Nageant dans l'eau assez froide de cette fin août, Mattia se sentait bien. Aussi léger qu'une plume, il se laissait aller au rythme des vagues, oubliant un instant que ce petit jeu était dangereux. La nuit était tombée. Les vagues déferlaient par moment assez fortement contre les rochers à cinq mètres de lui. Si jamais il se faisait prendre dans l'eau, personne ne serait là pour le sauver. Mais Mattia s'en fichait. Il avait tellement de fois défier la mort qu'il se doutait bien que ce soir ne serait pas le dernier. Alors, il se laissait bercer, soutenu par toutes ses vagues. La nuit autour de lui l'arrangeait. De toute façon, il n'allait quasiment jamais nager de jour. La cicatrice qui lui striait le ventre, et le regard des gens l'en empêchait. Il préférait faire ça, en solitaire, et profiter pleinement de ce bon temps passé dans l'eau.

Avec un sourire, il repensa à ces derniers jours. L'eau allait devenir son élément. Jusqu'à présent, son élément favori a été la terre battue. Elle le restera toujours. Mais l'eau allait prendre une nouvelle place dans sa vie. Personne n'était encore au courant. Il n'avait rien dit à Ella, ni même à Ashton. Il voulait profiter de ce moment, et leur annoncer le lendemain peut-être; quand tout sera sûr. En attendant, en sachant à quasiment 95% que ça allait être bon, il se sentait bien. Pour la première fois depuis des lustres, il avait l'impression de toucher le ciel. Tentant de se mettre sur le dos, et de nager comme ça, Mattia vit l'étendue des étoiles au-dessus de l'océan. Chaque fois que tu te sentiras seul, regarde le ciel et n'oublie pas que papa est là-haut pour te guider. Cette phrase, tirée du Roi Lion, et remise au goût du jour avait été dite par sa mère, quelques jours après le décès de son père. Jamais jusqu'à présent, il ne l'avait cru. Les coups de pied de la vie l'en avaient empêché. Mais maintenant.. Maintenant, c'était différent. Maintenant, il y croyait un peu. Il eut un petit sourire en repensant à son Papa. Il ferma même un instant les yeux, revoyant son père sa raquette de tennis en mains, son père enserrant sa mère, son père riant, son père lui ébouriffant les cheveux. Une vague éclaboussa son visage, et d'un coup, Mattia se remit sur le ventre, et nageant. L'océan donnait de plus en plus de vagues; il était temps de rentrer.

Il nagea jusqu'à la rive, et arriva rapidement aux rochers. Il sortit de l'eau, frissonnant un coup. Ce n'était pas très malin de sa part d'y être allé avec son short. Il allait avoir froid. Il était à deux mètres de son T-shirt lorsqu'il entendit un « Hey ! ». Un jeune homme descendait alors des rochers, et venait dans sa direction. Quelque peu pris au dépourvu, se sentant moins bien d'un coup, Mattia fit rapidement les deux mètres qui le séparaient de ses affaires, et attrapa rapidement son T-shirt. Il le mit devant lui, cachant ainsi sa cicatrice. Même si c'était la nuit, et même si l'éclairage était faible, il détestait montrer cette brûlure qui s'étendait sur près de la moitié de son ventre. Les gens étaient toujours choqués de voir une balafre comme ça. Et le regard qu'ils lui lançaient le mettait toujours mal à l'aise. « Bonsoir. » répondit-il alors en enfilant rapidement son vêtement. Il se demandait bien ce que lui voulait cet homme. Etait-il dans un endroit privé? Il ne croyait pas..

Il était là, debout face à cet inconnu, vêtu de son shirt et de son T-shirt qu'il s'était empressé de remettre. Maintenant que sa grosse cicatrice était cachée, l'ancien tennisman se sentait plus à l'aise. Mieux dans sa peau. Le gars devant lui n'allait pas avoir ses yeux qui beuglaient dessus, et n'allait pas se poser cinquante mille questions dont la fameuse : comment? Comment s'était-il fait ça? A force de devoir se justifier, Mattia avait toujours donné mille excuses. Du simple accident à l'accident de surf. Il avait usé de toute son imagination pour enrayer la peur des gens, et les rassurer. Mais ce soir, il n'était pas d'humeur, comme toujours, à essayer de se justifier. Il se sentait tellement bien qu'il n'avait pas envie de replonger dans ce passé. Son avenir allait peut-être être trouvé. Rien que d'y penser, il avait envie d'hurler de joie.

