S’il y avait bien eu, durant cinq ans, une chose de fixe dans ma vie, c’était le désir brûlant de la vengeance qui me rongeait de l’intérieur. Bon, non, ça fait un peu dramatique ça. Mais l’idée était là. Lorsque ma vie m’avait glissé entre les doigts et que j’avais perdu le contrôle, je m’étais rattachée à l’idée que tout ça c’était la faute de Fernando. Quelque part, je pense que cette idée m’avait réconforté. Je m’y étais habituée. Je l’avais apprivoisé. Il fallait bien, puisqu’elle allait m’accompagner toutes ces années. Je ne saurais pas vous dire pourquoi c’était maintenant que j’avais choisi de le chercher. Pourquoi maintenant, et pas il y a quatre ans. Trois ans. Deux ans. Peut-être parce que la situation avait vraiment finie par m’échapper. Peut-être parce que je n’étais plus capable de me regarder dans la glace lorsque j’enfilais ce qui était supposé être ma tenue de travail. Vous savez à quel point ça peut être cher, l’éducation ? Et vous savez à quel point les jobs traditionnels sont mal payés ? Oh, je sais ce que vous allez dire. J’aurais pu trouver autre chose. Mais j’avais préféré choisir la solution de la facilité. Beaucoup d’argent. Un travail dégradant, certes. J’essayais de me figurer ça comme un ultime cours de danse. Après tout, c’était de la danse. Pas de la danse en tutu. Pas de la danse en jogging. Pas de la danse de salon, ça c’était le moins qu’on puisse dire. Mais voilà. J’avais dû m’y résoudre. Et c’est sans doute parce qu’un matin, j’avais croisé le regard d’un type que j’avais considéré comme mon ami pendant longtemps, un de ces anciens camarades de collège. Un ami de Fernando. J’avais croisé son regard, et j’avais vu la façon qu’il avait eu de me regarder. Il savait. Il était là, l’autre soir. Avec des gens que j’avais connu. Apprécié. Des amis. Tu parles.
Mais aujourd’hui, assise à la table de la cafétéria de l’hôpital de cette ville ridiculement petite, j’en venais à me dire que tout ça, c’était des conneries. Que le monde se foutait de ma gueule. Que le vieux con là haut semblait ne vouloir qu’une chose : me voir souffrir, jusqu’au bout. Me tester, voir jusqu’où j’étais prête à aller. Et, j’vous l’dit. J’allais pas continuer longtemps dans cette voie. Ma tasse de thé (ou plutôt mon gobelet de thé) entre les mains, je le faisais tourner doucement, la tête ailleurs -comme d’habitude ces derniers temps-. Je ne savais même plus ce que je faisais là, pour tout vous dire. C’était la faute de Fernando, tout ça. Sa faute, encore, toujours. J’avais un plan. Entrer, lui balancer la vérité, réclamer mon héritage, et me barrer avant qu’il n’ai eu le temps d’en placer une. Le laisser se démerder avec les retombées psychologiques. C’était pas mon problème ! J’avais dû gérer ça seule. À son tour. Et puis, j’étais entrée dans la pièce. Et les choses avaient changé. Je m’étais pourtant préparée, à le revoir. Je m’étais immunisée contre son sourire envoutant et contre la chaleur de ses yeux, la douceur de ses traits, et la sensualité de sa voix. Mais ça n’avait pas été suffisant. Et je m’étais fait avoir, j’étais tombée dans son piège. Encore. Toujours. Comme une conne. Bien jouée, Téa. Oui. Bien jouée.
Maintenant, j’étais coincée là. Coincée avec un Fernando amnésique, père de jumelles et marié ou fiancé ou je n’sais quoi à une quelconque rousse que je n’avais vu qu’une fois, de loin, rapidement. Coincée. Et j’avais scellé mon destin. J’avais eu le choix, pourtant. J’aurais pu dire ‘je suis sa demi-soeur’. Ça l’aurait préservé du choc, et j’aurais pu réclamer ce qui me revenait de droit. Mais ce crétin d’organe, au fond de ma cage thoracique, m’avait doublé. Et j’étais coincée à son chevet, à jouer la nourrice, et tenter de faire revenir ses souvenirs. Ses souvenirs de moi. Raviver la flamme. Mais à quoi je jouais, bordel. Je n’savais pas. Je n’savais pas ce que je faisais. Mais je savais que ce n’était pas ce qui été prévu. Ce n’était pas le plan. Bordel. Merde. Fais chier. Fuck. J’étais bien, maintenant. Dans quoi est-ce que je m’étais lancée ?
