- J’ai pas envie de faire d’erreurs.
- Faut pas appartenir à l’espèce humaine alors, deviens un canard.
ft. AJ &&. SUE.
2012, LA MARE AUX CANARDS.

Sutton s'était levée tôt ce matin là. L'ironique de la situation résidait dans le fait que c'était samedi matin, et qu'elle ne travaillait pas le samedi matin. Elle avait tout son week end de congés, mais avec l'habitude, son réveil interne faisait toujours en sorte de la voir debout avant neuf heures. Sauf les lendemains de soirées, mais ça c'était une autre histoire. A peine avait-elle posé un pied hors du lit qu'elle s'était allumée une clope, et le regard plein de malice, elle s'était dirigée vers la chambre de Siméon. Elle allait lui faire payer le nombre incalculables de fois où il l'avait réveillée à l'aube. Sans toquer, elle entra dans sa chambre en hurlant un « Debout la marmotte ! ». Personne. Il n'était pas là. Il ne passait que trop peu de nuits à l'appartement en ce moment. Elle ne savait où il se rendait, ils avaient du mal à se confier l'un à l'autre. Mais peu importait, il revenait. Toujours. Le savoir toujours là quand elle en aurait besoin était bien suffisant à ses yeux. Qu'il passe ses nuits chez une nana... ou un mec qui sait, elle s'en foutait. Ce fut donc déçue qu'elle se rendit jusqu'à la machine à café, avant de se poser à la fenêtre, tasse d'une main et cigarette toujours dans l'autre.
Sutton-Rooney n'avait aucune idée de la façon dont elle allait occuper sa journée, et puis, à vrai dire, il était encore assez tôt. Tout du moins pour un samedi matin. Alors, peu motivée et après une douche chaude et revitalisante, elle posa les yeux sur son portable. Elle avait un nouveau message. Un texto d'AJ, de la veille. « Soirée dans le centre ce soir. Tu m'accompagnes ? » Zut. Et re-zut. Pour une fois que c'était son ami qui proposait de sortir, et non elle qui le forçait à se bouger son petit cul, elle n'avait pas vu. Elle s'était endormie comme une masse la veille, après avoir passé l'après midi à se renseigner sur une possible reprise d'études. Personne n'était au courant de son projet. C'était son petit secret. Elle ne voulait en parler, ne voulant ni susciter de curiosité, ni de rires, ni de critiques de qui que ce soit. Elle gardait donc tout cela pour elle.
Mais là n'était pas la question. Faisant une petite moue déçue, elle appuya sur le bouton répondre de son téléphone et tapota sur les touches, sans trop savoir ce qu'elle voulait lui dire. « Je vais nourrir les canards. Tu viens avec moi ? » Elle n'avait pas trop réfléchi. Mais, en même temps, l'étang était un de leurs lieux fétiches, à tous les deux. Ils aimaient à se retrouver là bas pour papoter. Ils étaient rarement dérangés près de la mare, contrairement à l'appart où Siméon rodait tout le temps, ou encore à la maison familiale du jeune Chase.

Sans attendre une réponse de son ami, elle se prépara, enfila un petit gilet, posa ses affaires dans un petit sac et sortit de l'appartement en claquant la porte. Même si il dormait encore, peu importait. Si il ne la rejoignait pas, cela n'avait aucune importance. Elle n'avait rien de mieux à faire. Et puis, il était plus sain de sortir prendre l'air et de lancer des petits bouts de pain à des canards plutôt que de rester à faire sa larve toute la journée dans l'appartement en enchainant les clopes, non
D'un pas décidé et à la fois étrangement tranquille et errant, elle se dirigea donc vers le petit parc de la ville. Elle n'en avait que pour quelques minutes, l'appartement se trouvant en plein coeur d'Arrowsic. Même si il venait, il lui faudrait sûrement le temps d'arriver. Ce fut donc tranquillement qu'elle se posa sur l'un de leurs bancs fétiches, face à l'étang, attendant son ami. Elle n'eut même pas l'esprit de checker son portable, voir si il lui avait répondu.
La brunette commença à jeter des petits bouts de pain qui trainaient au fond de sa poche en se fumant une autre cigarette. Elle était comme ça Sue, elle fumait trop. Elle souriait à la vue des canetons se battant pour un bout de mie. Elle ne savait pas depuis combien de temps elle était posée là, mais elle s'en fichait. Et puis, alors qu'elle ne s'y attendait plus et sans prévenir, quelqu'un vint se poser à ses côtés. Elle n'avait même pas besoin de jeter un oeil pour reconnaitre la présence. « T'as loupé bébé canard qui vient de se faire becquer le cul par maman canard parce qu'il embêtait son frangin canard, mec ! » lança-t-elle, rieuse, en tournant la tête vers son ami. Pas un bonjour, pas une politesse, rien. Ils étaient bien au dessus de tout ça. Elle préférait lui raconter une anecdote véridique mais débile plutôt que de tomber dans le phatique "Salut ça va?".

