R. Eden Stafford
« You gave me a forever
within the numbered days, and I’m grateful. »
Il fait noir, tellement noir… On dirait que je flotte, je me sens légère comme une plume et je n’ai plus mal. Il y a tellement longtemps que j’éprouve de la douleur que je ne me souviens même pas de la dernière fois où j’ai simplement pu m’étendre comme ça, immobile, sans que les dizaines d’ecchymoses qui recouvrent mon corps ne se fassent sentir. C’est étrange, j’ai beau essayer d’ouvrir les yeux ou de bouger ne serait-ce qu’un doigt, je n’y arrive pas. J’abandonne, ça exige trop d’effort de ma part. C’est beaucoup plus facile de me laisser couler au fond de la mare de noirceur qui m’avale. Je m’enfonce doucement, tout doucement. Je n’ai plus conscience de rien, sauf de mes pensées qui se muent en souvenirs.« -
Rebecca, ne cours pas dans la maison comme ça, voyons ! Qu’est-ce qui te prend ?!-
C’est Papa, il arrive ! Il arrive ! »
Mon père était militaire et, pour que nous n’ayons pas à toujours déménager, il faisait de longs séjours sur les bases un peu partout au pays. Lorsqu’il revenait pour passer du temps avec sa famille, c’était toujours la fête, surtout pour moi, fillette de six ans alors éperdument amoureuse de son père.
Je me souviens clairement de cette fois-là. Pourquoi cette soirée plus qu’une autre, je ne le sais pas, mais quand je pense aux bons souvenirs que j’ai avec mon père, c’est toujours ce qui me revient en mémoire. Dans ma hâte de le retrouver, j’avais manqué une marche du perron et, s’il n’avait pas été là pour m’attraper au vol, je me serais écrasée sur le sol. Il m’a alors levée au bout de ses bras et m’a fait tournoyer, à mon grand plaisir. Plus je riais, plus il tournait. J’avais l’impression de voler.
« -
Non, tu n’iras pas à New York ! C’est trop dangereux, surtout pour une fille. Tu ne sais pas ce qu'est la vie dans les grandes villes.-
Mais Papa, j’ai été accepté dans une des meilleures écoles d’art du pays ! Te rends-tu compte de ce que ça veut dire ?-
Choisis une école, n’importe quelle autre, peu importe l’endroit. Si ce n’est pas New York, tu peux y aller. »
Mon père a toujours été strict, sans doute un héritage de son éducation militaire. Je ne m’attendais pas à ce qu’il accueille avec joie l’idée de mon départ, mais je ne doutais pas non plus qu’il ne voudrait pas me voir gaspiller mon talent toute ma vie à Arrowsic. Pourtant, la discussion s’annonçait plus difficile que je l’avais prévue de prime abord et, du haut de mes vingt ans, j’étais prête à défendre mon point de vue.
« -
Non.-
Quoi ?-
Non. Non, je ne choisirai pas une autre école. C’est hors de question. Si tu ne veux pas m’aider, je vais me débrouiller toute seule, mais je vais y aller de toute façon. J’aurais vraiment aimé avoir ta bénédiction, je croyais que tu comprendrais que c’est une occasion unique pour moi de développer mon talent. Il semblerait que je me sois trompée. »
Il y a eu un long silence, tellement long que j’ai eu peur de ne pas avoir choisi la bonne stratégie. Puis, quelque chose a changé dans son regard, comme une étincelle qui s'allume.
« -
C'est si important que ça pour toi, n'est-ce pas ? »
Malgré moi, je sentis les larmes me monter aux yeux et je ne pus que hocher la tête. Avec un soupir résigné, il ouvrit les bras et je m'y réfugiai, incroyablement heureuse.
« -
D'accord, on va s'organiser. Tu peux y aller, dans ton école d'art. »
Si j'avais su dans quoi je m'embarquais, je n'aurais jamais discuté et je serais restée à Arrowsic toute ma vie...
