L’odeur fulminante du bar parvenait même en dehors de l’établissement. De loin, on pouvait déjà entendre les rires des gros buveurs, les grognements de ceux qui étaient venus pour oublier leur mauvaise journée, les bavardages stridents de ceux qui étaient là juste pour s’amuser. L’atmosphère du Jack’s Lounge était unique. Elle émanait dans tous les alentours. Elle nous donnait envie d’y rentrer. Il y avait quelque chose de chaleureux, ici. Le Jack’s Lounge était un peu l’endroit cool d’Arrowsic. C’était ici que je passais la plupart de mes soirées, seul. Évidemment, je n’avais pas l’âge de boire. Mais personne ne disait rien. Je pouvais très bien me faire passer pour un majeur, sans aucun souci. Il faut dire que je venais très souvent, et le gérant avait pris l’habitude de me voir. C’était devenu une habitude, un refuge. Ici, je me sentais bien. Je pouvais m’isoler dans mon coin, une bouteille de bière à la main. Et personne ne me dérangeait. J’étais comme une âme invisible, un fantôme errant entre les murs du bar. Et cela me convenait parfaitement. Je regardais d'un air placide, au loin, ces gens qui semblaient si heureux et si décontractés. Ils aimaient leurs vies. Moi ? Et bien je me contentais de les regarder, sans rien dire. Ce bonheur si partagé de tous, ce n’était pas pour moi. Je n’étais pas destiné à être heureux. Moi, je préférais les regarder s’amuser, les regarder rire, les regarder sourire, dans mon coin, caché des yeux de tous. C’était mieux ainsi. De paraitre absent. De paraitre ailleurs. Dans une autre vie.

Ce jeudi-là, il n’y avait pas foule. Il faut dire que le vent commençait à se lever et que la nuit était déjà bien noire. Il n’y avait que les désespérés et ceux qui n’avaient rien à faire qui venaient à une heure pareille. Les autres étaient sans doute couchés, dormant paisiblement avec leur compagne. Et moi, j’étais seul. Définitivement seul. Une cigarette à la bouche, j’errais dans les rues d’Arrowsic, comme un animal perdu, à la recherche de quelque chose, quelque chose dont je ne connaissais pas l’existence. Avec un air détaché, je regardais autour de moi, poussant des soupirs face à ce calme permanent. Les quelques lampadaires implantées dans les rues éclairaient à peine mon visage. C’était la nuit, et tout le monde dormait. Tout le monde dormait paisiblement. Et c’était affreux. Cette sérénité me donnait envie de vomir. Qu’est-ce que c’était ennuyant ! Et puis finalement, je poussais la porte du Jack’s Lounge. Le barman, que je connaissais bien, m’adressa un signe de tête que je lui rendis. Un homme était déjà là. Il avait l’air bien éméché. Je m’assis près de lui, et commanda une bière. C’était un homme, plutôt jeune. Il ressemblait à ses écossais qu’on voyait si souvent dans les bars. A sa vue, un frisson me parcourra. Cet homme, il semblait si écossais, c’en était flagrant. Une certaine fascination s’empara alors en moi. Pourquoi avais-je tant envie de savoir qui il était ? Pourquoi me semblait-il si familier ? Je n’en savais rien. Je n’avais jamais porté autant d’intérêt pour un inconnu. Je le regardais discrètement, quand la bouteille de bière arriva devant moi. J’en bus une gorgée, et me tournais alors vers cet homme mystérieux. « Écossais ? » lui demandais-je, d’un ton négligé.

Quelle journée pourrie. Elle avait été nulle du début à la fin : Pour changer, mon frère et moi avions tenté de discuter, et, pour changer, nous avions fini par nous disputer. Je n’avais pas eu de nouvelles du mec avec lequel je m’étais envoyé en l’air la dernière fois, pourtant, il avait l’air sympathique. Mon éditeur avait encore trouvé à redire à mon chapitre, il devait vouloir changer dix milles mots sur onze. Rien de lui ne plaisait. Je finissais par croire que mon talent s’était envolé. Mais surtout, je n’avais pas vu Meena depuis quelques jours, et je ne savais pas trop comment ça se faisait qu’elle me manque autant. Et nous n’étions que jeudi. Et bien. Plus que le vendredi et je pourrais… En fait non. N’ayant pas de travail me forçant à me lever et à aller au boulot, chaque jour de la semaine se ressemblait, à l’exception du dimanche où ma mère réquisitionnait mon frère, ma sœur et moi pour un repas en famille. La convivialité n’était pas toujours au rendez-vous, bien que j’adorais ma sœur. C’était surtout avec Dorian que j’avais du mal. La seule chose que j’avais de plus que lui était quelques centimètres. Lui, et bien, il avait tout le reste, le charisme, la beauté, l’intelligence. Au moins, on avait l’alcool en commun, nous n’avions pas tout perdu… En parlant d’alcool,... Je quittais mon appartement pour marcher un peu en ville, ayant la destination bien en tête : le Jack’s Lounge.