Une musique retentit dans la chambre aussi silencieuse (du moins quelques secondes plus tôt) que bordélique d’AJ. I threw a wish in the well, Don't ask me, I'll never tell, I looked to you as it fell,And now you're in my way La mélodie lui disait vaguement quelque chose, les paroles il avait encore du mal à les piger. Il s’enroula un peu plus sous les couvertures avec un râle mécontent aussi gracieux qu’un mugissement de veau. Malheureusement la chanson ne s’arrêta pas pour autant. Après avoir rassemblé le peu de forces qui lui restait en cette douce matinée, AJ se redressa. Il eut besoin de quelques secondes passées à cligner des yeux pour reconnaître sa chambre. Bon. D’accord. Un autre court laps de temps s’écoula avant qu’il ne réussisse à bouger pour partir à la recherche de son portable donc la mélodie venait et était devenu un peu plus forte. Hey, I just met you,And this is crazy, Sous le lit. Avec toute l’élégance don’t il était pourvut il se laisse tomber par terre, toujours enroulé dans sa couette avant de se lever et de récupérer son portable qui était sur le plancher de sa chambre, près de la fenêtre. Apparemment il l’avait balancé là-bas la nuit dernière. But here's my number,So call me, ma- Une fois la sonnerie éteinte AJ reposa son téléphone au sol, s’allongeant à côté de celui-ci et retournant sous la couette (qu’il avait trainé jusque là avec lui). Apparemment hier quelqu’un avait eut la formidable idée de changer la sonnerie de son réveil. Abandonner son portable aux mains d’adolescents était dangereux. Surtout quand lesdits adolescents étaient bourrés. Il avait à peine fermés les yeux (du moins c’était son impression) que son portable indiqua de nouveau signe de vie. Un message. A neuf heures du matin. Plus tard. Il eut un bref débat interne, si on lui envoyait un message à cette heure-ci c’était peut être pour quelque chose d’importe. Oui mais dormir était important quand on était un ado. Oui mais même. Face à de tels arguments il ne pouvait pas faire grand-chose.

« Je vais nourrir les canards. Tu viens avec moi ? » Sue, espèce de pute. AJ ne prit pas la peine de taper une réponse. Bien sûr qu’il irait. Il ne pouvait rien refuser à des canards (à Sutton non plus). Puis il devait y aller ne serait-ce que pour se plaindre de l’heure à laquelle elle lui envoyait des messages. Après être resté une vingtaine de minutes allongé à fixer le plafond uniforme de la chambre, AJ daigna se bouger. Il attrapa un jean qui trainait sur le sol (l’échangeant avec celui avec lequel il avait dormit), un t-shirt qui avait été balancé sur le dossier de la chaise de son bureau et une chemise dans son armoire (propre. Peut être). Y aller en voiture ou à pied ? AJ ne se sentait pas autant concerné pour l’environnement qu’il l’avait été une poignée d’année plus tôt mais marcher ne pourrait pas lui faire de mal (bien que sa paresse lui hurlait d’utiliser sa voiture). Après avoir récupéré un morceau de pain qui trainait dans la cuisine il sortit braver la fraicheur du matin.