Mon seul réconfort était de savoir qu’il se souvenait de moi. C’est puéril, je sais. Digne d’une gamine de treize ans. Mais savoir que mon visage avait réveillé ses souvenirs, et pas celui de la pseudo rouquine qui se pensait très certainement importante à ses yeux, ça m’avait réchauffé le coeur. Small victory. Une énorme victoire, oui. Dans une guerre comme celle que je semblais -visiblement- m’apprêter à livrer, les points d’avances, ce n’était jamais de refus. Et imaginer sa déception, et sa colère, ça ne faisait qu’accentuer le plaisir que j’avais à passer du temps avec Fernando. Après tout, c’était pour le bien du jeune homme, elle ne pouvait décemment pas refuser. Et c’était jouissif, de savoir ça. Et de lire la haine dans son regard.
J’arrête pas de pleurer. J’ai essayé de m’arrêter de penser mais... ça marche pas. Il faut pas s’attendre à ce qu’il se passe quoi que ce soit. On peut pas contrôler les choses, on contrôle rien.»
Kai quitta la chambre de Fernando qui était à présent endormi. Elle n’en pouvait plus et elle ne savait pas bien ce qu’elle faisait, il ne se souvenait pas d’elle, il ne se souvenait pas de ce qu’ils avaient vécu. Quelque part, Kai commençait à comprendre ce que son frère avait ressenti, pourquoi il était parti quand elle ne l’avait pas reconnu. Aujourd’hui, elle ne savait pas quoi faire avec Fernando parce qu’elle l’aimait mais, lui ? Elle avait oublié son premier amour, la raison pour laquelle elle s’était retrouvée dans le coma alors pour Fernando, il y avait-il une infime chance que ses sentiments aient survécu ? C’était affreux de se poser de telles questions mais, si seulement il n’y avait que ça… Kai Ferma les paupières pour retenir ses larmes, elle pensa une fraction de secondes à aller voir les jumelles mais renonça aussitôt. Elle ne pouvait pas les voir, encore moins les toucher, non pas qu’elle n’en avait pas le droit mais ce foutu baby blues l’empêchait de le faire. Elle n’avait jamais touché ses bébés et elle n’arrivait pas à le faire… peut-être qu’au fond c’était pour cela qu’elle pensait encore tant à l’adoption.
Kai se dirigea vers la cafétéria pour prendre un café noir –très noir et gueulasse-, encore un pour tenir le coup. Elle était complètement droguée à ce truc infâme, son seul moyen pour tenir le coup –et pour son s’enfoncer aussi puisque ça ne l’aidait pas à retrouver le sommeil-. Et puis en cherchant à s’asseoir, elle tomba nez à nez avec cette femme. Cette Tania ? Célia ? Téa ? Elle n’était plus certaine du nom, simplement du fait que Fernando se souvenait d’elle. Elle n’avait jamais eu aussi mal au cœur que ce jour-là alors qu’elle ne pouvait pas vraiment lui en tenir rigueur, il n’était plus vraiment son Fernando. « Qu’est-ce que vous faites là ? ». Le fait est que malgré tout, Kai n’arrivait pas à être aimable avec cette femme à la laisser aller voir Fernando comme ça. Kai était persuadé que cette femme était le premier amour de Fernando, il avait toujours prétendu n’avoir jamais aimé avant elle mais, elle était bien naïve d’avoir cru ça… et dire qu’ils avaient manqué de rompre à cause de son ex petit-ami décédé, non mais franchement ! C’était pitoyable… mais, pas autant que le fait d’être en colère contre Fernando qui sortait d’une opération lourde, qui avait des troubles de la mémoire et qui était, de toute évidence, bien loin d’être celui qu’il était avant.
Je n’avais pas encore réussi à décider si je haïssais la rouquine ou non. J’étais en fait en train d’y réfléchir au moment exact où j’entendis sa voix résonner dans mes oreilles. En relevant les yeux, je décidais de réserver mon jugement. Mais lorsque mon regard se posa sur son visage… je sentis mon coeur se serrer dans ma poitrine. Oh, pas de tristesse (bien qu’il était indéniable qu’une grande tristesse venait de s’emparer de moi), mais de rage. Mes lèvres se tordirent en un sourire, et c’est dans ces moments là que je me félicitais d’avoir appris bien trop tôt à simuler des émotions. « Bonjour. » Non. Je ne pouvais pas ne pas la détester, quand bien même j’aurais essayé. Je savais que je m’y ruinerais la santé. Je … je n’pouvais juste pas. Et voir dans ses yeux qu’elle non plus, elle ne pouvait tout simplement pas supporter ma présence, ça avait le don de me rassurer. Comme si ça mettait l’accent sur la menace que je représentais. Je suis une menace. Ça m’emplit soudainement de joie, d’une joie malsaine, qui se propagea dans mes veines, dans tout mon corps, comme une décharge électrique. Un regain de jouissance.