Je l'ai rencontré dans ma première semaine à l'académie d'art. Il s'appelait David, il avait vingt-trois ans, il était grand, beau, intelligent et, du moment où mon regard s'est posé sur lui, je n'ai plus eu d'yeux pour personnes d'autre. Il était, à mon avis, le plus beau mec de toute l'académie. Il m'a fallu un moment pour rassembler le courage de l'approcher, mais ça c'est finalement produit tout seul. Un jour où j'étais assise dans un parc, cahier de croquis sur les genoux et fusain à la main, il s'est adonné à passer. Il a aperçu du coin de l'œil mes dessins et, impressionné, s'est invité à mes côtés. D'abord complètement pétrifiée, incertaine de ce que je devais dire ou faire, j'ai pourtant fini par me sentir complètement à l'aise et, par la fin de l'après-midi, on aurait juré qu'on se connaissait depuis toujours. C'est qu'en plus de sa belle gueule, David avait une personnalité charmeuse et un sens de l'humour à l'épreuve de tout.
Au fil des jours, nous sommes devenus amis. Il n'était pas rare de nous voir ensemble durant les pauses, ou encore au petit café en face de l'école, occupés à parler d'art et d'expositions en buvant un cappuccino. Ensemble, nous rêvions de créer une collection digne des plus grandes galeries d'art. Avec mon talent et son imagination, disait-il, nous deviendrions les prochains Monet. J'étais jeune, amoureuse par-dessus la tête et séduite par la gloire qu'il faisait miroiter devant mes yeux. J'étais tellement inconsciente des risques que, lorsque que David m'a invitée au cinéma ce soir-là comme premier rendez-vous, je n'ai même pas senti le piège se refermer sur moi.
Ça faisait trois mois que nous sortions ensemble la première fois où il a rencontré mes parents. Malgré son air charmeur, son sourire chaleureux et ses bonnes manières irréprochables, il n'a plu à ma famille, surtout à mon père. Je l'ai vu tout de suite dans la tension qui transparaissait dans ses gestes et dans la froideur dont il a fait preuve durant tout le repas. Ma mère, elle, ne s'est pas complètement départie de son air méfiant, même si elle s'est montrée beaucoup plus chaleureuse que mon paternel. La soirée s'est donc avérée pénible, tout comme les six heures de route que nous avons dû faire pour retourner à notre appart de New York, durant lesquels nous avons à peine échangé quelques mots. David conduisait, le regard perdu au loin sur l’autoroute, la mâchoire serrée. Je sentais que quelque chose n’allait pas, qu’il était fâché (pour ne pas dire hors de lui !), mais je n’arrivais pas à comprendre ce qui le mettait dans un tel état. D’accord, mes parents n’avaient pas été particulièrement accueillants, mais il ne se faisait sûrement pas du mauvais sang à ce sujet !
Ce soir-là, une fois étendus ensemble dans notre chambre, j’ai décidé d’aborder le sujet, inquiète à l’idée que ma famille ait fait quelque chose qui risquerait de l’éloigner de moi. En me collant sur lui, un peu séductrice mais très sérieuse, je lui ai demandé si quelque chose n’allait pas.
«
- Oui… Tes parents ne m’aiment pas, n’est-ce pas ?
- Je ne dirais pas ça, non. Disons qu’ils sont juste un peu… réticents à l’idée que leur fille unique ait finalement grandie. Tu vas voir, ça va se replacer et je suis sûre qu’ils vont finir par t’adorer.
- Mouais…
- Allez, ne t’en fais pas avec ça.
- Bon, d’accord, » concéda-t-il d’un air résigné. «
Mais tu aurais pu en faire un peu plus pour qu’ils m’aiment.
- Mais qu’est-ce que tu racontes ? »
D’un coup sec, j’ai relevé la tête pour lui jeter un coup d’œil surpris. Je n’en croyais pas mes oreilles et, surtout, je ne voyais absolument pas ce que j’aurais pu faire de plus pour que mes parents l’apprécient. D’ailleurs, pourquoi en faisait-il toute une histoire ? Ce n’était pas si grave, il me semble. Il était encore temps d’arranger les choses.
