Il commence à pleuvoir, les gouttes coulent le long de mon visage. Je suis assise sur un banc, parfaitement calme alors que ma gorge ne demande qu'à crier la peur que mon cœur ressent. La peur de ne plus jamais retrouver mon chemin, la peur de ne jamais retourner chez mon nouveau chez moi. Je reste assise sur le banc et recroqueville mes jambes pour y plonger ma tête à l'intérieur. J'ai peur, tellement peur que personne ne vienne me sauver, tellement peur que cela ne recommence, que quelqu'un finisse par me trouver et me kidnapper, tellement peur de revoir le visage de ces maudits hommes au regard noir, rempli de haine. Je ne dois pas pleurer. J'ai assez pleuré. Je lève la tête soudainement, avant de regarder l'horizon.

Il fait noir. Seul les lumières du petit village éclaire les rues. Je ne sais pas quelle heure il est. Nous sommes en été, il fait affreusement chaud et il pleut. Toujours. Mes cheveux dégoulinent, le peu de maquillage que je porte doit sûrement lui aussi couler. J'attrape ma tignasse blonde et l'enroule sur elle-même pour faire un chignon imparfait que je bloque avec un élastique qui se trouvait sur mon poignet. Il faut que j'avance et que j'essaie de trouver quelqu'un qui puisse m'aider à retrouver mon chemin. Je me lève du banc.

J'avance doucement le long du trottoir, sursaute à chacun des bruits qui me paraît étrange. Mon cœur bat tellement vite. Je fais quelques pas de plus, puis m'arrête. À quoi bon avancer si je ne sais pas où aller ? À quoi bon avancer si c'est pour me perdre un peu plus ? Je soupire longuement et m'assoie sur le bord du trottoir, au même moment où la pluie semble se calmer. Le temps est vraiment mal fichu ici.

Ce soir encore, Lenny avait trainé bien trop longtemps chez son frère. A chaque fois c’était la même chose, il disait « Je vais y aller », et restait une heure de plus. Puis il le répétait, et restait avachi sur le canapé de Rudy… Un verre de plus, un joint de plus, une discussion passionnante, tout était prétexte à rester un eu plus longtemps. En fait, il lui arrivait assez souvent de squatter cet appartement, mais Lenny savait bien qu’il ne dérangeait pas. Ou du moins pas trop. Les frères Gavennham aimaient trop passer du temps ensemble pour dire quoi que ce soit. Ce soir, lorsque le jeune homme se décida enfin à laisser son petit frère tranquille, la nuit était déjà tombée sur Arrowsic. Mais une autre surprise attendait également Lenny à l’extérieur : la pluie. Et bien évidemment, il n’était pas venu en van mais en skate-board, c’était plus écologique. A sa place, bon nombre de gens auraient simplement soupiré, abandonné et appelé un taxi pour rentrer chez eux. Mais Lenny n’était pas comme tout le monde, il posa son skate par terre, grimpa dessus et se mit en route comme si de rien n’était. En quelques minutes à peine il fut trempé jusqu’aux eaux, mais imperturbable, il continuait son chemin en sifflotant.

En arrivant à l’angle entre deux rues, le jeune homme dut brusquement se contorsionner pour éviter une forme qu’il distingua au bord du trottoir. S’aidant d’un lampadaire à quelques pas de là, Lenny s’arrêta et fit valser son skate pour le rattraper d’une main. Intrigué, il s’approcha de ce qui s’avéra être une fille qu’il put nettement voir sursauter lorsqu’elle l’entendit revenir sur ses pas. Un sourire amusé se dessina alors sur les lèvres de l’étudiant qui continua tout de même à avancer vers elle. « Désolé, je ne t’avais pas vue… » Il faut dire qu’une fille assise sur un trottoir alors qu’il fait nuit noire et qu’il pleut, ce n’était pas monnaie courante, même à Arrowsic ! Dès l’instant où la jeune femme se tourna vers lui, il remarqua ses yeux gonflés et rougis, et fronça les sourcils en signe d’incompréhension. « Hé, ça va ? C’est moi qui t’ai fait peur comme ça ?! » Voyant qu’elle n’avait visiblement pas l’intention de lui répondre, Lenny s’arrêta à quelques pas d’elle. Il regarda autour d’eux, mais put seulement constater que cette fille était bel et bien seule. Et bien qu’il ne l’ait jamais vue et ne la connaisse absolument pas, cette situation l’intriguait au plus haut point. Retournant la tête vers elle, il reprit : « T’es toute seule ou tu attends quelqu’un ? … En tous cas tu ne devrais pas rester là avec cette pluie ! » Le silence de l’inconnue commençait à lui faire penser qu’il devait vraiment avoir l’air effrayant, et pourtant il faisait tout son possible pour paraitre sympathique et inoffensif. Bien sûr, les circonstances ne jouaient pas en sa faveur mais quand même… Il adressa un regard interrogateur à la jeune femme en face de lui, entendant désespérément une quelconque réponse, une gifle, quelque chose. Et pour être plus convaincant, il afficha même un petit sourire qui se voulait rassurant.

Je ne sais même plus ce que je fais ici, pourquoi j'ai bêtement décidé de mettre le nez dehors alors que je ne suis, apparemment, pas prête pour ça. James m'a prévenu qu'il ne fallait pas que je précipite les choses, qu'il fallait que je me laisse le temps de m'habituer à la vie normale. Seulement je ne l'ai pas écouté et à l'heure qu'il est, James doit être inquiet. Je suis certaine qu'il se maudit d'avoir accepté ma garde. Les médecins, en Afghanistan, ont dit que certaines de mes capacités étaient limitées et semblables à celles d'un enfant de quatre ans. Ils avaient raison. Les premières semaines, je trébuchais sur le sol car mes jambes ne me répondaient plus, mon estomac a mis plusieurs mois à se réadapter à manger une part normale de nourriture. Je suis donc revenue à l'état de bambin et dieu sait que cela m'énerve de ne pas pouvoir faire ce que je veux, quand je veux, seule.