« Je bois du thé. Vous en voulez un ? » Un léger sourire flottait sur mes lèvres, de ces sourires que l’on n’arrivait jamais à définir. Moi même, je n’aurais pas vraiment su le définir : étais-ce un sourire de façade, pour ne pas laisser voir ce qu’il se passait dans ma tête, ou bien étais-ce un véritable sourire, justement à cause de ce qu’il se passait dans ma tête ? … Je dirais qu’il y avait un peu des deux, dedans. « Vous arrivez à vous déplacer sans votre chaise roulante maintenant ? » Mon sourire s’agrandit. Oh, que j’étais vilaine. Il y avait bien longtemps que je n’avais pas agit de la sorte, et j’étais presque ravie de voir que je n’avais pas perdu la main. Des années d’entraînement, à faire semblant, devant ceux que j’avais un jour appelé des amis, et qui m’avait tout bonnement oublié, lorsque mes comptes étaient tombés dans le rouge, que j’avais troqué mon uniforme de bonne école privée pour des vêtements basics, banals.
Je croisais les jambes, et portais mon gobelet de café à mes lèvres, sans pour autant que mon regard ne se détache de son visage. « Vous pouvez vous asseoir, si vous voulez. Je n’vais pas vous manger. » Je laissais échapper un petit rire. Ça ne sonnait pas très juste, pas très amusé. Ce n’était pas très drôle, en même temps, il fallait le reconnaître. Je portais à nouveau mon thé à mes lèvres. A vrai dire, je n’avais pas du tout envie qu’elle s’assoie ici.
« J’arrête pas de pleurer. J’ai essayé de m’arrêter de penser mais... ça marche pas. Il faut pas s’attendre à ce qu’il se passe quoi que ce soit. On peut pas contrôler les choses, on contrôle rien.»
La politesse de la jeune femme énervait Kai, elle n’aimait pas cette fille et elle était certaine qu’elle se foutait d’elle. Mais qu’est-ce qu’elle pouvait bien dire ? Elle n’avait rien contre cette fille. « Je bois du thé. Vous en voulez un ? ». Non, elle n’en voulait pas, elle ne voulait pas surtout pas en boire un avec elle. « Non merci. J’ai déjà mon café ». Elle fit un sourire poli pour masquer ce… problème qu’elle avait avec cette Téa. Elle but un peu de son café noir pour faire passer la pilule… comme si ça pouvait fonctionné tiens. « Au fait, je peux savoir quel est votre lien avec Fernando ? Il ne m’a jamais parlé de vous… ». C’était bien vrai et elle débarquait comme ça, prétendant faire partie de sa vie, il y avait de quoi se méfier quand même. « Vous arrivez à vous déplacer sans votre chaise roulante maintenant ? ». Oh quelle délicate remarque ! Kai avait envie de lui faire bouffer son sourire de façade, comme si elle n’avait pas assez de soucis il fallait que cette blondasse lui rappelle ! Kai fit mine que cela n’avait pas d’importance avec un sourire similaire à celui de son adversaire. « Oui… ». Ce n’était que le temps qu’elle se remettre de son accouchement, si ça pouvait la rassurer, Fernando n’était pas fiancé à une handicapée.
Elle but encore une gorgée de café, regardant cette fille qu’elle avait en face d’elle. Elle ne pouvait s’empêcher de se demander ce qui pouvait réellement la lier à Fernando, au point de venir à l’hôpital. Oui parce que même si cette Téa était comme elle croyait le premier amour de Fernando, ça n’expliquait pas qu’elle réapparaisse soudainement. En fait, Kai avait dû hérité de la parano de son père à croire que rien n’est dû au hasard et qu’il faut se méfier de tout le monde –surtout des femmes-« Vous pouvez vous asseoir, si vous voulez. Je n’vais pas vous manger. ». Elle eut un rire on ne peut plus faux, on ne peut plus suspect. Bref, un rire qui retentait aux oreilles de Kai comme une preuve qu’elle n’était qu’apparence devant elle et qu’en réalité, elles se détestait toutes les deux. « Ça ira, j’étais simplement surprise de vous voir ici, je ne voudrais pas vous déranger. ». Et surtout, elle ne voulait pas passer du temps avec elle. Elle ne voulait pas la regarder dans les yeux et écouter ses petits piques dissimuler.
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