«
Madame, Monsieur, ici votre commandant de bord. Nous abordons notre descente vers Portland ! Merci de regagnez vos places…. » La suite du message, Anton ne l’écoute pas. Il avait entendu l’information qu’il souhaitait savoir. Dans quelques minutes, il serait enfin libéré de cet appareil volant qu’il déteste tant. Ce n’est pas le mal de l’air qui poussait tant le jeune homme à vouloir que ce vol en finisse. Cela n’avait rien à voir avec cela. Il n’avait jamais eu de problème de ce côté là. C’était tous les souvenirs que cela lui rappelait. Et quand on a vécu son histoire de cœur la plus marquante avec une hôtesse de l’air, autant dire que des souvenirs d'avion, il y en a. Le problème c'est que malgré la beauté et la magie de ces souvenirs, Anton était incapable d'être heureux en y repensant. Parce que chaque souvenir rappelait cette trahison, cette blessure, ce vision qui le hantait. Et ce qu'il l'agaçait encore plus que d'être bloqué dans cet avion avec des hôtesses incompétentes, c'est qu'en deux ans, il avait été incapable de l'effacer de sa mémoire. L'effacer
elle, celle qui avait chamboulé sa vie a deux reprises. La première fois dans le sens fabuleux du terme. Il avait fait sa rencontre alors qu'il ne s'y attendait pas. Il n'était même pas dans l'attente d'une quelconque histoire d'amour. Tout ce qu'il désirait à ce moment-là, c’était de s'investir de plus en plus dans ses films. Mais apparemment l'univers semblait avoir des projet différents pour lui et il fit la rencontre de la jeune femme la plus pétillante, la plus émerveillée, la plus touchante, la plus adorable qu'il puisse exister. Alors forcément, Anton tomba à une vitesse folle sous son charme. Tout alla très vite entre eux. Le premier rendez-vous, la première nuit, les premiers week-end partagé suivis rapidement des premières semaines passé ensemble. Au bout de six mois, ils étaient mariés. A cette époque, Anton trouvait leur romance fabuleuse. Il était sur son petit nuage de bonheur. Aujourd'hui, il avait un tout autre point de vu sur cette histoire. Maintenant, il se disait avoir été beaucoup trop imprudent et beaucoup trop inconscient. On ne se marie pas aussi rapidement. On ne se marie pas dans une ville de passage ! Tout ça était idiot, il le réalisait aujourd’hui. Le plus terrible dans toute cette histoire, c’est que toute cette romance mal terminé avait fini par le changer doucement. C’était ça l’autre chamboulement de sa vie. En la découvrant
elle sur le point de coucher avec ce misérable musicien, Anton avait perdu quelque chose en lui. Lui qui avait toujours était très confiant, très souriante, très optimiste, il se retrouvait maintenant avec un cœur incapable de guérir de sa blessure, blasé de tout ou presque. Il se retrouvait surtout avec cette haine des avions en lui. Mais heureusement, l’atterrissage venait d’avoir lieu. Il pouvait enfin quitter ce maudit engin.
C’est le visage fermé et impassible qu’Anton suivit docilement la masse de passagers en direction de l’aéroport. Arrivé dans le hall, il reconnut immédiatement son grand frère venu le récupérer. L’ambiance était bien plus lourde que lors de leurs précédentes retrouvailles. Normalement, ils se saluaient toujours avec quelque chose d’amusant. Mais pas cette fois. Les jours étaient tristes pour toute la famille Fowler.«
Comment va maman ? » C’était la première chose qu’Anton voulait savoir. Depuis qu’il avait appris le décès de son père, c’était sa plus grande inquiétude. «
Elle tient le coup. Tu l’as connais, il n’y a pas plus forte qu’elle. » La seule réponse à ces mots fut un regard à la fois complice et tendre, presque souriant à l’adresse de Theodor. Ils laissèrent place alors au silence jusqu’à qu’ils soient à bord de la voiture de ce dernier. Pendant le trajet, ils échangèrent les dernières nouvelles mais Anton avait la tête ailleurs. Il se montrait un peu distant. Reprendre cette route lui semblait tellement bizarre. Tout dans le paysage lui était si familier. C’était agréable de reconnaître les lieux qui défilaient sous ces yeux. La région, la ville où il avait grandi lui avait manqué. Cela faisait deux ans qu’il s’était interdit de revenir et ce n’est que maintenant qu’il réalisait à quel point cela avait créé un vide en lui. Au travers des vitres de la voiture, il se revoyait avec son frère et ses deux petites sœurs en train de parcourir les routes à vélo tel qu’ils le faisaient chaque été. Il repensait aux nombreux repas de famille organisés tout au long de l’année réunissant oncles, tantes, cousins, cousine. Il repensait à ses anciens camarades de classe avec qui il avait joué les meilleurs matchs de football. Il repensait à sa première cigarette, à sa première cuite, à sa première petite amie et à toutes les autres qui suivirent. Il repensait à son ancienne maison, toujours en travaux, jamais terminée. Mais tout le charme de son enfance était là, dans cette vieille ferme, reconstruite progressivement, sans pression. Il repensait à son père qui avait toujours les mains pleines de graisse de moteur. C’était un homme bricoleur. Il savait tout réparer, les motos particulièrement. C’était sa grande passion Son père avait toujours le mot pour faire rire. Au premier abord, il avait toujours l’air d’être un parent un peu insouciant, qui ne s’inquiétait pas suffisamment pour ses enfants. Mais malgré sa décontraction naturelle pour tout, c’était un père très soucieux, qui savait parfaitement quand un de ces enfants n’allait pas bien et il savait toujours comment lui remonter le moral, résoudre les problèmes. Mais il est vrai qu’il était davantage un ami pour ses enfant qu’une simple forme d’autorité. L’autorité dans la famille, elle venait plutôt de leur mère, médecin de profession.
Elle n’était pourtant pas stricte dans le vrai sens du terme. La doctrine du couple était de laisser autant de liberté que possible à leurs enfants pour qu’ils apprennent eux même leurs limites. Mais il y avait un certain nombre de choses à respecter. Tous les enfants devaient se respecter les uns et les autres. Ils devaient participer aux taches ménagères quotidiennes. Ils ne pouvaient pas manquer les repas en famille à moins d’avoir prévenu à l’avance. Aucuns enfants n’avaient le droit à un traitement de faveur financièrement. Et leurs résultats scolaires devaient être un minimum correct. Les quatre, filles comme garçons étaient traité à la même enseigne. En dehors de ça, elle laissait ses enfants agirent comme bon leur semblaient.
« M’man. Moi aussi j’peux prendre des photos ? » Anton se souvenait avoir posé cette question alors qu’il n’avait même pas dix ans. A ce moment, tout ce qu’il voulait, c’était tenir cet appareil photo qu’il n’avait jamais eu le droit de tenir et enfin découvrir ce que c’était de prendre un cliché. Le petit garçon de l’époque était loin d’imaginer que cette simple photo serait si décisive pour son avenir. L’autorisation de sa mère reçue, Anton accapara l’appareil pour le reste de la journée. D’abord il photographia sa mère, ses parents ensemble, ses frères et sœurs, le chien. Quand toute la famille fut passée, il s’amusa avec le décor. Un sachet qui vole dans les airs, un couple d’étrangers surpris entrain de s’embrasser, un chat qui fouille dans les poubelles à la recherche d’une récompense… en quelques heures, il remplie la pellicule. Il n’avait qu’une hâte récupérer les photos développées. Tout son argent de poche passa dans l’achat de nouvelles pellicules et cela pendant des années. A ses treize ans, il désirait une caméra. Mais à l’époque, cela restait un achat luxueux pour la famille. Alors le jeune garçon, très déterminé passa son temps libre à travailler pour les voisins. Il lavait les voitures, tondait les pelouses, travaillait dans les champs. Il cumula une quantité folle de petits boulots jusqu’à réunir suffisamment d’argent pour s’offrir la caméra d’occasion qu’il chérissait tant.
Le nouvel objet entre ces mains, il força ses frères et sœurs à devenir ses acteurs principaux. Mais il n’y avait pas qu’eux. Tous les habitants d’Arrowisc figurèrent à un moment donné dans ses petits films. Tantôt il faisait de faux documentaires dans lequel tout le monde jouait le jeu, tantôt il réalisait des films en passant de la comédie au drame. Il avait une imagination sans limite. Anton était devenu la petite star de la ville grâce à cet étrange comportement et ses parents l’encourageaient toujours à conserver cette passion-là. Ils n’étaient pas inquiets par rapport à la difficulté de ce milieu-là. Pour eux, leur fils avait trouvé ce qui ne passionnait c’était le plus important.
Après le lycée, Anton partit faire ses études à New York dans le domaine cinématographique. Il voulait avoir la possibilité de rencontrer des passionnés comme lui, que son travail soit jugé par des professionnels et surtout il voulait apprendre toujours davantage. Bien naturellement, pendant ces années d’études, il réalisa de nombreux nouveaux courts métrages et tout ce qu’il faisait, il le signait toujours AJ Fowler. Jamais Anton. C’est ainsi qu’il voulait se faire connaître professionnellement. Parfois, ses idées étaient plus ambitieuses et nécessitaient plus de moyens financiers. Quand les subventions qu’il parvenait à dénicher ne suffisaient pas, il travaillait alors en parallèle de ses études et de ses films. Quand il avait de la chance, il trouvait un poste sur un tournage, sur une émission de télé, il proposait même ses services dans les mariages, sinon le reste du temps il faisait un peu n’importe quoi, serveur, étalagistes, groom dans les hôtels. Bref, il fit son petit bonhomme de chemin. Doucement, ses courts métrages commencèrent à obtenir une petite réputation. Il se rendait aux quatre coins du pays pour les défendre dans les festivals. Sa vie n’avait rien de stable mais il adorait cela. Et puis c’est à ce moment, qu’
elle fit interruption dans sa vie. Anton vit en
elle, une nouvelle source d’inspiration. Tout ce qu’il tournait désormais, la mettait soit en scène soit parlait d’elle.
Elle devint sa star à lui et ne voulant pas être le seul à s’épanouir, il la poussa à développer ce dont pourquoi
elle était douée : la musique. Il aimait
la voir cachée quelque part avec sa guitare ou son ukulélé. Il aimait
sa voix tendrement suave, avec un léger coté retro. Et puis quand
elle chantait, il y avait aussi cette fraicheur et cette lumière qui pétillait dans son regard. Dans ces moments-là, il
la trouvait si irrésistible et le problème c’est qu’il était persuadé qu’
elle l’était aux yeux des autres également. C’est difficile de comprendre pourquoi à un moment il se mit à imaginer qu’il se passait quelque chose entre
elle et ce musicien. Surtout que c'est Anton lui même qu'il l'avait poussé à collaborer avec quelqu'un. Il y avait beaucoup repensé à tout ça, se demandant quel fut le premier signe. A vrai dire, il s’était surtout senti menacé par ce nouveau type venu de nulle part. C’était la première fois pour lui qu’il remarquait qu’
elle s’absentait souvent. Ce qui l’avait le plus inquiété finalement, c’est qu’
elle puisse l’admirer beaucoup trop au point de l’oublier lui, au point de le trouvait insignifiant. Il savait parfaitement à quel point les musiciens au look bad boy avaient un pouvoir maléfique sur la gent féminine. Et son erreur fut de penser qu’
elle aussi puisse se laisser envouter comme n’importe qui. Dans ces moments-là, dans ces moments de doute, l’homme a tendance à devenir parano, à voir des indices partout, et Anton n’y fit pas exception. Le moindre mot qu’
elle pouvait dire à propos de cet idiot de musicien, il l’interprétait comme une déclaration. Ca le rendait fou. Jamais il n’avait fait preuve de tant de jalousie. Il se sentait menacé et n’aimait pas cette sensation. Alors un soir, il voulut en avoir le cœur net, il voulait vérifier s’il était parano ou non. Sans un bruit il s’immisça dans le studio et quelle vision d’horreur il eut. L’ambiance était tamisée, leur lieu de travail avait été transformé en une agréable pièce de détente avec des coussins partout, des bougies et puis surtout un chanteur dénudé enlacé à sa femme. A cette vision –légèrement altérée par ses émotions - il sentit la chaque parcelle de son corps éclater en mille morceaux. Il se sentit chuter dans un trou sans fin. Cette image le brisa tout simplement. Il ne pouvait pas supporter l’idée d’affronter un instant de plus celle qui l’avait trahit, il ne pouvait pas supporter non plus qu’
elle cherche à expliquer ce qu’il venait de voir, c’était bien assez flagrant pour avoir besoin de précision. C’état trop pour lui. La trahison était trop violente. Il devait fuir cette pièce, il devait fuir ce souvenir, il devait fuir
son visage.