Toujours est-il que, surprit par cette visite inattendue, Mattia ne savait quoi dire à cet homme. Il se demandait bien ce qu'il avait envie de lui dire, ce qu'il voulait lui dire, et pourquoi il était là. Et bizarrement, lui-même ne semblait pas trop savoir quoi dire. Son regard posé sur lui inquiétait un peu Mattia. Que lui voulait-il bon sang? Petit à petit, Mattia sombrait de nouveau dans le mal aise. C'était qui ce type? Qu'est-ce qu'il lui voulait? Il le vit, avec un peu d'effroi, bouger sa main. Il finit par la passer sur sa nuque, rassurant un petit peu le jeune papa. Il n'allait pas le tuer au moins. « Tu te baignes souvent dans la noirceur ? C'est dangereux, tu sais » Il fronça ses sourcils. Il savait bien que sa baigner dans le noir était un petit peu dangereux. Il savait parfaitement qu'il risquait de ne pas voir une vague arrivée et de finir écrasé contre les rochers. Il savait aussi que si il se retrouvait en difficulté, personne ne serait là pour l'aider. Il le savait tout ça. Il n'avait pas besoin de lui pour le lui rappeler. Il trouvait juste cette situation très étrange. Alors, passant sa main dans ses cheveux mouillés pour leur donner un peu de prestance, Mattia finit par lâcher, avec un petit sourire en coin. « Vous êtes mon ange gardien, c'est ça? » Nan, parce que bon, que ce soit dangereux ne devait pas gêner la vie d'un inconnu. C'était sa vie à lui qu'il mettait en danger; pas la sienne.

Il n'ajouta rien de plus, regardant toujours cet homme. Il était partagé par divers sentiments. La curiosité. L'anxiété. L'amusement. Et la peur. Après tout, cet homme pouvait être dangereux. Comme il pouvait être aussi juste un homme qui désirait parler. Du coup, Mattia ne savait que faire. Prendre ses jambes à son cou? Ou parler gentiment avec? Il hésita. Mais la réponse fut toute trouvée; il ne pouvait courir avec son genou blessé. Il ne pouvait que rester. Et prier que ce ne soit pas un criminel. Et quand il entendit l'homme rire, il commença sérieusement à s'inquièter. Jusqu'à ce qu'il parle.« J'suis désolé, c'est carrément ridicule comme situation, tu dois sûrement me trouver fou, » Mattia hocha la tête. Il n'allait pas mentir; il le prenait vraiment pour un fou. « Je me présente, Skyler. Toi ? » Il lui tendit sa main, et l'ancien tennisman mit une seconde avant de le lui serrer. Après tout, il ne semblait pas avoir de couteaux ou de pistolet. Il hocha la tête, et répondit alors. « Moi, c'est Mattia. » Se demandant ce qu'il faisait là, dans la nuit, il demanda alors. « Je m'attendais surtout pas à rencontrer quelqu'un à cette heure-ci.. » Il eut alors un petit sourire. Ce type était peut-être fou, mais il n'avait pas l'air trop dangereux.

Les anges gardiens n'existaient pas. Bien évidemment. Si ils avaient vraiment existé, la vie de milliers d'enfants n'aurait pas été aussi pourrie. Personne ne se ferait taper dessus pour une connerie. Personne ne hurlerait de douleurs en apprenant le décès de quelqu'un. Personne ne crierait son désarrois devant leur solitude. Si tout ça n'existait pas, ça prouverait bien que les anges gardiens existent. Ou alors, ils existent, mais ils sont de très mauvais anges gardiens.. N'empêche qu'en demandant si c'était son ange-gardien, Mattia ne s'attendait pas à ce que l'homme en face de lui le regarda bizarrement. Il avait dit ça, juste comme ça, juste parce qu'il se permettait de dire que c'était dangereux de nager la nuit dans l'océan. C'était tout. Mais le type croyait surement qu'il avait bu, ou qu'il était drogué. Parce que vu le regard qu'il lui lança durant quelques secondes.. Puis, enfin, il comprit. Du moins, c'est que Mattia crut comprendre. Il annonça même qu'il était l'un des anges gardiens de ce pays. Ce que l'ancien tennisman ne comprit pas...

