc dans mon petit paradis. Ca n'a pas beaucoup changé après tout ce temps : les paysages ont évolué mais je les reconnais aisément. En revanche, je ne me souviens pas avoir jamais connu qui que ce soit de mon âge ici. Du coup, je stresse un peu pour la rentrée des classes. Je vais arriver vers la fin de la scolarité d'une bande où tout le monde se connaît déjà forcément depuis des années. Catastrophe. J'imagine que je n'ai plus qu'à continuer à fixer le plafond jusqu'à m'endormir avant de plonger dans l'inconnu dès demain matin. Une longue nuit en perspective...
*
papy et mamy en néerlandais quoi
Je lui aurais volontiers pardonné son orgueil s'il n'avait pas blessé le mien
ARROWSIC
► NARRATEUR :Et le voilà qui arrivait, elle n'avait vraiment pas besoin de ça. Il savait pertinemment qu'elle ne pouvait pas résister quand il la regardait comme il le faisait en cet instant. Ses yeux étaient remplis de passion, d'amour, elle avait la sensation que son regard la transperçait et elle se sentait déjà fondre. Son coeur se serrait, sa rage s'estompait. Elle aurait voulu ne pas céder une fois de plus mais cela semblait inévitable. Elle l'écouta lui faire des reproches mêlés de ce qui semblaient être des excuses. En fait, le simple fait qu'il lui ait couru après alors qu'elle s'apprêtait à partir la touchait beaucoup plus qu'elle ne voudrait l'admettre. Elle baissa les yeux
« Désolée... Je dois partir quelques jours, faire le point. Rudy, je n'en peux plus de ces disputes incessantes. »
Elle releva le regard, croisa le sien et fit son possible pour le soutenir, elle y lisait de la fureur, de la tristesse, du désir et de la peur. Ce simple contact visuel l'électrisa, une tension pesante se faisait sentir entre les deux jeunes gens. Helena fit un pas vers son âme soeur, il l'attrapa par les épaules et la tira vers lui. Elle le serra de toutes ses forces et se dit, pendant qu'ils s'embrassaient, qu'après tout il y avait quelque chose d'évident entre eux deux et qu'ils méritaient une autre chance. Les choses n'étaient certes pas faciles tous les jours mais les moments qu'ils passaient ensemble pouvaient être tellement formidables que ce n'était sans doute que justice.. une sorte d'histoire d'équilibre entre le bon et le mauvais. Ils restèrent enlacés au milieu de la rue pendant de longues minutes, sans se soucier du regard des gens.
C'était une des choses qu'Helena aimait dans leur relation : ils vivaient leur histoire sans se préoccuper du qu'en dira-t-on, c'était tellement différent de la vie chez les Van Dijck où la morale et les bonnes manières étaient de mise. Elle se sentait tellement libre avec lui.. tout en sachant qu'elle était piégée. Rationnellement, elle n'aurait su dire pourquoi ils restaient ensemble, ils n'avaient pas tant en commun si ce n'étaient leurs caractères, chacun étant plus borné que l'autre.
Ils étaient comme des aimants, s'attirant irrésistiblement et se repoussant irrémédiablement d'un jour, d'un moment, d'un instant à l'autre.
Ils étaient inexplicables. La première fois qu'Helena avait vu Rudy, juste après avoir repris les cours à Arrowsic, elle était restée figée sur place : elle avait sentit le sol disparaître sous ses pieds, sa poitrine se serrer, sa gorge se nouer et sa respiration s'arrêter. Elle n'avait jamais reçu d'électrochoc mais, spontanément, c'est ce à quoi elle aurait comparé la sensation qui l'avait envahie pendant une fraction de seconde, qui avait pourtant semblé une éternité. Depuis, ce garçon était devenu une incontrôlable obsession.