«
- Tu aurais pu prendre ma défense, ou encore leur parler ! Enfin, ce sont tes parents, tu ne trouves pas important qu’ils approuvent de ton choix de conjoint ?!
- Oui, mais…
- Il n’y a pas de "mais" qui tienne ! Tu aurais dû leur parler.
- Je suis désolée, je ne pensais pas que ça t’affectait autant. Tu aurais quand même pu m’en parler toi aussi, au lieu de faire la gueule. »
Vexée, je m’étais étendue sur le dos, les bras croisés, bien décidée à le bouder aussi longtemps qu’il le faudrait. Je n’ai pas dû y mettre beaucoup d’effort pourtant puisqu’après un moment de silence – où, concentrée sur ma frustration, je n’ai pas remarqué la colère et la tension qui s’était affichée sur son visage – et un soupir, il a passé de nouveau un bras autour de mes épaules.
«
- D’accord, d’accord, t’as raison. J’aurais t’en parler au lieu de m’enfermer tout seul dans mon coin. »
Il a déposé un baiser sur mon front, puis :
«
- Tu n’es pas fâchée ?
- Non, évidemment pas. Je t’aime, tu le sais bien.
- Je t’aime aussi, même si je suis un idiot parfois.
- Si tu me le permets, je m’abstiendrai de commenter là-dessus. »
J’ai terminé la conversation sur cette réplique, un sourire espiègle aux lèvres. Je ne me doutais pas que cette petite crise, aussi surprenante qu’incompréhensible, n’était que le début de mon enfer personnel.
Deux semaines plus tard, c’était la fin de la lune de miel.
David a commis l’irréparable.
Durant une dispute particulièrement enflammée, il a perdu patience et m’a frappée.
Nous sommes restés immobiles un moment, lui en fixant d’un air surpris sa main encore levée et moi en tâtant doucement ma joue chaude sur laquelle s’imprimait déjà la trace de ses doigts.
Quelques secondes plus tard, il était à mes pieds et implorait mon pardon.
C’est alors que j’ai fait à mon tour l’impensable.
Je suis restée.
Je m’étais toujours promis que je n’accepterais jamais qu’un homme me frappe et, pourtant, voilà que je venais de faire exactement le contraire.
Je ne me comprenais plus.
Peut-être que si à ce moment-là j’avais écouté ma raison qui me disait de fuir, fuir le plus vite possible tant que je pouvais encore le faire, la situation n’aurait pas escaladé aussi vite.
Peut-être que je n’y aurais pas perdu quatre ans de ma vie.
Peut-être.
Mais je ne le saurai jamais, parce que j’ai décidé de rester.
J’ai appris à camoufler les ecchymoses. Les cols roulés et le fond de teint sont devenus mes meilleurs amis. Quand j’avais des blessures au visage, je n’allais pas à l’école. Je m’enfermais chez moi jusqu’à ce qu’elles aient assez pâli. Mais David n’était pas con non plus, il évitait de viser le visage autant que possible.
J’ai aussi appris à ignorer la douleur. Les premières semaines ont été les plus difficiles, mais peu à peu, c’est l’idée de pouvoir bouger sans qu’aucune partie de mon corps n’élance qui est devenue étrange.
La seule chose qui m’a permis de tenir le coup, c’est le dessin. Je dessinais tout le temps, partout, à propos de tout. Je ne pouvais plus toucher à la peinture que si David le décidait, mais il ne pouvait pas m’enlever les crayons de plomb ou les stylos qui me tombaient sous la main. Au restaurant, à la maison, partout, je dessinais. J’avais tellement de ces croquis qu’un des tiroirs de ma commode en était plein, soigneusement cachés sous une couche de vêtements.
Peu à peu, je me suis isolée. Si je ne parlais à personne, j’avais moins de chance de rendre David furieux. Il était toujours malade de jalousie et, à chaque jour qui passait, ça empirait. J’ai perdu des amis et j’ai même coupé les ponts avec ma famille.
