C'est le soleil qui me réveille ce matin, un tout petit rayon effronté qui passe entre mes rideaux mal fermés et vient s’étaler directement sur mes paupières fermées. Je cligne des yeux deux ou trois fois, fortement tentée à l’idée de simplement me tourner pour faire dos à la fenêtre et, ô bonheur suprême !, me rendormir. En fait, j’étais à mi-chemin dans l'exécution de ce plan quand le souvenir d’un petit détail m’a forcée à m’immobiliser. C'est le début de mes vacances aujourd’hui. J’ai décidé de fermer la boutique pour une semaine, histoire de pouvoir prendre du temps pour moi et pour mes peintures. Surtout pour mes peintures en fait. Je planifiais donc sept journées que je passerais avec seulement la vieille chemise blanche qui me sert de sarrau sur le dos. Sauf que j’ai eu le malheur d’en parler autour de moi et Lenny, qui semble s’être mis en tête de me forcer à sortir, m’a convaincue de venir camper avec lui quelques jours dans la forêt aux alentours d’Arrowsic.
J’avoue que j’ai été un peu (beaucoup) réticente à cette idée. Premièrement parce que, autant j’aime la nature le temps, disons, d’une promenade, autant l’idée de dormir à la belle étoile me terrifie. Je n’aime pas particulièrement la noirceur et ce qu’elle cache. Devoir me dire que tout ce qui me protège des monstres de la nuit, c’est la toile mince d’une tente, ça ne me rassure pas le moins du monde. Ça a peut-être à voir aussi, avec les histoires d’ours et de loups que mon père m’a conté tous les étés où nous avons été camper en forêt. J’ai peut-être vingt-cinq ans, mais ça ne change pas que mon imaginaire a été marqué par ces contes d’horreur. Mais bon, comme Lenny m’a assuré que nous dormions dans son van et pas dans une tente, mes arguments ne servaient pas à grand-chose (d’autant plus qu’il était vraiment décidé à me convaincre de l’accompagner !). J’ai donc fini par accepter, parce qu’il était hors de question que je donne de l’importance à l’autre raison qui me faisait hésiter. La forêt, même celle qui entoure Arrowsic, c’est l’isolement presque total et une couverture d’arbres qui cache tout. C’est facile de déraper quand personne ne peut voir ce qui se passe…
Je me redresse d’un coup sec dans mon lit, en colère contre moi-même, et frappe d’un poing rageur mon oreiller. Pourquoi est-ce je ne peux pas m’empêcher d’imaginer des scénarios catastrophes ? Ce n’est pas comme s’il risque de m’arriver quelque chose, à part peut-être quelques égratignures causées par des branches d’arbre ou, au pire, une entorse à la cheville. Rien, en tout cas, à voir avec ce à quoi je n’ai pas pu m’empêcher de penser. Pas tous les hommes sont comme David, et tu le sais, pensé-je avec un soupir. Et surtout pas Lenny. Cette idée me fait sourire. Je le vois très mal en batteur de femmes, avec son caméléon et son van hippie. Il est trop... je sais pas. C’est plus une intuition qu’un choix conscient, mais j’ai décidé de lui faire confiance. En me levant pour aller prendre mon petit-déjeuner, je ne peux m’empêcher de hocher la tête en pensant à la stupidité de mes réactions, même après tout ce temps.
