Ma vie est l'un de ces gros bordels que l'on croise rarement. Quand on y pense, elle ferait presque un bon scénario pour téléfilm dramatique que l'on regarde le dimanche après midi. Ce genre d'histoire généralement mélancolique avec des passages plein d'espoir. On verse une larme, on sourit, on gueule, puis ça recommence, on ressort les mouchoirs. C'est à se demander si Dieu n'est pas un producteur américain à la retraite.Ouais, mon enfance n'est autre que l'un des clichés basiques du cinéma. Vous savez, le gamin délaissé par son père et complètement paumé. C'est à peu près ce que j'ai été. Ma mère, archéologue a trouvé la bonne idée de voyager alors qu'elle était enceinte jusqu'aux os. J'ai donc inspiré ma première bouffée d'oxygène à Moscou. Le petit british a fait évacué ses premières larmes en Russie. A ce moment, je savais pas encore ce que l'avenir me réservait. Si j'avais su, putain, j'aurais tout fait pour rester logé dans le ventre de ma mère, jusqu'à l'asphyxie. Vous parlez d'une libération.

1. Sure as I am breathing. Sure as I'm sad.
I'll keep this wisdom in my flesh.

Ma mère était une femme respectable bien qu'un peu dérangée. J'ai jamais vraiment connu mon père même si de vieux souvenirs disent qu'il m'a vu marcher et pisser dans mon lit. Faut dire qu'à trois ans on regarde les choses sans vraiment les enregistrer. On me disait souvent que c'était un grand homme mais je ne cessais de répéter que je ne voyais pas en quoi abandonner son morveux le rendait bien. Au fond, je crois que je vivais à travers le regard de ma mère. Elle ne l'aimait pas alors pourquoi est-ce que je devais l'aimer ? Il nous avait abandonnés comme le disait régulièrement Dolareen. Du haut de ses un mètre soixante douze, elle plongeait ses grands yeux bleus dans les miens et me répétait oh combien mon géniteur pouvait être un connard. Et moi, avec mes dix années de vie dans la gueule je gobais ses paroles. Je la croyais comme un catholique ne pourrait remettre la parole d'un curé en doute. C'était juste impensable. Cette femme était mon seul modèle pour l'avenir. Vous savez, ce repère dont un enfant a besoin pour ne pas se perdre en route. J'y étais tellement attaché que j'ai même pas cherché à reprendre contact avec mon père. La seule chose que je savais de lui était son prénom, Jack. Faut dire que j'avais pas vraiment l'environnement fait pour essayer d'en savoir plus sur lui. Vivre à cent à l'heure avec une femme hystérique n'est pas toujours facile. J'me souviens de la vieille dame d'en face qui ne cessait de lui dire qu'elle était jeune et avait le temps devant elle. Dolareen se figeait alors à cette phrase et souriait. Peut-être trouvait-elle une part de vérité dans les paroles de ce vieux fossile qui passait ses derniers jours assise devant sa fenêtre à guetter le quartier.

C'est à mes onze ans que ma vie commence réellement à partir en vrille. J'apprends que ma mère est atteinte d'un cancer. Ok, sur le coup, j'ai pas vraiment eu l'intelligence de réagir. Je savais pas ce que c'était. Non pas que j'étais un pauvre gosse qui savait rien à la vie mais j'y avais jamais vraiment pensé. Ni moi, ni maman d'ailleurs. On vivait en se disant que ce genre de choses n'arrivent qu'aux autres. Seulement voilà, quand ça vous tombe sur le coin de la figure c'est un peu comme si soudainement le monde s'écroulait sous vos yeux. Rien ne change en apparence et pourtant, intérieurement, c'est le vide intergalactique. Je me souviens avoir demandé à Dolareen si elle allait mourir. Elle m'a regardé en souriant avant de me dire d'une voix presque évidente que non. C'est grâce à son optimisme que j'ai accepté sa maladie. La perte de ses cheveux. Son état de faiblesse grandissant. Oui, si elle riait, je devais rire aussi. Ça c'est toujours passé comme ça entre nous. Je me souviens du jour de sa mort. Il faisait froid dehors, il neigeait même. Couchée dans son lit d'hôpital elle me tenait fermement la main. Fin non, c'est moi qui la tenait au point de lui briser les doigts. Comme si cette pression allait détruire à elle seul cette foutue maladie, comme si. Je voulais pas qu'elle me laisse. J'allais faire quoi tout seul, moi ? C'est une pensée des plus égoïstes mais qui n'y a pas songé ? Et Dolareen qui ne cessait de me dire que c'était rien. Même avec un pied dans la tombe la seule chose qui comptait était de me préserver. Mais merde, je le savais qu'elle allait mourir, là, sous mes doigts. J'ai pu entendre la mort frapper à la porte de cette chambre avant d'épouser ma mère. Je m'y étais préparé, c'est pour ça que je n'ai pas versé la moindre larme. La seule chose à laquelle j'ai pensé pendant qu'on enterrait son corps était les paroles de notre voisine. Comme quoi cette vieille peau avait tord. Personne ne peut prétendre avoir la vie devant soi puisque la mort est elle aussi de la partie.