C’est ce qui m’a sauvé la vie.
Je flotte encore, mais je sens une force qui me tire vers le haut. J'entends des voix autour de moi, celle d'une femme qui chante des berceuses – ma mère – et celle d'un homme qui récite à mi-voix des supplications remplies de tristesse – mon père. C'est plus fort que moi, même si je veux rester dans le confort de la noirceur, je sens leur voix qui me ramène à la réalité. Tout ce qui compte en cet instant, c'est d'effacer la douleur dans la chanson de ma mère et la culpabilité dans les prières de mon père. Dans un effort qui me semble surhumain, j'ouvre les yeux. Le plafond blanc et le bip-bip incessant de machines m'indiquent que je suis à l'hôpital. Ça ne me surprend pas vraiment, même si je me souviens plus ou moins de ce qui s'est passé. Je tourne lentement la tête vers ma mère. Penchée sur mon lit, elle n'a pas vu que j'ai ouvert les yeux. Je sens ses larmes qui coulent sur ma main, qu'elle tient dans la sienne. Je la serre doucement.
« - Ma…man… »
Elle lève la tête, comme incertaine qu’elle a bien entendu. J’imagine qu’elle a plus d’une fois espéré entendre ce mot.
Je n’oublierai jamais le regard qu’elle a eu quand elle a compris que je lui étais bel et bien revenue.
Je n’oublierai pas non plus le soulagement que j'ai lu sur le visage de mon père.Ça m’aura pris une cheville et deux côtes cassées, d’innombrables ecchymoses, une commotion cérébrale, une hémorragie interne et un coma de six mois pour me sortir de cette situation de merde.
Et ce n’est même pas moi qui ai eu le courage d’y mettre fin, ce sont mes parents.
Mes parents qui ont finalement décidé, après six mois de silence de ma part, de venir me voir à New York pour comprendre.
Mes parents qui sont entrés dans l’appartement pour me retrouver sur le plancher, ensanglantée et inconsciente.
J’ai vraiment failli y passer. Ils m’ont sauvé la vie.
Je ne me souviens que très peu de cette soirée. J’ai encore le vertige quand je me dis que je suis presque morte parce que j’ai été trop stupide pour écouter mon instinct de survie.
Je m’en veux, surtout quand je considère toutes les séquelles que je conserve de cette expérience.
Je souffre encore de stress post-traumatique et je déteste cette faiblesse facilement exploitable. J'ai encore des flashbacks parfois, même si ma situation s'est améliorée et, quand ça m'arrive, je perds complètement contact avec la réalité.
Même si je suis physiquement guérie, qu’il n’y a plus aucune blessure sur mon corps,
moi je les vois encore.
Je suis brisée en tellement de morceaux que je ne sais même pas par où commencer à les ramasser.
La seule chose dont je suis certaine, c’est que la peinture me fait un bien immense. Quand il y a trop d’émotions en moi, quand je sais que je vais exploser de rage ou de tristesse, je me mets à peindre. J’ai d’ailleurs abandonné mon prénom. Depuis que je suis revenue à Arrowsic, j’ai choisi de me présenter comme Eden, qui est aussi mon nom d’artiste. Il représente le nouveau départ dont j’essaie de profiter le plus possible. C'est difficile, avec tous les gens qui me connaissaient depuis toute petite et qui, forcément, ont appris mon histoire.
J’ai pourtant ouvert une petite librairie. J’habite au-dessus, dans un joli loft plein de fenêtres. C’est aussi là que j’ai installé mon studio. C’est mon jardin secret.
Je veux me reconstruire. Je veux redevenir comme avant. Je refuse de laisser David me détruire complètement, même s’il m’a fait subir l’enfer pendant quatre ans.
Je n’espère pas oublier, je sais bien que c’est impossible.
Mais je compte bien apprendre de mes erreurs et ça ne se reproduira plus jamais.
Jamais.