Après les quelques secondes de présentation, Mattia finit par se calmer. Ce type était juste de passage. Il n'allait rien faire de mal, n'était pas un mal-honnête, et encore moins un tueur ou autre. Il devait simplement être quelqu'un, qui, comme lui aimait de temps en temps de promener seul. D'ailleurs, Mattia lui demanda ce qu'il fichait dehors. Il avait tellement eu l'habitude qu'on le regarde avec des yeux énormes quand il disait qu'il aimait se balader seul, qu'il avait l'impression que personne d'autre faisait la même chose que lui. Mais visiblement, lui aussi, ce Skyler se demandait ce qu'il faisait là. En entendant ces mots, Mattia eut un léger sourire. Il l'observa se passer la main dans ses cheveux, et juste après, Mattia commença à frissonner. Il jeta un coup d'oeil au sol. Merde, il n'avait pas pris de pull... Il secoua la tête, et reporta son attention sur Skyler. « Qu'est-ce qui t'es passé à la tête pour te baigner par une soirée aussi froide ? » Il avait beau rire, il voyait bien que cette question n'était pas anodine. Encore une fois, ce Skyler se la jouait ange gardien.. Mais il fallait bien avouer qu'il faisait froid. A rester comme ça, Mattia allait finir par chopper la crève, tomber malade, et repasser encore un moment de sa vie à l'hôpital. Il haussa alors les épaules. « Il ne fait pas si froid que ça une fois qu'on est dans l'eau. » Il n'avait pas tord. Une fois qu'il avait réussit à passer ses jambes, le reste ne faisait aucune difficulté. Mattia ne connaissait plus la sensation qu'avait l'eau fraiche sur le ventre. Son ventre à lui était insensible. On pouvait le brûler, le pincer, ou faire toute autre chose, il n'était plus en mesure, sur toute la surface de la cicatrice de sentir. Alors, rentrer dans l'eau fraiche était d'une facilité déconcertante. « Et puis, je préfère quand il n'y a personne.. » Il avait haussé un peu les épaules en disant ça. Il attrapa alors son portable qui trainait encore sur les cailloux, et jetant un coup d'oeil dessus finit par ajouter. « Je dois rentrer. »

Il devait se faire tard maintenant. La nuit était bien tombée. Il commençait à faire froid. Il était temps pour lui de s'en aller de là, et de filer vers la maison, retrouver Ella, Lleyton, Ashton et Eesha. Il n'allait peut-être pas profité du diner familiale à cette heure-ci, mais il espérait bien que son fils soit encore levé. Il rêvait de lui faire un petit bisou avant de le voir, dans les bras de sa maman, partir rejoindre sa chambre pour y retrouver Morphée. Il eut un petit sourire en pensant à lui. Le jeune homme face à lui eut aussi un petit sourire, en coin. « Et c'est comment à l'extérieur de l'eau ? » Même si il pouvait croire qu'il se moquait de lui -ça aurait pu être vrai, vu que Mattia avait été assez bête pour aller se baigner et n'avait pas pensé à prendre quelque chose de chaud pour sa sortie de l'eau-, l'ancien tennisman se mit à rire. Ce Skyler ne lui faisait maintenant plus peur du tout. Il était peut-être un gars tout aussi paumé que lui qui aimait la solitude le soir. En attendant, il l'avait fait bien rire. « C'est le pole Nord! » fit-il en joignant ses deux mains, comme si il essayait de se réchauffer. Il lui fit un petit sourire, et attrapa alors son portable au sol.
Il était temps de s'en aller, et de laisser cet ange gardien tout seul. Il le lui dit, et il avait déjà fait demi-tour, occupé dans ses pensées par Lleyton, quand il sentit la main du type agripper son bras. Aussitôt, il se demanda si finalement lui tourner le dos n'avait pas été une mauvaise idée. Il avait eu l'impression qu'il n'allait lui faire aucun mal, mais il s'était peut-être trompé. « Attends, » Retournant vivement la tête vers lui, Mattia avait perdu tout sourire. Ses sourcils étaient même froncés. Il se demandait bien ce qu'il pouvait lui vouloir maintenant. Son regard se posa dans le sien, et doucement, il lâcha son bras, rassurant quelque peu Mattia. « J'ai quelque chose à te demander ... » Le jeune papa hocha la tête, l'encourageant à continuer. La réponse arriva très vite. « J'ai vu la marque sur ton ventre. »
Il sentit aussitôt des frissons parcourir son corps. Parcouru d'un petit tremblement, Mattia sentit son monde s'écrouler. Il avait vu sa marque. Il avait vu sa cicatrice. Comme toutes les personnes, il se demandait comment il avait fait ça. Ca obnubilait les gens. Il était sans doute loin de se douter que cette cicatrice aussi grande que son ventre n'était pas une cicatrice banale. C'était la marque d'un fer. Une deuxième vague de frisson parcouru Mattia. La fraicheur de cette soirée n'avait rien à voir là-dedans. Au contraire. Il était envahi d'une chaleur, comme dix ans auparavant. Dans la pièce où les gens repassent, une buée chaude envahit l'atmosphère. Et on a chaud. C'était pareil là. Il avait l'impression de bouillir, et de grelotter à l'extérieur, sur cette peau qui n'était plus vraiment la sienne. Il était envahit par deux sentiments bien distincts, contradictoires, et il se sentait super mal.
Se rendant compte qu'il était long, très long à réagir, il revint à la réalité. Au présent. A ce présent qui était mille fois mieux que ce passé. Sa voix était rauque lorsqu'il murmura alors un « Ce n'est rien. J'ai juste eu un accident quand j'étais petit. » Il maudissait maintenant ces petites lumières qui éclairaient le sentier, et au passage l'eau. Parce que c'était sans doute à cause de ça que Skyler avait remarqué cette marque immense. « Les médecins n'ont pas pu faire mieux pour réparer ça.. » Il avait fait un petit sourire, et le regardait droit dans les yeux, essayant de comprendre si oui, ou non, il le croyait. En tout cas, il l'espérait très sincèrement.