2. I been wounded, I been healed.

« De toute façon, Jack, tu n'es pas mon père. T'es que celui qui me donne un toit et à bouffer. » C'est l'une des premières phrases que j'ai balancé au visage de mon père. Elle n'était autre que la source d'un gamin en deuil et en pleine crise d'adolescence. J'étais tellement paumé à ce moment là que j'en voulais à la terre entière. Vivre avec ce type était l'une des pires choses qu'il pouvait m'arriver. Je ne le connaissais pas. Je ne voulais même pas le connaître. Je me confortais dans mes idées et mes souvenirs pour construire entre lui et moi une barrière que je pensais indestructible. A cette époque, mon monde s'est écroulé et je me sentais débordé par la situation. Vous savez, un peu comme une île après le passage d'un tsunami. C'est douloureux et on y perd beaucoup. Pourtant il faut fatalement reconstruire si l'on ne veut pas finir emporté par la tragédie du temps. J'ai décidé de me foutre un coup de pied au cul pour me bouger. J'en avais marre, mais tellement marre de me morfondre. J'ai aussi très vite compris que ce ne serait pas ce désespoir qui me rapprocherait de mon géniteur. Puis finalement, c'est presque venu naturellement. Je me suis intéressé à sa vie parce que le contraire n'aurait pas lieu. J'étais, aux yeux de Jack, le simple spermatozoïde qui avait gagné la course. Ça réveillait en moi un monstre qui aurait été capable de tout détruire sur son passage. C'est certainement grâce à ce démon, à cette bête qui grondait au plus profond de mon âme que je me suis intéressé à la psychologie. Je vous jure, je pensais que j'étais un malade mental. Un schizophrène ou un truc du genre. C'est en faisant quelques lectures que j'ai réalisé pourquoi mon père était si absent. La psychologie humaine est si tordue et incompréhensible qu'elle en est fascinante. Je suis moi aussi devenu fou de ce milieu et je n'ai cessé de me nourrir des connaissances de Jack. J'crois même qu'au final je le voyais autrement qu'un connard. Ouais, si je me souviens bien, j'ai même eu de l'estime pour lui. Trop tard peut-être, j'en sais rien.

Mon père est celui qui m'a poussé à faire des études. Sans lui je crois même que j'aurais arrêté les cours à seize ans pour devenir le roi du monde. J'étais un ado complètement déconnecté de la réalité et un peu trop sûr de lui. C'est en entrant à la fac que j'ai rencontré un type génial. Imran Johar. Je sais pas si c'était la chambre, ou l'odeur de transpiration de Suzie qui m'attendait devant la porte pour sortir mais putain, j'ai directement accroché. Un peu comme un coup de foudre mais amical. C'est presque cliché de dire ça mais j'ai toujours adoré ça. Ce soir là, j'ai même dit à super Suz' que je la plaquais pour réviser. Au final, je voulais juste passer la soirée avec Johar pour boire une bière et refaire le monde. Ouais, c'est à partir de cette soirée là que je ne l'ai plus quitté. Quand j'y pense on était les deux gars inséparables. Un peu comme Tintin et Milou, Batman et Robin, Astérix et Obélix, Tom-Tom et Nana, bref, vous avez compris, un duo de choc. Sauf qu'on le sait tous, la vie nous réserve des surprises plus ou moins difficiles à accepter.