AJ se laissa tomber lourdement sur le banc occupé par Sutton. Il ne daigna pas lui dire un bonjour, observant l’étang et les canards qui s’y ébattaient joyeusement. C’est elle qui entama les salutations, à sa manière. « Horreur et damnation, mon week-end est foutu. » AJ prit un morceau de pain qu’il jeta sur les canards. « Et toi tu as loupé Randy qui a vomit sur le barman. Du coup on s’est fait foutre dehors. Il était complètement torché ! » AJ sourie à Sue avant d’attraper une mèche de ses cheveux pour commencer à les tresser machinalement. « T’es pas venu hier. Et t'étais debout tôt aujourd'hui. » Effectivement, c’était une observation fine. Aussi un moyen de lui demander des explications, non mais.

- J’ai pas envie de faire d’erreurs.
- Faut pas appartenir à l’espèce humaine alors, deviens un canard.
ft. AJ &&. SUE.
2012, LA MARE AUX CANARDS.

Posée sur le banc, faisant face à l'étang, Sutton ne pouvait s'empêcher de penser à quel point un canard a le don d'être con. Et puis c'était moche. Pas laid, mais moche oui. Un bec, trois plumes et des palmes en guise de pieds, franchement, c'était pas ce qu'il y a de plus beau. Mais il existait d'autres espèces bien plus laides, elle en convenait. Toutefois, elle les trouvaient mignons à se battre pour une mie de pain. Et puis il y avait ces canetons, ils étaient cinq-six à suivre à la trace celle qui semblait être leur mère. C'était trop mignon. Sue se laissa attendrir par la scène, affichant un sourire bienveillant à l'adresse de cette petite famille. Néanmoins, cet épisode mielleux ne dura pas, l'avant dernier caneton se retournant brusquement pour donner un coup de bec au dernier. Vilain petit canard. La jeune fille fut partagée entre le rire et la consternation. La scène qui se déroulait sous ses yeux était digne d'un dessin animé. Deux petits canards se crêpant le chignon. Et puis, maman canard qui s'en mêle. Là, cela en était trop pour Sue. Lorsqu'elle vit maman canard s'approcher des deux frères et donner des coups de bec sur celui qui avait agressé l'autre, Sutton éclata d'un rire hilare. Un vrai fou rire, elle n'en pouvait plus.
Elle ne sortit de sa transe qu'en voyant maman canard retourner à sa place, et tous ses petits se mettre en rang. Et les voilà repartis, surfant sur la mare. Elle était calme, et jeta un dernier sourire à cette famille avant de détourner son regard vers d'autres canards plus calmes. Mais le dernier petit canard, par souci de vengeance sûrement, donna un coup de bec sur les fesses de son précédent, et lui arracha quelques plumes. Sutton était choquée. Il venait de se faire engueuler par leur mère et l'autre en rajoutait. Alors, elle se leva d'un bond et lança un bout de pain sur la tête du caneton, pour le réprimander. Joli lancer, puisque celui-ci rebondit sur la tête du caneton avant de finir dans la mare, alors que le canard semblait accélérer, penaud et perturbé de ce qui venait de lui arriver. Apparemment il n'avait pas l'habitude de se recevoir des bouts de pain sur la tête ! "Bien fait pour lui".