Il prit le premier train pour New York. Il y retrouva de vieux amis. Il passa les premiers jours à boire, fumer dormir, déprimer. C’était devenu son nouveau rythme de vie. Bientôt New York lui sembla étouffant, trop proche d’
elle. Il partit pour Los Angeles où il continua sa déprime. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Là-bas, il avait des amis. De bons amis qui cherchèrent à le relever, à le secouer. Ce fut long et difficile mais ils réussirent à le refaire travailler, à lui refaire tenir une caméra. Au départ c’était pour qu’il trouve un moyen d’exprimer sa colère. Tout ce qu’il filmait était noir glauque, déprimant. Mais au moins il ne passait plus tout son temps enfermé dans une chambre de motel lugubre. Et puis un pote lui proposa un job à Vancouver. L’idée de partir au Canada le séduit. Il n’aimait pas Los Angeles, il n’aimait pas tout ce business. Vancouver était bien plus adapté à son caractère alors il s’y installa. Il reprit un rythme de vie à peu près normal. Fréquenta de nouvelles personnes. Mais il avait beau être loin d’
elle, sa colère ne diminuait pas pour autant. Tout ce qu’il souhaitait, c’était être indifférent à
son souvenir, mais il en était incapable.
Et le voilà maintenant sur la route de ses souvenirs. Des souvenir beaux pour la plupart mais estropiés par le plus terrible. Plus la voiture de son frère se rapprochait d'Arrowsic, plus Anton se sentait tendu. Il n’était pas à l’aise à l’idée de revenir dans cette ville qu’il aimait pourtant. D’abord il appréhendait le moment où il reverrait sa mère. Ca lui paraissait tellement étrange de l’imaginer sans son père. Il savait parfaitement qu’elle était capable de vivre seule, de se débrouillait, de tenir le coup mais ça demeurait une vision très bizarre. Il avait du mal encore à réaliser que sa famille venait de perdre un précieux membre. Et le moment où il rentrerait dans son ancienne maison, pour y découvrir une famille en deuil lui s'annonçait terrible. Il ne sentait pas prêt à affronter ça, pas prêt du tout à réaliser ce manque qui ne pourra jamais être comblé en raison de la disparition de son père.
Et puis il avait peur de la revoir
elle. Que son visage refasse ressurgir toute sa colère alors que c’est la tristesse qui devrait l’animer pour le moment. Il ne savait d’ailleurs pas si
elle était encore là. Si
elle avait refait sa vie avec ce musicien ou non. Il savait que la famille lui révèlerait tout ça mais il n’était pas sur d’avoir envie de l'entendre. Il appréhendait son retour parce qu’il réalisait que cela serait une nouvelle étape décisive dans sa vie. Une étape qu’il n’avait pas choisi. Il n’était pas prêt pourtant le panneau d’entrée à Arrowsic se faisait déjà percevoir.