Deux heures après, je suis fin prête. Mon sac est prêt et je l’ai déjà descendu dans la librairie. Je sais que je suis en avance et ça m’énerve encore plus. Il faut que je trouve quelque chose à faire, sous peine de perdre la boule. Je n’ai jamais été une personne qui aime attendre et, s’il y a une chose qui n’a pas changé après ce que j’ai vécu, c’est bien ça. Quatre ans d’enfer ne m’ont pas accordé une miette de patience de plus. Je m’occupe donc tant bien que mal : je replace les étagères, j’installe les présentoirs de nouveautés, je balaie le plancher, j’époussette le comptoir puis, comme en fin de compte je ne les aime pas placés de cette façon, je bouge les présentoirs. C’est à ce moment que, à mon grand soulagement, j’entends quelqu’un klaxonner en avant de la librairie. Je m’empare de mon sac et de mes clés, je sors, barre la porte et grimpe dans le van en saluant Lenny. « Hey, toi ! » Un large sourire collé aux lèvres, je ne peux m’empêcher de lui dire tout en bouclant ma ceinture de sécurité : « Tu ne peux pas savoir à quel point j’avais hâte que t’arrives ! »
Pour beaucoup, l’été signifiait la période des vacances, celle où l’on quittait les bancs de l’université pour pouvoir vaquer à ses propres occupations, sans avoir à s’embuer l’esprit avec des cours ou des examens quelconques. Pour Lenny en revanche, cette saison ne changeait pas grand-chose à son train-train habituel. En effet, le jeune homme fréquentait bien plus souvent son canapé ou son van que les bancs de l’université. Certes, les cours qu’il y suivait quand il en avait envie lui plaisaient, mais le fait d’être assigné à des horaires n’était définitivement pas pour lui. Comme toujours, il préférait être libre. Pouvoir faire ce qu’il voulait quand il le voulait, et surtout avec qui il voulait… c’était ça la vraie vie. Et quand beaucoup s’évertuaient à rentrer dans le moule d’une société toute faite Lenny lui, préférait saisir sa chance et faire comme bon lui semblait. Il n’avait ainsi aucune attache, rien qui ne le retenait à quoi que ce soit et qui ne l’empêche de vivre sa vie comme il l’entendait. C’est d’ailleurs cette attitude et ce mode de vie qui lui valaient cette réputation de hippie qu’il trainait depuis plusieurs années. Son van, ses joints et son caméléon étaient d’ailleurs là pour appuyer les dires de tous les gens du village, mais au lieu de s’en offusquer Lenny jouait de tous ces « on dit » à son sujet. Il entretenait en quelques sortes le mythe et cela lui convenait très bien. D’ailleurs, il lui arrivait parfois de réaliser à quel point il aurait aimé vivre ces années magiques qu’avaient été les années hippies. Woodstock et compagnie, Lenny aurait clairement été dans son élément.
Bien conscient d’avoir un train de vie assez particulier, le jeune homme ne rechignait néanmoins pas à le faire partager à quelques uns de ses amis les plus proches. Et ce soir par exemple, il avait fait des pieds et des mains pour qu’Eden accepte de l’accompagner en forêt. Comme il le faisait régulièrement, il allait passer quelques jours dans un de ses endroits favoris, simplement pour se retrouver au calme et loin de toute l’agitation de la ville. Dans un premier temps, la jeune femme avait été particulièrement réticente mais à force d’insister, Lenny était tout même parvenu à la faire craquer. Et il fut d’ailleurs ravi de constater qu’au premier coup de klaxon qu’il donna en arrivant chez elle, Eden apparu armée de son sac à dos. Sans rechigner, elle grimpa dans le van et boucla sa ceinture, résolument prête à tenter l’aventure. « Tu ne peux pas savoir à quel point j’avais hâte que t’arrives ! » Bien content que ses réticences du début se soient estompées (du moins en apparence), Lenny lui offrit un large sourire en quittant la place de parking sur laquelle il s’était garée. « Super ! T’es prête alors, hm ? C’est parti ! » annonça-t-il fièrement en flanquant une bise sur la joue de sa voisine en guise de bonjour, tout en conduisant.