Son ami se posant enfin à ses côtés, elle ne put s'empêcher de lui mentionner la scène qui venait de se dérouler sous ses yeux. Elle ne l'avait même pas salué, rien. L'anecdote sur le caneton semblant plus importante que tout. Et puis, de toute façon, ni l'un ni l'autre n'était en amour avec les salutations banales. Il répondit à son anecdote en s'amusant sur le fait que puisqu'il n'avait pas assisté à la scène, son week end serait sûrement raté. Elle ne put se retenir de rire, en écarquillant un sourcil en le regardant. « Ouais. T'as raté un de ces trucs mec ! T'aurais kiffé ! » lança-t-elle en riant.
Mais immédiatement il enchaina sur la soirée de la vieille. Elle était un peu penaude de ne pas avoir vu son message, surtout que pour une fois que c'était lui qui proposait une sortie et non l'inverse, elle n'aurait manqué ça pour rien au monde si elle avait su. « Ah ah, ça m'étonne même pas. Randy je crois que ça fait au moins six mois qu'il a pas fait une soirée sans vomir sur quelqu'un. Il nous enterrera tous je crois! » plaisanta-t-elle, éclatant de rire juste après en pensant à la scène qu'il venait de lui décrire. Randy faisait toujours LE truc pour faire foirer (ou donner du pep's, selon le point de vue) aux soirées.
Et puis il nota son absence la veille au soir, et son réveil tôt du matin. Elle reporta immédiatement son regard vers l'étang, passant ses yeux d'un canard à un autre. Penaude, elle tenta de se justifier « Ouais, je... Je me suis endormie comme une masse hier soir, je n'ai vu ton message que ce matin en me levant... ». Allait-elle lui annoncer qu'elle avait passé sa journée à arpenter petites annonces pour trouver un second job et que son cours du soir l'avait achevée? Sûrement pas. Sutton avait beau adorer son ami, mais elle ne mentionnerait pas tout cela. Hors de question. Un jour peut être, mais pour le moment, c'était son petit secret. Alors, elle tenta de changer les idées d'AJ, avant qu'il ne continue sur cette voie. « Tu sais que le canard de barbarie a une très bonne vue ? Il peut voir à une distance comprise entre 70 et 80 mètres. » ajouta-t-elle, désignant une tripotée de canards d'un signe de tête. Il n'y avait pas de canard de barbarie dans cette mare, et cette information était totalement inutile. Mais elle adorait faire ça. Elle adorait raconter des histoires totalement inintéressantes à des gens qui n'en avaient rien à foutre. Surtout lorsque cela lui permettait de changer subrepticement de sujet...

AJ observa les canards qu’elle lui désignait en silence, avant d’hausser un sourcil inquisiteur et tourner la tête vers elle. Il aimait beaucoup Sue, et parfois dans de grands élans d’amour il pouvait clairement dire qu’il l’adorait. Mais les canards il s’en badigeonnait le nombril avec une pâte de hanneton. Ne vous méprenez pas, il trouvait ça mignon ces espèces d’oiseaux complètement maladroit qui se dandinait avec la grâce d’un poulet mort pour se déplacer. C’est un truc rigolo à voir, surtout quand ils se battent à moitié pour être le premier à choper la mie de pain, mais sinon il s’en foutait un peu. « Tu sais que Newton était triste et paranoïaque ? Il a tenté des expériences qui vaudrait à n’importe qui un petit séjour en hôpital psychiatrique. Par exemple une fois il s’est planté une alène entre l’œil et l’os pour voir ce que ça ferait. Et une fois il a aussi décidé de fixer le soleil aussi longtemps qu’il le pouvait pour voir les effets que ça aurait sur sa vision. Bin du coup il a du rester trois jours dans une pièce obscure pour s’en remettre. Puis en plus d’être un alchimiste, il avalait un peu n’importe quoi dont du mercure. » AJ s’arrêta un bref instant pour reprendre son souffle avant de conclure rapidement. « Et le coup de la pomme c’est du bidon. Il voulait juste se débarrasser d’un étudiant super lourd. Mais le mec devait être un peu con et la légende est restée. » Il offrit un sourire un peu pincée à la demoiselle à côté de lui. « Tu le savais probablement pas mais je suis sûr que t’en a strictement rien à foutre. Et c’est exactement la même chose pour moi et tes canards. » Pour ponctuer sa phrase il jeta un autre morceau de pain dans l’étang. Il ne resta pas bien longtemps à flotter à la surface et se retrouva vite englouti. « Et je croyais que c’était des canards à colvert. » En savants fou et faits historiques dont tout le monde s’en fiche, il s’y connaissait plutôt bien ; en ce qui concernait le reste ce n’était pas encore tout à fait ça. Mais son manque de connaissance en races de canards était bien le dernier de ses soucis.

Il enfouit les mains dans les poches de sa veste, serrant le croûton de pain entre ses doigts. Il allait y avoir des miettes et se connaissant il trouverait ça super chiant et finirait par retourner les manches et faire son possible pour les enlever. Pour le moment il se contentait de garder un œil sur un groupe. « C’est moche le cri du canard. » Il n’avait pas réfléchit à ce qu’il venait de dire. On pouvait dire que c’était sortit du cœur. « C’est quoi le mot pour dire le bruit que ça fait ? » Conversation qui promettait d’être passionnante.

AJ avait la capacité de concentration d’un hamster et rapidement il en vint à saturer des canards qui barbotaient face à lui. Il sortit le morceau de pain de sa poche et se leva pour le jeter aussi loin qu’il pouvait, tentant de se remémorer les brefs échanges de baseball qu’il avait fait avec son père. Il ne réussit qu’à se faire mal à l’épaule et à semer l’agitation parmi les pauvres bêtes qui nageaient tranquillement. AJ reposa bien vite son postérieur sur le banc et sourit à son amie. La première fois de la matinée qu’il lui souriait autant. « Qu’est-ce que t’as fais pour être endormie comme une masse à neuf heure du soir ? Parce que si j’avais su que tu viendrais pas je serais resté chez moi. » Il n’aimait pas sortir à Arrowsic. Parce que sans l’aide d’un aîné il ne pouvait pas avoir d’alcool, et se taper une limonade au Jack’s Lounge pendant que ceux qui le peuvent ont un verre d’alcool dans la main, c’est un brin frustrant, parce qu’il y avait les couple d’Arrowsic aussi. Les amourettes du lycée qui avaient perdurées. Et il n’y a rien de plus agaçant que de voir des jeunes gens exposer leur amour au visage de tous quand vous êtes seul et malheureux. « C’était chiant. »

- J’ai pas envie de faire d’erreurs.
- Faut pas appartenir à l’espèce humaine alors, deviens un canard.
ft. AJ &&. SUE.
2012, LA MARE AUX CANARDS.

Raconter des anecdotes inintéressantes à des gens qui n'en avaient rien à carrer était l'une des très nombreuses façon qu'avait Sutton de poser une distance entre elle et les autres. De poser un mur invisible entre ce qu'ils attendaient d'elle et ce qu'elle pouvait leur donner concrètement. Addison voulait savoir ce qu'elle avait fait la veille, elle lui parlait du canard de barbarie. Elle faisait souvent ça. Bien trop souvent au goût de certains. D'ailleurs, ses proches, pour le peu qu'ils étaient, comprenaient petit à petit son manège et arrivaient à passer outre. Désormais, plutôt que de lui dire de se la fermer ou d'enchainer sur cette histoire, ils insistaient sur leur première idée. Ils savaient bien que c'était en persévérant, en l'épuisant, qu'on arrivait à sortir un mot de valeur de sa bouche.
Mais AJ avait décidé que non, ce matin, il continuerait ce petit jeu idiot. Il fallait dire qu'il n'était pas mal dans le genre également. Parfois, ils passaient des heures à se faire des concours débiles de celui qui sortira l'anecdote la plus inintéressante de la soirée, voire du siècle. Il n'y avait jamais de gagnant. Ni de perdant. Ils s'étalaient toujours pour en finir par passer à autre chose sans le dire clairement. C'était le truc. Et là, il lui racontait la vie d'Isaac Newton. Elle l'écoutait, parfois intéressée, parfois d'une oreille. Et pendant qu'il lui apprenait que le scientifique avalait du mercure et que l'histoire de la pomme si connue n'était en fait qu'un mythe, elle avait sortit tout le matos pour se rouler un joint. Il ponctua le tout en lui rappelant clairement et distinctement que ce petit jeu n'appartenait pas qu'à elle seule. Elle sourit à sa réplique, et levant les yeux de son atelier pour les poser dans les prunelles de son ami, elle lui répondit, amusée. « Qu'est ce que t'en sais que j'en ai rien à foutre? Ça m’intéresse de savoir que Newton avait des hallus. Attends, apprendre qu'un putain de scientifique reconnu était un fou furieux est toujours bon mec ! Tu vois, c'est un peu comme apprendre que le vieux SDF qui fait l'aumône devant ton immeuble est en fait un sandwich de dinde quoi et que tout ça vient de ta tête. Trop OUF et trop fun. » Elle ajouta un clin d'oeil à cela, et reprit son entreprise. Ceci fait, elle sortit un briquet de sa poche et alluma le joint fraîchement roulé. Chase n'avait pas ouvert la bouche depuis, alors elle ajouta deux mots pour signifier qu'elle battait en retraite, se doutant bien qu'il ne la croyait pas le moins du monde. Par moments, il lisait en elle comme dans un livre ouvert. « Bon d'accord, je m'en badigeonne les sourcils de Newton et de ses potes là. » Elle avait lancé un rapide regard boudeur à son encontre, avant de se replonger dans la mare. Les canards, eux, continuaient à patauger tranquillement, ne se souciant pas le moins du monde de ce qu'il se passait autour d'eux.

Sutton ne put s'empêcher de penser que la vie de canard, c'était quand même cool. Pas de soucis, on s'occupe que de bouffe et de reproduire l'espèce. Le seul problème de la journée était de savoir si il y aurait assez de vieux cons pour balancer du pain à tout le monde dans l'étang. Chanceux.
Elle laissa échapper un profond soupir, alors qu'AJ commençait à la questionner sur le cri du canard. La brunette tourna instinctivement la tête vers lui, le sourcil droit levé, l'air perplexe, avant de lui répondre. « Qu'est-ce qu'on s'en fout? Un canard ça couine, je sais pas. Moi ça me fait juste rire un canard, je cherche pas à savoir plus. J'ai autre chose à foutre. » Elle avait prononcé ça d'un air blasé. Elle n'en avait sérieusement rien à faire de savoir si le canard croassait ou encore s'il miaulait. Elle tira sur son joint, et laissa s'échapper la fumée lentement, les yeux rivés à nouveau sur les paisibles animaux.

Addison était coriace, il tenta une nouvelle fois de lui demander ce qu'elle avait fait la veille. Ce coup-ci, plus de sous entendus vaseux, il y était allé franc jeu. Sutton ne répondit pas immédiatement. Laissant un léger silence s'installer. Non qu'elle voulait laisser planer le suspens, mais elle cherchait surtout un moyen de se sortir de cette situation. Ce sujet ne lui plaisait absolument pas. Elle ne voulait pas en parler. Elle ne pouvait pas. Hors de question de s'expliquer sur le fait qu'elle avait besoin de fric, alors qu'elle aurait très bien pu en demander à son oncle richissime. Hors de question d'avouer qu'elle était intéressée par une reprise d'études, alors qu'elle avait toujours clamé à qui voulait l'entendre que c'était surfait et que cela n'apportait rien de se documenter sur la physique quantique ou l'origine des langues dans les pays de l'Oural. Mais il était encore trop tôt, et son cerveau ne fonctionnait pas tout à fait. Alors elle lui répondit le plus simplement du monde. « Je t'assure là, mec, que tu serais bien plus intéressé par un de mes savoirs inutiles sur les canards plutôt que je te raconte ma soirée d'hier. » Ce n'était ni clair, ni original. Cette réponse ne faisait en aucun cas avancer le shmilblick, mais au moins, elle espérait gagner un peu de temps. Et puis faire attendre indéfiniment son ami ne servait en rien leur intérêt. Elle ne trouverait pas d'idée plus intelligente et lui ne ferait sûrement que supposer qu'elle souhaitait lui cacher quelque chose d'énorme. D'accord, elle avait un secret, mais ce n'était pas non plus le code de l'arme nucléaire des USA.
Sentant le regard insistant d'AJ sur elle, alors même qu'elle ne lui jetait que des regards en coin, Sutton se sentit obligée de reprendre une explication. Elle tenta de justifier son absence de la veille comme elle le pouvait, en jouant la carte du "tu me connais, je suis une vieille droguée de merde", alors qu'elle tirait une nouvelle fois sur son joint. « Non mais il y a rien à en dire. J'étais claquée, de ma semaine, du boulot, je sais pas. Et puis bon, en rentrant j'me suis fait un joint et j'ai sorti ma boite à pilules magiques aussi, du coup je pense que ça m'a aidé à m'assoupir sans m'en rendre compte. » Elle daigna enfin poser son regard sur Addison, alors qu'il était toujours à ses côtés sur ce banc miteux. Elle fit une moue résignée et reprit la parole rapidement, d'une voix basse et boudeuse. « Et puis c'était pas neuf heures... » tenta-t-elle de s'expliquer. Elle cherchait des excuses alors que là n'était pas vraiment le propos. Il voulait savoir ce qui avait fait qu'elle avait tant dérogé à ses habitudes, mais elle n'était pas prête à partager son secret. Pas pour le moment.