Tout est allé trop vite. Ou en même temps. C'est haut la main que j'ai obtenu mon diplôme. Pendant que mon chapeau s'élèvait dans le ciel, pendant que je serrais entre mes doigts le morceau de papier qui it ma fierté, le cœur de mon père s'arrêtait de battre subitement. Nouveau coup de pelle dans la figure. Me voilà dévisagé par un nouvel obstacle. J'ai même pas eu le temps de respirer, de me remettre de ce choc que déjà, je me devais de reprendre son affaire. On ne m'a même pas demandé mon avis. Mon père comptait sur moi et puis c'est tout. Vous m'entendez ? C'est tout. Oui, ça c'est passé à peu près comme ça « tu fermes ta gueule James Graham. Tu la fermes et tu assumes. » Comme si j'avais besoin de ça, Imran avait lui aussi fait ses valises pour quitter le territoire et partir en Inde. A l'aéroport, j'aurais bien aimé le retenir mais j'en ai pas eu le courage. Pas la force. Mes pulsions égoïstes sont donc restées au fond de mon âme. Je l'ai serré une dernière fois dans mes bras en lui faisant promettre de me donner des nouvelles. Bien sûr, il l'a fait. Nous n'avons pas cessé de nous donner des nouvelles. En fait, ce sont ses lettres qui m'ont aidé à tenir le coup, à ne pas craquer de suite. Sans le savoir réellement, cet homme était celui qui avait une plus grande influence sur mes nerfs. Et ce, même avec des heures de vol dans les ailes. C'était comme si la séparation n'existait pas. Jusqu'au jour où mes lettres n'ont plus eu de réponse. Pas un seul mot. Rien. Du jour au lendemain tout s'est sauvagement arrêté. Encore une fois, j'ai eu l'impression de perdre quelqu'un j'aimais. Et dieu sait comme cela a pu me rendre dingue. Mes nerfs ont même lâché après une consultation. J'ai littéralement détruit mon bureau. Ou plutôt celui de mon père. Les vases se sont retrouvés au sol, victime de la violence que je contenais en moi depuis ma naissance. Rien au monde ne m'a fait plus de bien que d'envoyer balader les objets qui me passaient sous la main. Absolument rien. C'est là que j'ai eu un déclic. Je ne pouvais continuer à vivre comme ça, je devais faire quelque chose de ma vie si je ne voulais pas devenir dingue et finir assit sur ce canapé à raconter mes malheurs. Sur un coup de tête, j'ai tout plaqué. Comme un pauvre taré que je suis, j'ai décidé de découvrir le monde. De nouvelles sensations.

3. Society, you're a crazy breed.

Trois ans. J'ai passé trois années à parcourir le globe, à la conquête du monde et de ses civilisations. A la recherche d'une liberté suprême. J'ai laissé ma trace sur chaque bout de terre que je pouvais fouler. Je ne me suis jamais sentis aussi vivant que durant ces longs mois. A ne vivre que pour découvrir. De toute façon, j'avais tout perdu, je n'avais plus aucune attache. Plus de sentiments. Je semblais vidé de toutes ces choses qui autrefois pourrissait mon corps et grignotait mon esprit. Comparable à un oiseau sauvage, je volais des mes ailes déployées au dessus du monde sans jamais réellement l'atteindre. Je marchais dans la foule sans que l'on ne me remarque. Petit à petit, toutes ces douleurs factices qui me détruisaient se sont retrouvées détruites jusqu'à ce qu'un petit bout d'Australie ne me retienne. Ce morceau de paradis se dénommait Savannah. Grande brune aux yeux verts. Ce qui m'a attiré chez elle était son sourire. Ouais, ce superbe sourire toujours fièrement attaché à ses lèvres pulpeuses. C'qu'elle était belle. Ce qu'elle pouvait respirer la vie, aussi. C'est sa façon de vivre qui m'a rendu raide dingue de cette femme. Je l'ai aimé comme je n'ai jamais aimé personne. Comme on aime se sentir vivre. Je me suis laissé allé, là, perdu dans ses draps. Lorsque je suis entré dans sa vie, je n'ai jamais su en sortir. J'ai passé les plus belles années de ma vie en sa compagnie. Je n'ai cessé de l'admirer dans chaque geste qu'elle réalisait. Sa philosophie de la vie complètement décalé m'a redonné le courage de vivre en société, comme tout le monde. Ouais, j'ai accepté de reprendre un train de vie presque normal pour elle. Pour renouer avec la vie, comme on dit. Après tout, j'étais heureux, le reste importait peu.