* * *
Dès le lendemain matin, une autre dispute éclata, plus violente. Ils auraient sans doute pu en venir aux mains s'ils ne s'étaient fortement retenus tous les deux. Cette fois, elle jeta toutes ses affaires dans une valise et franchit le seuil pour ne plus jamais le repasser par la suite. Ce fut une de ses amies qui passa chercher ce qu'elle avait oublié dans la précipitation.
Helena avait sentit que, dans le fond, cette relation ne pouvait les mener que dans une impasse. Des deux, elle était censée être celle qui avait été éduquée avec le plus de rationalité et de sagesse. Elle endossa ce rôle à contre-coeur. Arriva alors ce sur quoi tous les habitants d'Arrowsic auraient sans doute parié leur fortune.
« C'est fini. »
I'm leaving on a jet plane,
don't know when I'll be back again
QUELQUE PART AU DESSUS DE L'OCEAN
► HELENA :Ca fait deux ans maintenant que j'ai pris cet avion, dans l'autre sens. J'ai arrêté mes études alors que je m'en sortais plutôt bien et rompu avec Lenny, j'ai tout lâché pour partir en Australie. Pourquoi l'Australie ? J'avais vu une petite annonce de Green Peace qui recherchait des bénévoles et ça me paraissait suffisamment loin pour pouvoir prendre un nouveau départ. Maintenant que j'y repense, c'était sans doute très lâche de tout abandonner comme ça en Amérique, de penser que je n'avais qu'à partir pour que tout s'arrange. J'ai cru qu'il n'y aurait qu'à oublier, oublier la merde dans laquelle je m'étais fourrée jusqu'au cou. Pour ma défense, quelque part j'ai cru aussi qu'en disparaissant, je rendrais service aux personnes que j'avais entraînées dans mon sillage.
Effectivement, défendre les tigres de Tasmanie, me dévouer corps et âme à une cause profondément juste m'a fait beaucoup de bien. J'étais complètement investie et je ne pensais qu'aux actions qu'on pourrait mener. Je me suis découvert une âme de meneuse que je me connaissais, certes, mais que je n'avais jamais utilisée pour autre chose que mon bonheur personnel.
Le seul problème était que je voyais Rudy partout : cet homme de dos dix mètres plus loin, ce type en couverture du magazine, cette chemise dans une vitrine qu'il aurait adorée.. tout me le rappelait. Je me suis détestée d'être aussi faible et d'avoir parcouru une telle distance sans que ça change quoi que ce soit. Alors je suis sortie avec d'autres garçons, sans jamais les aimer. Le temps aidant, son souvenir a fini par s'estomper et je me suis faite à la vie de militante en short et sandales. J'ai mis tellement de coeur dans cette campagne que j'ai parfois un peu dépassé les limites, j'ai eu quelques ennuis avec les autorités mais qu'importe : c'était pour la bonne cause !
Je serais sans doute restée encore longtemps en Océanie si tout n'avait pas mal tourné par ma faute. J'aurais du me rendre compte de l'ambiance électrique et pesante avant cette manifestation supposée être pacifique, c'était moi qui l'organisait et j'aurais pu tout annuler, même en dernière minute.. ou au moins calmer un peu les choses. Non, je m'étais trop prise au jeu et ça a dégénéré. Bilan : des centaines de blessés dont une dizaine dans un état critique. Alors j'ai fait ce que j'avais si bien réussi il y a quelques années : fuir. Pour aller où ? Certainement pas en Angleterre ni aux Pays-Bas. C'est la deuxième fois que je reviens à Arrowsic, c'est comme si je
devais être là-bas. Je n'ai pas prévenu grand monde de mon retour et surtout pas Rudy.
Je me rends compte que je ne pourrai pas y échapper compte tenu de la taille d'Arrowsic mais je veux retarder les retrouvailles un maximum. Par contre, je n'ai pas pu m'empêcher d'avertir son frère, Lenny, qui sera très certainement d'excellent conseil..
© imgs : tumblr (mais je ne sais plus lesquels ><')