De tout son coeur, et de tout son être, Mattia Jarvis espérait que son excuse ait convaincu son interlocuteur. Il avait l'impression d'avoir perdu en une année toute la conviction qu'il y mettait. Avant, dès qu'il disait quelque chose, dès qu'il annonçait qu'il s'était battu, dès qu'il avouait avoir eu un accident, les gens avaient tendance à le croire. Son caractère l'aidait énormément. Quasiment tout arrowsic avait déjà du voir le gamin Jarvis se battre une fois dans la rue. Ses poings sortaient très facilement. Il avait entendu un jour une mamie sortir que c'était normal si il se battait souvent; quand on connait la violence dans sa famille, on fait la même chose. Ce n'était pas tout à fait vrai. Mattia Jarvis avait toujours été bagarreur. Même au jardin d'enfants, il se battait. Et pourtant, à ce moment-là, son beau-père ne faisait pas partie de sa vie; il avait alors une enfance plus que normale.
N'empêche que d'habitude, ça fonctionnait. Et là, ce n'était pas la même chose. Ce Skyler, cet ange-gardien tombé du ciel, ne semblait pas croire à l'histoire qu'il avait inventé. Le silence qui s'était installé entre eux en disait long justement. Il semblait perdu dans ses pensées, et mettait de plus en plus l'ancien tennisman mal à l'aise. Et si, il savait? Et si il connaissait son beau-père? Et si il avait entendu toutes les rumeurs? Peut-être qu'au fond, ce n'était qu'un vautour qui voulait savoir si on disait vrai. Après un long moment de calme, il finit par détourner son regard, et par se râcler la gorge avant de parler. Et de dire des choses qui firent frissonner Mattia.

Apparemment, lui aussi connaissait ça. Lui aussi racontait des excuses bidons. Lui aussi essayait de mentir. Mattia était parcourut de petits tremblements. Il glissa alors ses mains dans les poches de son short, et essaya de se réchauffer comme ça. Mais rien ne pouvait y faire. De toute façon, ce n'était pas le froid qui le faisait réagir ainsi. C'était autre chose. C'était cette façon qu'il avait présenté les choses. Parce que jusqu'à présent, Mattia s'était senti seul. Très seul. Il avait toujours tout fait pour ne pas avouer. Très peu de gens savaient vraiment. Ella le savait bien sûr. Ashton aussi. Mais après? Il en avait touché deux mots à Neela, et encore, il fallait qu'elle sache lire entre les lignes pour comprendre. Même auprès de la juge, des policiers, et autres, il s'était entêté à le couvrir. Pourquoi? Pour ne pas voir son avenir bousiller. Mais là, son avenir était bousillé, et si il y avait bien un fautif c'était lui. Son beau-père. Celui qui avait ruiné son enfance et adolescence.
Lorsqu'il vit le regard de Skyler plonger dans le sien, Mattia hocha la tête, et détourna la tête. « C'est pas du tout ça. Tu te trompes. » Il avait tourné la tête sur le côté, essayant de ne pas croiser son regard. Il savait que si il croisait son regard, c'était fini ; il saurait. Parce que dans le regard de Skyler, Mattia avait vu cette petite flamme là, celle qui fait mal même après. Il était persuadé qu'il ne mentait pas. Qu'il faisait aussi parti de ces gosses. Que ce n'était pas un inconnu qui essayait de savoir. Mais qu'il était réellement sincère. Et il ne savait comment réagir. C'était l'occasion rêvé d'en parler, de discuter avec quelqu'un d'autre qui a vécu ça, mais justement, il n'avait peut-être pas encore envie d'étaler ce soucis sur la voie publique. Alors, il réitéra. « Tu te trompes complètement ! Je n'ai eu aucun problème, j'ai vraiment eu un accident ! » Sans le vouloir, le ton de sa voix avait changé. Il avait balancé les derniers mots d'une vois plus ferme, plus autoritaire, et surtout beaucoup plus forte. Comme si il voulait absolument qu'il l'entende. Comme si il désirait que ces mots rentrent désespérément dans la tête de Skyler.
Il fit un pas pour s'en aller, et avant-même d'en faire un deuxième, il croisa le regard de Skyler. Il revit encore une fois ce regard, et cette petite flamme qui n'arriverait jamais à s'éteindre. Il eut mal.
Terriblement mal.
Perdant toute faculté à bien réagir, le jeune homme finit par poser ses fesses sur l'un des gros cailloux. Il s'était enfermé dans son silence, essayant de trouver ce qu'il devrait faire. Avouer la vérité, et se sentir un peu mieux? Ou continuer de taire sur ce sujet alors que devant soit on avait quelqu'un qui avait vécu la même chose? Il n'en savait rien. Mais au moins, il ne s'était pas enfuit. Assis sur le cailloux, il finit par reprendre la parole, et lâcha alors dans un souffle un « C'était un accident. » Comme pour s'en convaincre lui même.

Pourquoi avait-il réagit ainsi? Pourquoi avait-il montré cette colère qui le rongeait? Pourquoi avait-il laissé explosé tout son mal-être? Il n'en savait rien. Sa réaction avait été plus que naturel. Il se sentait las, las et fatigué de devoir sans cesse se justifier. Parfois, alors même qu'il avait l'impression d'avoir fait trois pas en avant dans sa vie de jeune homme redevenue stable, il suffisait d'un cauchemar ou d'un simple souvenir pour repartir quatre pas en arrière. On n'oublie pas. Tous ces souvenirs restaient graver là, dans sa mémoire. Parfois même, un simple mot d'Ashton énervé ou un simple bruit lui rappelait un souvenir, et le faisait s'enfoncer dans son passé. Il ne pouvait de toute façon pas oublié; il ne pourrait jamais oublier. Sa chair était marquée. Son ventre portait la marque rouge du fer, comme un sceau du monstre. Il ne pouvait pas se déshabiller sans y penser. Il ne pouvait pas prendre une douche sans y penser. Il ne pouvait pas regarder son fils piquer une colère sans y penser. Un rien le refaisait tomber dans ses maudits souvenirs. Il lui arrivait même de sentir son mal-être durant toute une journée. Quand ça lui arrivait, il essayait de cacher ce trouble en portant un de ses sourires dont il avait le secret sur son visage, tentant de montrer sa bonne humeur à Ella, et riant à chaque gazouillis de son rejeton. Mais même si physiquement il se montrait souriant, aimable, et rieur avec eux, psychologiquement, il était loin d'eux. Psychologiquement, il revoyait tout.
Alors, forcément, quand ce Skyler venait de lui parler de ça, Mattia n'avait pas su se contenir. Même si il n'avait plus reçu de coups depuis près d'un an, même si sa vie était devenue bien mieux depuis tout ce temps, il était tellement las d'avoir du pendant toutes ces années trouver des excuses qu'il avait fini par craquer. Devant lui. Devant ce type qui le regardait avec ce regard-là. Ce regard qui savait tout. Ce regard qui comprenait tout. Ce regard qui ne jugeait pas. Ce regard qui le soutenait juste.

Assis sur cette roche, l'ancien tennisman tremblait encore un peu. Il tentait de se calmer, il essayait d'arrêter de trembler de tout son corps. Le silence s'était installé entre eux. L'ange gardien s'était assis à ses côtés, et ne disait pas un mot. Sans doute, pensait-il, lui aussi, à tous ces moments-là. Si il avait su ce que sa vie allait devenir, Mattia aurait peut-être essayer de hurler dans toutes les rues d'Arrowsic ce qu'il se passait, quand il passait le seuil de sa maison. Je dis bien, essayer. Car aujourd'hui, il avait du mal à l'avouer. Les mots restaient là, serrer dans sa gorge, planqués dans un coin de sa bouche, incapables d'en trouver la sortie.
Finalement, ce fut Skyler qui prit la parole. En entendant tous ces mots sortir de sa bouche, en écoutant avec attention entre les mots, Mattia se rendit compte d'une chose : que cette douleur, il pouvait la partager. Cette douleur n'était pas la sienne, c'était celle des milliers d'enfants dans le monde victimes de violence. Et parmi eux, il y avait aussi Skyler. Les yeux de Mattia se posèrent alors sur lui. Il avait détourné le regard, il regardait loin devant, vers l'océan, vers la liberté.
Pendant quelques secondes, l'ancien tennisman l'observa. Skyler. Il avait quelques années de plus que lui. Pas plus. Il avait souffert aussi des même maux. C'était indéniable. Son regard en disait long là-dessus. Haussant doucement les épaules, il finit par parler, d'une voix qui n'était pas totalement la sienne; elle paraissait trop fragile, trop basse. « Je vais bien. Je veux dire.. » Il cessa de l'observer, et détourna le regard vers le large. « ..que je ne risque plus rien maintenant. Je ne vis plus avec lui. » Jamais il ne se serait cru capable d'avouer ça aussi facilement, aussi aisément, à un inconnu qui plus est. Du moins, jamais encore il ne l'avait fait. En y repensant, il fut parcouru d'un autre frisson. Parce que même si lui ne vivait plus avec le monstre, une personne qu'il aimait, se trouvait encore avec lui. Sa mère. Et si, sa mère subissait maintenant? Et si, son beau-père la violentait à son tour? Elle était tellement fragile, tellement perturbée, tellement amoureuse, qu'elle ne pourrait pas réagir. Et lui, il ne pouvait rien faire pour l'aider. Rien. Il hocha la tête. « Je suis tranquille de ce côté-là. » Physiquement, il était libre. Moralement, il était encore à la botte et à la lèche de ce monstre. Enfouissant ses mains dans les poches de son short, il gigota ses jambes, comme pour se réchauffer, mais aussi pour se donner du courage. Il reprit presque instantanément la parole. Parce que quelque chose le tourmentait; un des mots de Skyler. « Pourquoi.. pourquoi tu ne veux pas que je finisse comme toi? Tu es.. Tu ne vis quand même pas encore avec..? » Il avait posé cette question. Il avait peur d'entendre la réponse. Même si ce jeune homme était un jeune homme, même si justement il était passé dans le monde des adultes, il savait aussi que couper le lien c'était dur. Son psy le lui avait assez dis. Surtout si, comme lui, il avait peur pour ceux qui restaient, et voulait justement rester.. pour eux.

Cette situation était très étrange. Alors même que Mattia avait eu énormément de mal à avouer, à Ella, et même à Ashton tout ce qui le tramait, toutes les peurs qu'il avait eu durant toutes ces années, le voilà qui, face à un inconnu, n'hésitait pas à tout déballer. Du moins, à en dire assez pour confirmer toutes les rumeurs qu'il avait tant de fois voulu faire taire en un an et demi. Un an et demi. C'était le temps qui s'était écoulé depuis sa liberté. Et comme toutes les libertés, la sienne avait un prix; l'emprisonnement de sa mère, enfermée seule maintenant avec celui qu'il avait tant hait. A chaque fois, l'ancien tennisman ne cessait d'y penser. Un an et demi plus tôt, il finissait chez les Anderson. Quelques semaines plus tard, Ashton décidait de le prendre sous son aile. Et depuis ce jour-là, tout s'était enchainé. Il était passé professionnel du tennis. Il avait commencé à jouer des tournois. Il avait gagné pas mal de matchs, à tel point que « Le gamin », le surnom qu'on lui donnait commençait à le suivre partout. Jusqu'à cette blessure. Il avait replongé dans la douleur, il revoyait de nouveau tout en noir. Parce que cette blessure n'était pas dûe à sa chute. Sa blessure avait été si grave à cause d'une seule personne; le monstre. Un ancien coup, peut-être même plusieurs, avait fragilisé à jamais sa rotule. Et paf. Une chute, une rotule explosée et son rêve s'était envolé. Tout ça à cause de lui.

En parlant, Mattia tremblait mais de moins en moins. Il se calmait, comme si avouer tout ça, le soulageait énormément. Il sentit alors une main se poser sur son épaule. Il releva la tête vers Skyler, et lui accorda un petit sourire. Son « ça va » ne semblait pas l'avoir rassuré. Normal. Tous les enfants qui ont eu peur, ou qui ont peur, ne vont jamais bien. Ils essayent juste d'aller bien, mais malheureusement ils n'y arrivent pas forcément. Le passé les hante. Alors, non, ça ne va pas. Oui, ça va aller. Comme l'avait dit Skyler. Ce dernier lui mit une petite tape dans le dos, avant d'enlever sa main de son épaule.
Dans un sens, voir un autre gamin, aussi blessé que lui, lui montrait que, comme il avait pris maintenant le chemin, il y avait un après. Quelque chose qui fait qu'ils allaient finir par s'en sortir. Ce n'était pas le chemin qu'il prenait là? En ayant essayé de tourner la page? En vivant avec Ashton, Ella et Lleyton? En devenant tout simplement papa? Si, ça devait être ça; il retrouvait petit à petit le chemin de l'insouciance et de l'innocence. Et pour ça, il fallait qu'il cesse de penser au passé, qu'il cesse de s'apitoyer sur le sort de sa mère et qu'il cesse enfin de vouloir la mort de l'autre.