Ouais fin, il importait peu jusqu'au moment où j'ai retrouvé Savannah dans la cuisine de notre minuscule loft. Elle était là, couchée, dans les vapes. Du sang coulait de son nez alors que la jeune femme me disait qu'elle n'avait certainement pas assez mangé à midi. Elle ne voulait pas que je l'emmène à l'hôpital mais putain, elle était si faible que je l'ai pas écouté. J'ai du rouler comme un malade mais l'important était de la confier à un médecin. Puis c'est ce jour là que le monde s'est une nouvelle fois écroulé. Une tumeur de la taille d'une balle de golf était logée dans le crâne de la femme que j'aimais. On tenterait donc le traitement malgré le peu de chance de survie de celle-ci. Naïf que j'étais, j'ai eu l'espoir que les infirmiers se trompaient. Oui, j'ai espéré comme un pauvre idiot que Savannah s'en sortirait et épaterait tout le monde. Elle était indestructible cette fille. Même elle le disait. Pourtant, un matin, au réveil, je n'ai pas senti son corps se coller au mien comme elle aimait si souvent le faire. Non, à la place de là, j'ai eu droit à un silence morbide. Je l'ai alors enlacé pour réchauffer son corps glacé. Je pensais qu'elle avait froid. Mais non, putain non, Savah' était morte, à côté de moi. J'avais peut-être même passé la nuit avec son cadavre à côté sans le savoir. J'ai dû passer une demi heure à la secouer dans l'espoir qu'elle reprenne connaissance. Je voulais pas lâcher l'affaire, j'voulais pas la laisser partir. Revivre le cauchemar que j'avais vécu avec ma mère. Il était impossible de me faire à l'idée que de toute façon, c'était trop tard. Son corps froid en témoignait. Je l'ai alors tenu dans mes bras et c'est là que toutes les larmes ont coulées. Une à une, sur mes joues déjà brûlées. La marée est montée pour laisser s'écouler sur ma peau une nouvelle agonie qui me marquerait à vie. Petite pute de tragédie.

3. Rather than love, than monney, than faith, than fame, than fairness, give me truth.

Peu après la mort de Savannah, j'ai songé au suicide sans jamais passer à l'acte. Par manque de courage peut-être. Ou tout simplement parce que je ne le voulais pas réellement. J'ai toujours eu horreur de me morfondre sur mon sort. Je n'ai cessé de penser à son sourire et je me suis relevé. De mes cendres, je suis devenu flamme. J'ai quitté l'Australie et les mauvais souvenirs qu'il portait pour me perdre à Arrowsic. J'y ai planté ma tente pour me promettre de ne plus en partir. Du moins, pas avant de nombreuses années. J'ai même trouvé un job de professeur d'histoire. Alors que je traînais dans une librairie, je suis tombé sur le livre d'Imran Johar. Sur le coup, mon cœur s'est foutu à battre comme un attardé. J'étais à deux doigts de la crise cardiaque. J'ai dû regarder vingt fois avant de l'acheter. Mais non c'était bien lui. Son prénom, son nom. Merde. Imran. C'est d'ailleurs à la lecture de ce fameux bouquin que toute haine envers mon vieil ami s'est dissoute. J'ai même eu l'impression que pour une fois, quelque chose de positif se passait dans ma vie. Mon obsession fut alors celle de le retrouver. Reprendre un contact qui était comme indispensable à mon existence.

Comme je le désirais depuis la lecture du livre, j'ai retrouvé Imran, sur cette place de marché. C'est au milieu de la foule que je l'ai vu s'approcher de moi comme un point de lumière au milieu de l'obscurité. Toutes ces années qui nous séparaient ont fondues comme neige au soleil. Je me suis encore une fois laissé surprendre par le lien qui nous unissait. Le court de notre vie a repris là où il s'était arrêté. Ce jour là fut de loin l'un des plus beaux de mon existence. Ce genre de moment tellement fort en émotion que votre cœur joue aux montagnes russes sous votre cage thoracique. Le monde pouvait bien s'écroulait autour de moi que je ne regardais que lui. Putain, Imran, pauvre con, tu m'as manqué. Me fais plus jamais ça. T'entends ? Jamais. Immense vague d'oxygène.

Et mon âme mutilée par les tragédies de la vie semble, l'espace d'un instant, se perdre dans tes yeux.