« Shiloh tu vas être en retard ! » La voix de ma mère raisonnait à travers toutes les pièces de la maison que nous occupions, mes parents et moi. J'étais fils unique, cela suffisait bien assez à mes parents, qui n'avaient que très peu de temps à consacrer à leur petite progéniture. Raison pour laquelle je devais être indépendant. J'étais originaire de Denver, dans le Colorado, et j'avais toujours habité là. Aujourd'hui, c'était le grand départ, et c'était la première fois que je décollais tel un corbeau solitaire en direction de San Diego pour y faire mes classes. Le corps des US Marines s'ouvrait face à moi, et j'avais l'impression que cela excitait mes parents bien plus que moi-même, alors que "normalement" ce devrait être l'inverse. En vérité j'avais travaillé tellement dur pour toucher à mon but que pour moi cela paraissait comme une évidence. Moi, un gars fortuné de la ville que tout opposé à un avenir militaire, j'allais pouvoir prouver aux gens qui m'entouraient que tout n'était pas déjà tracé à la naissance, que nous avions toujours le choix, que nous pouvions tracer notre propre chemin sans que l'appartenance ethnique, la classe sociale ni même la religion n'aient un mot à dire à cela. Moi c'était ça qui m'excitait.

Mais cela avait beau être terriblement excitant d'arriver à ses fins, j'allais tout de même quitter les personnes qui avaient animé ma vie étudiante à Denver, et j'allais surtout quitter ma petite amie avec qui j'avais passé les trois plus belles années de ma vie. Sans pour autant rompre, nous étions conscients du fait que nous allions être séparés par plus de mille kilomètres, et cela me brisait profondément le coeur. Je n'avais pas pour habitude d'être un grand sentimental, mais là, c'était de ma petite amie qu'il s'agissait. En plus, je ne l'avais mise au courant de mes projets militaires que très peu de temps avant mon départ, première erreur : elle n'allait pas avoir le temps de se préparer psychologiquement. Mais là, c'était parti, je ne pouvais plus faire marche-arrière, j'étais inscrit, j'étais attendu, ma destinée m'attendait à la côté pacifique.

Là-bas, tout était comme je me l'imaginais. Règles strictes, un anonymat presque inquiétant, de nouvelles personnes, de nouveaux tempéraments... Il fallait s'y habituer, mais j'avais la chance d'être quelqu'un s'adaptant facilement, cela jouait plutôt bien en ma faveur.  C'était une formation dure qui demandait beaucoup de rigueur, mais j'avais de la rigueur à revendre : j'étais habitué à cela. Je me fis rapidement beaucoup d'amis, les gens qui partageait ma promotion principalement, nous avions presque tous le même âge, nous partagions presque tous les mêmes centres d'intérêts, nous ne pouvions que devenir amis en réalité. Mais dans le travail, il faut savoir distinguer relations amicales et relations professionnelles... Mon rêve d'armée coupa court. Un soir où nous étions de garde, mes camarades - s'ennuyant et trouvant cela injuste de devoir être de garde deux soirs de suite - eurent la très mauvaise idée de faire une petite escapade en ville. J'étais scindé en deux... Moi je voulais rester, pour éviter de me faire taper sur les doigts, mais leur petite virée me tentait bien aussi pour décompresser. Ils m'avaient promis de rentrer une bout d'une heure. Au petit matin nous n'étions toujours pas rentrés, nous étions ivres morts sur les banquettes du 4x4 que nous avions emprunté. Evidemment, le lendemain j'étais chez moi, foutu dehors par le sergent.

C'était tellement con de se faire virer comme ça, je m'en voulais tellement. Je n'avais vu personne et j'avais refusé de sortir de ma chambre pendant trois jours. Mes parents, eux, ne voulaient même plus m'adresser la parole. Ils voyaient ça comme une trahison pour eux, cela allait manquer à leur réputation, on allait parler sur eux. De toute façon ce n'était que ce qui les intéressait. Ma version de l'histoire et ce que je pouvais ressentir pour avoir été trompé de la sorte, cela ne les intéressaient vraiment pas. Même ma petite amie m'avait tourné le dos, elle ne voulait pas avoir affaire à un Marine raté. C'était un peu la fin de moi, le début de la descente aux enfers. En réalité, j'avais l'impression d'avoir foiré ma vie et plus rien ne m'importait. Le petit enfant modèle que j'étais avant de partir pour San Diego se consumait de l'intérieur, personne ne pouvait rien y faire. Au bout de quelques mois plus personne ne me reconnaissait. C'était comme si je n'existais plus, que je m'étais réveillé un bon matin en étant quelqu'un d'autre, de totalement différent. Et là, mes parents commençèrent enfin à s'inquiéter, mais pas du bon sens... La seule solution pour eux, c'était de m'envoyer loin d'ici quelque part où j'allais pouvoir me raisaissir. « Oh c'est bon  les parents j'ai tué personne, je prends pas de drogues ! Pourquoi pas m'enfermer dans un asile pendant que vous y êtes, hein ? »  C'était même pas de la tristesse dans mes propos, mais de la colère. La haine, la vraie, l'insaisissable, l'indomptable.

Deux mois après j'étais à Arrowsic. Les au revoir n'avaient pas été difficiles, contrairement à ceux pour mon départ à San Diego. Là, les gens voulaient que je parte. C'était cruel. Ma tante Nicole avait bien voulu m'héberger le temps que je puisse subvenir à mes propres besoins, mais cela n'allait pas être avant que j'accepte de m'établir ici. Une ville paumée, quasiment aucune distractions, des gens bizarres... Ca me changeait de la ville tiens. Mais m'établir ici, ça c'est rêver ! Mais son mari, à Nicole, là, lui je ne pouvais pas le supporter. Toujours à m'épier, toujours à me mépriser... Je ne sais pas pour qui il se prenait, mais ce gars-là il ne fallait pas qu'il me chauffe de trop, non pas que je sois quelqu'un d'excessivement violent, c'était plutôt que j'étais assez impulsif et pas toujours responsable de mes propos.

Même après un an de cohabitation je ne pouvais pas le supporter, et c'était réciproque. Je m'étais un peu habitué à Arrowsic, mais ce n'était pas dans ce genre de patelin que je pouvais m'établir pour suivre mon style de vie idéale. J'aimais quand ça bouge, quand c'était animé toute la nuit, quand les gens sortaient un peu des règles de conduite. Ici, il fallait se battre toute une vie pour trouver une discothèque, les jeunes devaient trouver un substitut à l'alcool pour pouvoir s'amuser. Heureusement j'avais réussi à faire comme d'habitude, me trouver une poignée de gens sur lesquels je pouvais compter, et peut-être que dans quelques années j'arriverais à faire d'Arrowsic la jumelle de ma joyeuse Denver.