Micah Charleston gara sa petite Prius noire sur l’étendue de graviers qui bordait l’entrée du cimetière, lui-même entouré d’un haut mur pour empêcher les badauds de contempler la misère de ceux qui y entraient. Micah était reconnaissante d’avoir cette grande muraille qui l’isolait du reste du monde, d’Arrowsic, de son passé et de son future, lorsqu’elle se rendait au cimetière. Elle y allait régulièrement, une fois par semaine, mais son emploi du temps d’infirmière l’empêchait de faire comme ces vieux amants veufs qui se rendent, réglés comme des horloges, à la tombe de leur aimée à la même heure chaque jour. Micah aurait aimé avoir ce petit rituel pour rythmer sa vie, pour continuer à organiser sa vie autour de Clyde. Maintenant elle organisait le peu que représentait sa vie autour de ses horaires à l’hôpital. Les heures qu’elle passait en dehors de l’établissement, elle ne s’en souvenait que très peu. C’était plus qu’étrange pour elle, de travailler dans l’hôpital qui avait échoué à sauver Clyde, beaucoup aurait changé d’endroit, de travail, même, mais elle était restée, car ils avaient passé toute leur vie dans la région et partir était comme abandonner le souvenir de son défunt fiancé. Et puis sa tombe était ici, elle ne pouvait plus partir. Heureusement elle avait eu beaucoup de soutien de la part de ses collègues, mais aucun d’entre eux ne comprenait vraiment que si elle continuait à l’hôpital c’était pour oublier de vivre sa vie et tenter de sauver celle des autres pour que personne d’autre à Arrowsic ne subisse son calvaire.

Elle se saisit du bouquet de fleurs posé sur le siège passager et sortit de la voiture, le claquement de la portière emporté par le vent qui soufflait souvent dans les parages, et elle entra dans le cimetière, sans regarder derrière elle. Il n’y avait que le bruit de ses pas sur les graviers, le vent qui soufflait dans les arbres et le silence qui régnait dans ce lieu paisible et pourtant déchiré par le deuil. Elle marchait sans précipitation mais avec détermination. Quinze pas, puis huit à droite, puis six à gauche et elle y était. La tombe de Clyde. « Beloved son and fiance. » Cela faisait longtemps que Micah ne pleurait plus malgré la douleur qui écrasait son cœur chaque fois qu’elle lisait cette inscription. Elle se pencha pour ramasser les fleurs fanées et les dispersa dans le vent, puis déposa le nouveau bouquet qu’elle avait amené dans le vase soudé à la pierre. « Bonjour Clyde… » souffla-t-elle, en époussetant de la main les débris qui encombraient le marbre. « Tu me manques. » De son vivant, Clyde et elle avaient beaucoup de petites phrases qu’ils se répétaient constamment, à la fin de leurs appels, ou même lorsqu’ils étaient ensemble. Ces petites phrases anodines, ils continuaient de se les dire car elles avaient toutes un sens caché, c’était des multitudes déclarations d’amour qu’ils se glissaient continuellement, en cachette. Ils en partageaient avec Sully aussi, cela soudait leur trio. « Bonsoir capitaine ! » était l’une d’entre elles, en général Clyde et Micah la lançait à l’unisson lorsque Sully les rejoignait au bar ; c’était en général pour lui signifier de payer la première tournée. Aujourd’hui, chaque fois que Micah se rendait sur la tombe de Clyde, elle le saluait et ajoutait qu’il lui manquait. Elle disait rarement plus.

Des bruits de pas perturbèrent son attention, surtout lorsqu’ils se rapprochèrent de l’endroit où elle se trouvait. Toujours accroupie devant la tombe, elle tourna son visage lentement, son cœur présageant de la personne qu’elle allait voir et lorsque ses cheveux désertèrent son visage sous le vent, elle murmura : « Sully. »