Quelques dizaines de minutes suffirent à Lenny pour s’enfoncer dans la forêt à bord de son van chéri. Depuis le temps qu’il y venait, il connaissait le chemin par cœur et chaque arbre, chaque ruisseau lui étaient désormais familiers. En abordant la clairière dans laquelle il avait l’habitude de passer du temps, le jeune homme entreprit de ralentir, en montrant les lieux à son amie. « Tu vois, c’est ici ! Pas mal hein ? Je ne connais pas d’autre coin plus tranquille ni plus joli qu’ici ! » récita-t-il avec une sorte d’admiration dans la voix. Il coupa ensuite le moteur, puis se tourna vers Eden en souriant : « Alors, toujours partante ? »
J’ai à peine eu le temps de boucler ma ceinture que le véhicule se met déjà en mouvement. À ce que je vois, je ne suis pas la seule qui a hâte d’arriver. « Super ! T’es prête alors, hm ? C’est parti ! » Il me fait la bise, ce qui ne l’empêche évidemment pas de continuer à conduire, même s’il n’a plus les yeux sur la route. « Oui, et j’ai même glissé des collations dans mon sac au cas où un ours voudrait nous dévorer, » que je réponds le plus sérieusement du monde. C’est une blague, bien entendu, et je ne peux retenir bien longtemps le sourire en coin qui se pointe sur mon visage. J’aurais bien aimé voir son expression si je n’avais pas vendu la mèche aussi rapidement, mais il semblerait que je sois toujours une aussi mauvaise menteuse. « Mais bon, je crois que si mes barres tendres nourrissent un animal sauvage, ce sera un raton laveur, pas un grizzli, » ajouté-je avec une grimace. L’idée qu’une de ces petites bêtes très mignonnes – à distance, évidemment – fouille dans mon sac pour voler mes collations me fait tout drôle. Chassant l’image mentale, je me replace dans le siège, histoire d’être plus confortable même si je sais que le voyage sera sans doute de courte durée. Je dépose aussi mon sac à dos à mes pieds vu que, dans ma hâte d’embarquer, je l’ai simplement lancé dans le premier endroit libre que j’ai trouvé.
Le trajet se continue dans un silence parfois entrecoupé par Lenny qui sifflote une chanson quelconque. La mélodie me rappelle vaguement quelque chose, mais je n’arrive pas à mettre un nom dessus. La tête légèrement tournée, je regarde le paysage qui se transforme lentement. Arrowsic n’a rien d’un vrai centre urbain, c’est à peine si on peut considérer l’endroit comme autre chose qu’un village, mais il est quand même évident que chaque minute nous éloigne un peu plus du « centre-ville ». Les maisons se font de plus en plus rares, éparpillées parmi des champs jaunis par les longues pousses de blés. Il y a de plus en plus d’arbres aussi. Ce sont surtout des nouvelles pousses, au tronc encore maigrichon, mais plus on se rapproche du rideau de la forêt, plus je devine la silhouette des arbres quasi-centenaires qui entourent Arrowsic. Je me surprends moi-même; j’ai vraiment hâte que le van entre sous le couvert des branches. Peut-être que Lenny a raison. Peut-être que j’ai effectivement besoin de sortir plus que je ne le fais présentement.
Une poignée de minutes plus tard, nous rejoignons finalement la forêt pour de bon. On dirait que je n’ai pas assez de deux yeux pour tout voir et je me rends compte que ça fait vraiment, mais vraiment longtemps que je n’ai pas été me promener en nature. Je vois avec mon regard d’artiste et mon cerveau s’emballe. J’essaie de me souvenir de tout, pour pouvoir reproduire ces images gravées dans mon esprit sur les toiles vierges qui traînent dans mon studio. Je ne fais pas vraiment dans les paysages d’habitude, mais je crois que je vais faire une exception cette fois-ci. Je sens à peine le van ralentir, trop concentrée sur ce qui m’entoure. D'ailleurs, je suis à demi-consciente que je dois ressembler à un enfant qui vient d’entrer dans un magasin de bonbons, mais je m’en fiche. « Tu vois, c’est ici ! Pas mal hein ? Je ne connais pas d’autre coin plus tranquille ni plus joli qu’ici ! » Il coupe le moteur. Le silence soudain qui enveloppe la clairière me surprend. Ce qui est intéressant, c’est la vie qui anime ce silence : les feuilles qui bruissent dans la brise légère et les oiseaux qui piaillent en volant de branche en branche. C’est la voix de Lenny qui me sort de ma contemplation. « Alors, toujours partante ? » Je lui réponds tout en tirant la poignée de la portière, qui s’ouvre avec son clic caractéristique. « Plus que jamais ! Il faudrait être aveugle pour ne pas voir combien c’est magnifique. » Je descends du véhicule et fais quelques pas dans l’herbe spongieuse de la clairière. J’entends l’autre portière qui claque et les pas de Lenny qui vient me rejoindre de l’autre côté du van. Je ne me retourne pas, trop occupée à pivoter lentement sur moi-même pour apprécier la vue. « Comment tu as trouvé cet endroit ? » demandé-je, émerveillée. « On dirait presque que c’est magique tellement c’est beau. Je ne serais pas surprise si une fée sortait des buissons et nous passait sous le nez, » ajouté-je avec un petit rire.