Plus reposé, tremblant encore un peu, sans doute plus de froid qu'autre chose, Mattia ressentit un nouveau frisson quand Skyler reprit le parole. Il lui avoua, assis à côté de lui, qu'il se rejetait dans la gueule du loup. A ces mots, le regard du jeune homme se posa sur lui. Il ne comprenait pas. Il ne comprenait rien. Comment pouvait-il retourner là-bas? Parce que c'était sans doute ce qu'il devait faire. Secouant alors doucement la tête, comme pour dire non, Mattia mit quelques secondes avant de demander. « Qu'est-ce que tu veux dire? » Il avait peur de comprendre. « Tu veux dire que tu...? » Les mots restèrent bloqués au niveau de sa gorge. Il ne pouvait pas retourner là-bas. Il ne pouvait pas tout simplement se retrouver dans la même pièce que son monstre. Ce n'était tout simplement pas.. possible. Pendant un instant, il s'imagina. Lui et son beau-père. Sous le même toit. Son regard bleu glacial. Ses gros poings. Ses yeux sévères. Sa bouteille d'alcool juste à côté de lui. Et ce sourire, ce petit sourire dégueulasse, ce petit haussement en coin qui lui donnait envie de gerber. En quelques secondes, Mattia avait les larmes aux yeux, et la seule chose qui put lui demander fut un « Pourquoi? » pourquoi revenait-il chez lui? Pouvait-il tout simplement l'aimer? Lui qui lui avait fait tant de mal? Il se souvenait qu'une fois, un psy le lui avait dit. On peut aimer les gens qui nous font du mal.

Le jeune adulte n'en croyait pas ses oreilles. Alors que quelques minutes plus tôt, il n'avait osé imaginer un instant discuter de son passé avec un étranger, le voilà qu'il arrivait, avec beaucoup de mal à mettre quelques mots dessus. Il avait toujours détesté en parlant, même avec les personnes les plus proches de lui. Il faut dire que réussir à mettre des mots sur des maux n'est pas chose facile. Le passé restait le passé, avec ses blessures, et ses silences. Il avait terriblement de mal à tout dire, tout raconter. A force de trouver des excuses bidons pour se protéger, à force de mentir sur ce qui se passait, à force d'éviter tout simplement ce sujet, il avait fini par complètement occulter de sa mémoire tous les mots et phrases qui auraient pu l'aider un jour à s'en sortir, en parlant. Et tout ça, pour l'amour d'une mère et l'amour du tennis.
Alors là, face à cet inconnu, Mattia avait malgré tout réussit à parler. Un peu. En soit, pour ces quelques mots lâchés, c'était un véritable exploit. Mais ce qu'il entendait après cela l'effrayait. Depuis qu'il avait été vivre chez les Anderson, et encore plus depuis qu'il vivait chez Ashton, il avait pensé que ce passé resterait du passé. Même si les aléas de la vie ne l'avaient pas empêcher de repenser, encore et encore, à ce triste passé, il pensait ne jamais remettre les pieds chez son beau-père et sa mère. Jamais. Mais lui.. Skyler, il venait justement d'y retourner. Pourquoi? Cette question hantait son esprit. Pourquoi quelqu'un qui a été blessé par une personne pourrait-elle revenir vers cette personne? Parce qu'elle l'aimait? Un jour, un psy avait parlé à Mattia d'un syndrome assez bizarre. Il lui avait parlé que parfois, les gens victimes aimaient leurs bourreaux, et ne pouvaient pas vivre autrement qu'en étant auprès d'eux. A l'époque, Mattia s'en souvenait très bien, il lui avait ri au nez. Il essayait encore à ce moment-là de cacher tout ce qui se passait là-bas. Mais au fond, il pouvait l'admettre. Après tout, c'était ce qu'il faisait lui. Pas parce qu'il était maso. Mais simplement parce qu'il avait peur de foutre tout en l'air en parlant.

Mais Skyler devait voler de ses propres ailes maintenant. Il était assez grand pour vivre, sans avoir besoin d'eux, alors pourquoi retournait-il là-bas? Un peu gêné, le militaire -il devait l'être puisqu'il s'était enrolé- avait finit par avouer. Ainsi, il avait frappé son père. Ainsi, il s'était vengé. En l'imaginant, Mattia eut un frisson. Ce qu'il disait n'était pas anodin. Il en avait rêvé. Mais, à l'époque, même si son envie était grande, la taille baraquée de son beau-père l'en avait empêché. Et puis surtout, ça, son histoire, lui rappelait la sienne. A son tour gêné, Mattia se frotta ses mains l'une contre l'autre. « Je comprends.. » Qu'est-ce que ça voulait dire ce qu'il disait? Il se reprit alors. « J'ai toujours rêvé de faire pareil. » Et il avait faillit le faire. En volant une arme à Imran. En s'approchant de chez son beau-père. Et en essayant de le viser. Si Ashton n'avait pas été là, peut-être serait-il devenu un assassin. Ou peut-être n'aurait-il pas eu le 'courage' de tirer. Il n'en savait rien.
Parce que resté tranquillement assis alors qu'il parlait d'une chose sérieuse était impossible pour Mattia qui, d'ordinaire avait la bougeotte, il se releva alors et commença à danser sur ses pieds, souffrant au passage de son genou. « Ca veut dire que tu t'en es sorti tout seul? Sans l'aide de personne? » et rien que pour ça, il avait de l'admiration pour lui, et ce n'était pas le regard qu'il lui lançait qui dirait le contraire. Pour avoir oser lever sa main. Pour avoir oser dire stop. Et pour avoir oser s'en aller. Lui, il n'en avait pas eu le courage. Parce qu'il risquait de perdre de trop; son avenir dans le tennis était en jeu. Si il n'avait plus de toits, plus d'argent, il n'aurait pas pu payer des cours. Il ne serait pas devenu le petit gars doué au tennis qu'il était devenu. Il ne serait pas devenu professionnel.

