Vendredi après-midi. Je sortais tout juste du boulot. Une autre semaine fatigante. Oui, mon travail était épuisant, mais j’y tenais énormément. C’était vraiment, dira-t-on, ma « vocation ». Je discutais souvent avec Nastasia, l’autre psychologue de la ville, celle qui était déjà là avant moi. Cela faisait déjà quatre semaines que j’étais installé ici avec mes deux petites sœurs. Un mois complet. N’était-il pas étrange de voir que le temps passait aussi vite ? Avant, je ne connaissais pas Arrowsic. Mais arrivé ici, je m’étais assez vite adapté. J’avais une maison avec mes petites sœurs, toujours le même job, et je commençai à connaître un peu les gens. Tennessee, par exemple, ou encore Celestine. Petit à petit, je m’étais adapté à ma nouvelle vie. Elle me plaisait. Mais je n’oubliais pas pour autant la raison principale de ma venue ici.
Après le travail, je passais généralement chercher mes petites sœurs au lycée. J’étais très protecteur avec elles. Ce qui était normal, vu que mes parents étaient décédés… Elles étaient ma seule famille proche, j’étais leur tuteur légal, et je m’efforçais de m’occuper d’elles comme si j’étais leur père. Ce n’était pas facile, certes. C’était moi qui avais proposé qu’on vienne vivre ici. Sans vraiment m’expliquer. Heaven avait accepté sans problème, Juliet avait été un peu plus dure à convaincre. Elles avaient toujours été opposées. Quand j’arrivai au lycée, comme d’habitude, c’est Heaven qui rejoignit la voiture en premier. Heaven, la plus docile. Je la reconduisis à la maison, tout en demandant où était Juliet. Je n’obtins qu’un haussement d’épaules, et n’insistai pas.
J’avais quelques courses à faire et je repartis de la maison. Je me garai en ville et décidai d’appeler Juliet. « Où es-tu ? ... Oui, bien sûr que je sais que tu vas bientôt avoir dix-huit ans. Mais je suis encore ton tuteur légal… Juliet, je t’en prie, je n’essaye pas de m’immiscer dans ta vie privée, je m’inquiète juste un peu, je voudrais savoir si tu vas bien… Garde tes reproches pour toi, ta sœur s’en sort très bien, tu sais. À quelle heure tu rentres ? … Non, plus tôt ! Je m’en fiche que ce soit le week-end, tu es encore mineure, et tu as des devoirs. Inutile de rendre les choses plus difficiles, Juliet. Allez, à tout à l’heure. » Je poussai un soupir. J’aurais dû savoir qu’il ne fallait pas appeler Juliet. Je relevai la tête et parcourus la rue du regard.
Je m’immobilisai brusquement. Clignai des yeux, pour voir si c’était bien réel. Mais oui, il s’agissait bel et bien d’Olympe. Olympe, Olympe, Olympe. Les battements de mon cœur s’accélérèrent. Je n’avais pas prévu de la rencontrer ainsi. Je voulais m’habituer un peu à Arrowsic, avant d’essayer de la retrouver, de lui parler. Raté. Nous nous dévisageâmes pendant quelques secondes, avant qu’elle ne prenne ses sacs et ne traverse la route. Bon sang. Je ne mis que très peu de temps à réagir. Laisse tomber pour les courses. Je me mis à courir, un peu désespérément. Je la rejoignis assez rapidement, et lui saisis le poignet pour la retenir. Sans pour autant être brutal. Je ne voulais juste pas qu’elle me fuie. Et en même temps, je craignais tellement sa réaction. Qu’allais-je lui dire, après toutes ces années ? Je devais arrêter de réfléchir.

« Olympe, s’il te plaît, ne t’en va pas ! Je t’en prie, Olympe. J’ai besoin de te parler… »

Je n’avais pas envie que ça se passe ainsi. Quand j’avais déménagé à Arrowsic exprès pour retrouver Olympe, j’avais imaginé nos retrouvailles autrement. J’avais espéré pouvoir profiter d’un temps d’adaptation, ici, avant d’aller la retrouver. Quelle naïveté… Arrowsic était une petite ville, j’allais forcément la croiser très vite. C’était ce qui se produisait aujourd’hui. Moi, j’avais l’intention de me débrouiller pour trouver son adresser. D’aller directement chez elle. Ce serait plus tranquille, plus discret. J’avais tellement peur de sa réaction… Si elle me rejetait, si elle me criait dessus, autant être à l’abri des regards. D’où l’idée de la retrouver chez elle. Peut-être même m’aurait-elle invité à entrer chez elle. Nous aurions, elle m’aurait enfin présenté notre enfant. Sans pour autant lui dire directement « voici ton père », bien sûr ! Non, j’avais envie de me rapprocher de mon enfant petit à petit, d’apprendre à le connaître. Je ne savais même pas si c’était une fille ou un garçon. J’avais vraiment hâte de le voir enfin. J’ignorais à qui il ressemblait, de qui il avait hérité son caractère, ce qu’il aimait et détestait, bref, j’ignorais tout de lui. Je ne l’avais jamais vu, n’avais jamais entendu parler de lui. Et je m’en sentais terriblement coupable. Quel père horrible je faisais ! Bien sûr, je bénéficiais de « circonstances atténuantes », mais tout de même… Comment cet enfant pourrait-il seulement m’accepter, alors que je ne m’étais jamais occupé de lui ? Encore fallait-il qu’Olympe me laisse à nouveau entrer dans sa vie. Dans leur vie. Et ça, ce n’était pas gagné d’avance.

Je me retrouvai face à elle. Face à celle que j’avais tant aimée. À l’époque, notre amour était beau, fort, mais interdit. Cela nous empoisonnait horriblement. Mais c’était si intense… Je l’avais regretté pendant toutes ces années. Je n’avais jamais réussi à oublier Olympe, même pas pendant la période où j’étais en couple avec Kayla. Et la revoir aujourd’hui refaisait surgir en moi une foule de sentiments, d’émotions et de souvenirs que je pensais avoir refoulés. Je me souvenais combien je l’aimais, je me souvenais combien j’appréciais les moments passés avec elle, je me souvenais de tant de choses… Et en plus de tout ça, une foule de craintes et de questions se bousculaient dans mon esprit. Pas de quoi me laisser tranquille. Je me posais tellement de questions sur elle et sur notre enfant. Je craignais sa réaction, je craignais qu’elle ne veuille pas me parler. Mais cette crainte se révéla infondée. Car elle ne fuyait pas. Une vague de soulagement m’envahit, et je me repris aussitôt. Certes, elle était prête à m’écouter, certes, elle ne me balançait pas des horreurs à la figure. Mais tout de même, c’était loin d’être gagné. J’avais répété un petit discours très pathétique des milliers de fois. Mais soudain, face à elle, j’avais l’impression d’être muet. Je ne savais tout simplement plus quoi dire, je me sentais bête, j’avais peur. J’avais du mal à articuler et à construire des phrases correctes.

« Olympe… Je… Je suis désolé. Si je suis là, je vais être franc… Ce n’est pas un simple hasard. J’ai cherché à te retrouver, toi, et notre enfant. Après toutes ces années… Je… On peut peut-être aller prendre un verre quelque part ? Pour discuter tranquillement. S’il te plaît, Olympe, j’en ai besoin. Mais si tu ne veux pas… Je comprendrai…»

J’avais du mal à m’exprimer, je me sentais incapable d’en dire plus, j’attendais seulement une réponse. Je scrutai son visage pour y déceler la moindre réaction.