Même si Lenny avait ses petites habitudes dans cette forêt qui était devenue sa seconde maison, cela faisait un petit moment qu’il ne s’y était pas rendu. La chaleur harassante qui régnait sur Arrowsic en cette fin d’été l’avait poussé à rester cloitrer au frais chez lui, mais il avait aujourd’hui l’impression d’arriver à bout de ses capacités en matière de cloisonnement. Il préférait de loin se balader dans la nature plutôt que de passer ses journées enfermé chez lui. D’ailleurs, c’était un peu pour cette raison qu’il avait tant insisté auprès d’Eden. Même si elle avait refusé, il ne se serait pas privé d’un petit tour en forêt mais tant qu’à faire, autant lier l’utile à l’agréable. Et par « utile », Lenny entendait faire sortir son amie qui restait un peu trop cloitrée chez elle à son goût. Elle avait besoin de prendre l’air, de voir autre chose que ses toiles, il en était certain. Et même si la jeune femme n’en avait pour le moment pas conscience, il espérait secrètement qu’elle finisse par lui donner raison en se retrouvant dans la forêt à ses côtés. Il la connaissait assez pour appréhender son côté artiste, côté qui était d’ailleurs l’un de leurs principaux points communs. Et par conséquent, le jeune homme savait que l’endroit qu’il avait sélectionné lui plairait. Mieux, il allait l’inspirer, c’était certain. Lenny avait lui-même ressenti cela lorsqu’il avait déniché pour la toute première fois cette clairière, bien des années auparavant. Alors il n’y avait clairement aucune raison pour que le charme de l’endroit n’opère pas sur Eden.
A peine furent-ils arrivés à destination que Lenny se mit à guetter la moindre des réactions de sa voisine. Et comme il l’avait espéré, il ne fut pas déçu. Avant même qu’il ne dise quoi que ce soit le regard d’Eden s’illumina, enthousiasme qu’elle confirma bien vite en s’exclamant : « Plus que jamais ! Il faudrait être aveugle pour ne pas voir combien c’est magnifique. » Presque aussitôt, la jeune femme quitta le véhicule pour s’avancer timidement dans la clairière, avant d’être rejointe par un Lenny de plus en plus ravi et fier de son opération séduction. A ses yeux, le spectacle qu’offrait l’air émerveillé d’Eden valait presque celui de la nature autour d’eux. C’est donc avec un petit sourire aux lèvres qu’il la contempla un moment, la laissant profiter de l’instant avant qu’elle ne daigne finalement reprendre la parole. « Comment tu as trouvé cet endroit ? On dirait presque que c’est magique tellement c’est beau. Je ne serais pas surprise si une fée sortait des buissons et nous passait sous le nez, » Brusquement, Lenny adopta un air des plus sérieux, presque offusqué, et s’empressa de répondre : « Ne ris pas ! Tu vas la vexer… je l’ai croisée la semaine dernière. » affirma-t-il sans se départir de son air sérieux… avant d’éclater de rire quelques instants plus tard. Contournant son van pour aller en ouvrir la porte de derrière, Lenny réapparut avec John, son caméléon, perché sur l’épaule. « C’était il y a des années ! Quand j’étais plus jeune, je passai le plus clair de mon temps en forêt, c’était un peu mon terrain de jeu à moi… Comme aujourd’hui en fait ! Bref, je me baladai et je suis tombé sur cet endroit totalement par hasard. Depuis, c’est devenu mon repaire… » expliqua-t-il avec une certaine fierté. « D’ailleurs, sache que tu es une privilégiée, en général je n’emmène personne ici ! Je compte sur toi pour que ça reste notre secret ! » signala-t-il aussi, comme pour rendre le moment encore plus solennel. « Je ne sais pas où tu veux qu’on s’installe… moi en général je me met là-bas, près du ruisseau tu vois, juste sous l’arbre… »