Mais si il avait su.. Si il avait pu, à ce moment-là, avoir une boule magique qui lui aurait prédit son avenir. Si il avait su, il aurait peut-être trouvé le courage de tout dire. Parce que ses silences, ses mensonges n'auront servi à rien. Même si il avait touché du doigt son rêve, une ancienne blessure, des suites de coups répétés sur son genou, avait eu raison de sa carrière. Fini. Avant même d'en avoir bien profité. Et tout ça, à cause de la violence de ce connard.

Ses yeux se posaient un peu plus sur Skyler. Ce qu'il venait de dire l'avait choqué. Skyler avait frappé son père. Skyler avait fait ce dont il avait toujours rêvé de faire, mais dont il n'avait jamais eu le courage. Lui, il l'avait fait. Au fond de lui, Mattia commençait à l'admirer. Il aurait du lui aussi faire ça, agir de la sorte. Sans forcément le frapper, il y avait d'autres moyens. Il s'en rendait compte maintenant. Pourquoi n'avait-il pas tout simplement oser parler? Il aurait pu profiter d'un de ses moments avec Ashton, à jouer au basket ball, alors qu'il n'osait pas rentrer chez lui, de peur de le retrouver. Mais jamais il ne l'avait fait. Pourtant, il en était sûr; si Ash avait passé autant de temps avec lui, à jouer, parfois assez tard le soir, c'était sûrement parce qu'il s'en doutait. Mais qu'il n'avait pas de preuves. Alors, pourquoi ne lui avait-il jamais rien dit?
La réponse était évidente avant; il pensait trop au tennis. Il était loin de se douter à ce moment-là que quelques temps plus tard, le tennis deviendrait assez rapidement un passé, et non plus un futur. Si il avait su tout ça, peut-être que tout aurait été différent. Peut-être qu'il aurait osé le dire, quitte à perdre aussi sa mère dans l'histoire.

Debout, dansant un pied sur l'autre pour tenter de se réchauffer, Mattia fut rejoint un peu plus tard par Skyler. Il se tenait droit devant lui, aux aguets; un peu comme un militaire. D'ailleurs, ne lui avait-il pas dis qu'il avait été dans l'armée? Peut-être. Il ne se souvenait plus bien. En tout cas, le jeune adulte l'écoutait avec attention, bien que le froid commençait à lui geler les neurones. Il fut même soulagé lorsqu'il entendit Skyler vouloir marcher. Il le suivit alors, continuant à l'écouter. Il n'en revenait pas. Il avait pris de la drogue. De la drogue ! En entendant ses mots, Mattia ne put s'empêcher de secouer doucement la tête. Il pouvait le comprendre. « Jamais je n'en prendrais de ça.. » Il s'arrêta alors un instant. Enfin si, une fois, il avait faillit en prendre. Une seule fois dans toute sa vie. Ce soir-là, Mattia était avec Kavi, et si Kavi n'avait pas été là pour lui rappeler la connerie qu'il allait faire, il aurait sans doute été jusqu'au bout. « Pendant quasiment toute ma vie, j'ai joué au tennis. Je suis même devenu professionnel pendant quelques mois, alors, pour moi, la drogue, c'est complètement impossible d'en prendre. Pas après que j'ai prôné tout ce temps contre cette connerie. » Il eut alors un petit sourire. Ce serait l'hôpital qui se fout de la charité si il en prenait.

A force de marcher, Mattia se sentait mieux. Il était bien moins frigorifié que quelques minutes auparavant; il se sentait même carrément mieux. Il repensa alors à ce qu'il avait vécut. Il avait l'impression, à 18 ans, d'en avoir déjà vécu cinquante. Il se demandait même ce que l'avenir allait encore lui faire vivre. « Je me suis toujours tue. Je n'osais rien dire; j'avais trop peur de perdre le tennis, et ma mère si je parlais. » Il haussa alors les épaules. Plus il y pensait, plus il se trouvait idiot à l'époque. « C'est un prof du lycée qui a tout compris. » Il s'arrêta là. Son histoire était trop compliquée à rencontrer. Il fallait parler de Lleyton, de ce petit bout qui poussait dans le ventre d'Ella, et qu'il avait hait dans le passé, et qu'il aimait plus que tout maintenant. Alors, il résuma tout par un « C'est assez compliqué. » en passant une main dans ses cheveux.