Aujourd'hui j'ai donc décidé de me débrouiller seule et voici le résultat. Me voilà seule, dans la nuit de ce village trop petit, assise sur le bord d'un trottoir, sous la pluie. Un bruit sourd me fait sursauter. Je cris. J'ai peur. Encore. Je n'ose même pas regarder ce qui vient de passer derrière moi. J'entends des pas se rapprocher, ils sont encore plus audibles à cause des flaques d'eau dans lesquelles cette personne marche. « Désolé, je ne t’avais pas vue… » Cette voix vient de derrière. J'inspire. Je jette un regard vers l'homme. J'expire. Il n'a rien à voir avec les hommes aux regards noirs. Son visage est d'ailleurs plutôt beau. Je me demande ce qu'il fait ici, aussi tard, avec un skate à la main. Une larme coule encore le long de ma joue, larme que j'essuie en vitesse. Je déteste montrer aux gens à quel point je suis faible, surtout quand ils en profitent pour parler de moi et me dévisager par la suite. « Hé, ça va ? C’est moi qui t’ai fait peur comme ça ?! » Trop de questions. Je ne sais pas comment lui répondre. J'entrouvre la bouche, mais le referme aussitôt. Si je parle, il risque peut-être de me frapper, après tout, il peut avoir l'air gentil seulement pour mieux me faire mal après. Je continue de le regarder et ne réponds rien. « T’es toute seule ou tu attends quelqu’un ? … En tous cas tu ne devrais pas rester là avec cette pluie ! » Pourquoi veut-il savoir tout ça ? Pour savoir si quelqu'un va venir le frapper si jamais il essaye de m'agresser ? Je respire. Je me souviens alors des conseils de James. J'expire. Il faut que j'arrête de me méfier de tout le monde, même si c'est difficile. Seulement, je ne sais pas comment lui dire que je suis seule. Une idée me vient. Je sors un petit carnet de ma poche et un crayon. Seule, lui écris-je. Puis, je lui tends le carnet.

Ce qui avait retenu l’attention de Lenny lorsqu’il était passé à hauteur de cette silhouette n’était pas tellement le fait qu’une fille soit installée de la sorte sur le trottoir, mais plutôt le cri qu’elle avait poussé. Un cri de peur, presque de détresse qui fit que le jeune homme s’arrêta presque instantanément, trop intrigué par cet évènement. Et alors qu’il s’approchait et découvrait des larmes sur les joues de l’intéressée, il se dit qu’il avait définitivement bien fait de stopper sa course. La jeune femme semblait être trempée jusqu’aux os, et Lenny se demanda instantanément pourquoi elle n’allait pas se mettre à l’abri quelque part. Puis, l’hypothèse qu’elle n’ait justement nulle part où aller vint percuter son esprit. Avec le plus de précautions possibles, comme lorsqu’on s’approche d’un animal sauvage qu’on voudrait apprivoiser, l’étudiant tenta d’entamer une conversation avec l’inconnue. Mais même s’il la vit essayer de lui répondre à plusieurs reprises, aucun son ne semblait vouloir sortir de sa bouche. Elle se contentait de le regarder, avec ses yeux apeurés dignes d’un chiot égaré. Lenny décida alors de s’accroupir histoire de se mettre à la même hauteur qu’elle, et posa son skate à côté de lui, en lui demandant si elle attendait quelqu’un.

Ce qui s’ensuivit laissa Lenny à la fois bouche bée et presque fasciné. Apparemment incapable de lui répondre en parlant, la jeune femme sortit de sa poche un petit carnet et un crayon. Elle griffonna en vitesse quelques lettres sur une des pages, puis tendit le carnet à Lenny qui sans quitter son petit sourire, s’en saisit. « Seule ». En baladant son regard entre ce simple mot et les grands yeux de sa voisine, le jeune homme eut tout à coup la conviction qu’il ne pouvait pas la laisser là. Il se devait de l’aider, elle avait l’air bien trop perdue pour qu’il continue son chemin sans rien faire. Il tendit le carnet dans sa direction pour lui rendre, et adopta la voix la plus douce possible pour demander : « Tu ne parles pas ? » Lenny attendit quelques instants immobiles, puis haussa les épaules en esquissant un nouveau sourire. Ignorant de plus en plus la pluie qui leur tombait dessus, l’étudiant posa ses fesses sur son skate, s’asseyant ainsi pour de bon, juste à côté d’elle. « C’est pas grave ! Je m’appelle Lenny, et toi ? » déclara-t-il en guettant déjà le petit carnet où elle allait probablement retranscrire sa réponse, si elle daignait lui en donner une.

La sensation de parler à cette fille comme à une enfant était assez étrange, mais aux yeux de Lenny, c’était la seule façon de ne pas la faire fuir. Elle avait l’air tellement terrorisé qu’il s’imaginait que le moindre geste ou mot de trop suffirait à la faire partir en courant. Et si c’était le cas, elle se retrouverait tout aussi perdue, mais dans un autre coin de la ville. Tant qu’il était avec elle, elle ne risquait pas grand-chose. Et même si Arrowsic n’était pas spécialement réputée pour ses crimes sanglants, Lenny préférait ne pas la laisser seule. Et ce même s’il ne la connaissait pas. « Tu sais, si tu restes ici tu vas surement tomber malade… je peux t’aider si tu veux… Tu es perdue ? »