J’y passais ma vie, c’était affolant. Et, même avant de partir pour Boston, alors que je n’étais qu’un adolescent complexé, j’y avais établi un campement. Je crois avoir passé plus de temps entre ces murs que dans la maison de mes parents. J’aimais l’ambiance de ce lieu. J’aimais voir des gens heureux, écouter les gens parler. Toute ma capacité d’auteur explosait à ses instants : je prenais certains phrases, certaines anecdotes, certains tics des personnes qui s’y trouvaient pour les transposer sur mes propres personnages de fiction, afin qu’ils aient une âme et qu’ils ne soient plus seulement quelques lignes sur du papier. J’écrasais ma clope avant de rentrer dans ce pub. Je saluais le barman, lui demandais des nouvelles de sa copine, entre autres. Nous discutions un peu. Après tout, nous avions été au lycée ensemble, on se connaissait assez bien. Je bus quelques verres, j’avais envie d’oublier que je n’étais pas celui que je voulais vraiment être. Quelqu’un s’assied soudainement à côté de moi. Après quelques secondes, je sentais son regard sur moi, mais je m’en foutais, j’avais juste envie de picoler tranquillement. Enfin, c’était le cas jusqu’à ce qu’il se tourne vers moi et me dise d’un air nonchalant : « Ecossais ? » Je riais, ça se voyait tant que ça ? « Effectivement. Yankee ? » Demandais-je à mon tour en me retournant vers un jeune homme qui n’avait assurément pas l’âge pour tenir la bouteille de bière qu’il avait à la main. Quel âge avait-il ? Entre seize et dix-huit ans, tout au plus. J’étais persuadé qu’il n’avait pas quitté le lycée mais il y avait quelque chose d’agréable dans son look. Il avait un visage maigre, mais de grands yeux bleus. Il devait faire ma taille, peut-être même un ou deux centimètres de plus. Puis je me surpris à penser que, peut-être, cette soirée se finirait assez bien pour effacer le fait que je l’avais détestée jusqu’à la tombée de la nuit.

C'est cool les examens qui se terminent... Maintenant, c'est la rentrée, youpee

Je ne savais pas très bien pourquoi, mais quelque chose m’attirait chez cet homme. Il dégageait quelque chose de spécial, de particulier. De lui émanait une odeur étrangement familière et rassurante. Et aussi étrange soit-il, l’aura de cette homme m’apaisait et me mettait aveuglement en confiance. « Effectivement. Yankee ? » s’enquit-il. Un sourire passa furtivement sur mes lèvres. Haussant les sourcils : je répondis : « Et oui. » Je détournais le regard, me demandant pourquoi j’avais adressé la parole à cet inconnu qui semblait avoir bu déjà pas mal de verres. Je m’étonnais moi-même. Je ne parlais jamais à personne en général, j’étais un solitaire, un silence de la vie. Je me suffisais à moi-même, et personne n’avait besoin de moi. J’étais bien, dans mon coin, dans mon trou, caché aux yeux de tous. Mais peut-être avais-je envie de sortir de ma bulle ? Sans doute. Peut-être. Mais pourquoi lui ? Pourquoi cet homme ? Je n’aurais su dire. Tout ce que je savais, c’était que j’étais assis à côté d’un inconnu qui me paraissait étonnamment sympathique. « Mais j’aurais préféré ne pas l’être. » ajoutais-je alors, un ton nostalgique. Je regardais ma bouteille de bière que je tenaais fermement entre mes mains, plongeant mes iris dans la surface liquide de l’objet. Les Etats-Unis n’était pas faits pour moi. Je n’avais pas choisi de vivre ici. Ma place n’était pas ici. Depuis le début, je le savais. Cependant, j’avais bien dû m’y faire. De toute façon, avais-je une autre issue ? Bien sûr que non. On ne me laissait pas le choix. On ne me laissait que très rarement le choix. Et je devais accepter, encaisser, parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire, parce que c’était ce que je devais faire. Accepter, et avancer, du mieux possible. Ainsi j’étais condamné ici, dans les terres d’Arrowsic, qui s’engouffraient chaque jour sous mes pieds, qui manquaient chaque seconde de me plonger avec elles. C’était donc ce que j’étais : une âme errante.

Plongé dans les gaz de ma boisson, j’en oubliais tout le reste. Beaucoup de souvenirs remontaient dans ma tête, me soulevant le cœur. L’Ecosse me manquait. Indéniablement. Et je me surprenais à vouloir y retourner. Pourtant, je ne devais pas. Si j’étais parti, c’était justement pour éviter de souffrir. Pour être heureux. Pour commencer une nouvelle vie. Mais étais-je vraiment heureux ? Je ne savais que trop. Peu de choses me plaisaient ici. J’avais beau connaître la ville par cœur, cela ne m’empêchait pas de trouver les paysages horriblement ennuyeux et niais. J’avais beau faire comme si de rien n’était, au fond, mon cœur était vide. Vide de sens. « Alors, pourquoi Arrowsic ? » demandais-je, reprenant peu à peu le chemin de la réalité. Une curiosité folle venait parcourir tous mes sens. Parler à un écossais, c’était comme retrouver un peu de moi dans ce trou perdu. Comme un retour aux sources. Et sans même savoir pourquoi, je me sentais étrangement proche de cet homme, de cet homme dont je ne savais pourtant rien. Mon habituelle méfiance s’était évaporée. Mais pourquoi ?

Spoiler: