J’aimerais qu’on écrive sur mon épitaphe un truc marrant. J’veux pas du banal « Notre fille bien aimée ». Je veux que mon existence soit le reflet d’une action mémorable. Je compte être comme tous ces écrivains, ces artistes mal-aimés de leur vivant, devenus véritables figures à titre posthume. A leur image, j’aimerais véhiculer un message fort, différent du stupide : « Vive les heineken » que j’ai pu crier le jour de ma remise de diplôme, au lycée. Idiote, complétement barrée, j’y suis arrivée – légèrement- bourrée. Major de ma promotion, tout de même. Surexcitée, stressée, j’ai forcé sur la bouteille. Episode de merde, petite tâche de gras sur mon parcours. Une petite tâche en entraine souvent une autre. Sans transition : Je suis née à New York j’y ai été adoptée mais j’ai grandi à Trouville communément appelée Arrowsic. C’pas immense comme endroit, sur une carte ? Ça donne un minuscule point (qu’on aurait tendance à confondre avec un grain d’sable, de la poussière etc). Ici-bas, tout l’monde connait tout l’monde. Autant dire que nous les « Warrick » on n’passe pas inaperçu. Trois frangins, trois origines différentes. Deux couleurs de peau. On est multicolores, open-minded : dur, pour les habitants du coin. « Tiens, c’est Rosco , celle-là : elle me gave » « Souris Kris, Rosco a un faible pour toi ». Un sourire étire mes lèvres, Keyla s’amuse toujours à le taquiner. Kris, c’est mon cœur, touchez-le, j’vous coupe un membre, j’vous écartèle, j’vous éclate la tronche contre le sol. J’vous découpe en rondelle, j’vous offre aux chiens. Vous l’aurez compris, je l’aime. Keyla, c’est mes prunelles. Touchez-la, j’vous promets que votre famille aura du mal à vous reconnaitre. C’simple, Keyla & Kris, c’compliqué : sans eux, y’a pas de Kaïs.


Nos parents ? Deux Brad & Angie, à quelques détails près. Ce ne sont pas des acteurs mais des médecins, pas n’importe lesquels : sans frontières. Surtout maintenant qu’on est assez grands pour s’occuper de nous-même, on ne les voit plus très souvent. Grace & Charles passent leur vie sur les routes du globe à bosser pour diverses ONG. Moi, ça m’bouffe, les apparences mentent : ils me manquent. « Tu dessines ? », Kris ou perspicacité. Je lève le regard sur lui, un sourire en coin de lèvre, sa tête se niche au creux de mon cou. Il jette un regard par-dessus mon épaule : « C’qui ? ». Kris ou chieur : « Un abruti que j’ai croisé c’matin, dans la rue. » Il claque un bisou sur ma tempe et vient s’asseoir face à moi. Kris & moi, moi & Kris, dans tous les sens cela me semble si naturel alors que non : rien ne l'est, du moins, pas lorsqu'il est à mes côtés.

C’quoi ce nous ? J’irais me saigner aux quatre veines pour sa tronche. La réciproque est vraie, il l’a déjà fait pour moi. On est fusionnels, un peu trop au goût du monde. On est frère & sœur, mieux : on est mieux. On est l’un pour l’autre. Keyla se joint à nous, une pile de photo entre ses mains : « Aidez-moi, Aidez-moi. Je ne sais pas lesquelles poster sur mon twitter ». Un regard circonspect vers Kris, on éclate de rire. Keyla est la petite dernière, 18 ans tout ronds. Fashionista , blogueuse et enquiquineuse hors pairs. Moi je suis l’entre deux, celle qui tempère, celle qui ratisse les champs de batailles. J’suis la lionne qui tourne autour de ses petits. Kris, c’est mon mien. Il a 24 ans, il devrait prendre ses valises et s’barrer mais il reste, il le fait pour nous, pour moi. Pour moi, il n’arrête pas de le répéter sans cesse « Kais, je ne te laisserais pas ». Alors oui, l’inceste règne en tyran sur nos cœurs.



Sans eux, y’a pas de « sans eux » sinon j’meurs. Trop facile de faire semblant que rien ne nous atteint, eux, à coup sûr ils me planteraient droit l’cœur. J’irais reposer six feet under, là où les asticots viendraient danser sur mon cadavre. J’serais un vulgaire bout d’viande piqué au formol, vêtu de sa robe de mariage (si j’arrive jusque-là parce que : affirmatif, je suis persuadée de m’tirer jeune), les lèvres collées à la résine, les joues gonflées par diverses substances chimiques, la gueule maquillée comme un camion volé. Je serais belle, raide comme un piquet. Les gens viendront me donner un dernier baiser alors que de mon vivant je n’étais bonne qu’à nourrir leur ptain d’rumeur à la con. Morbide, le discours. On peut changer de registre ? Je suis polyvalente du genre. Humour, drame : je couvre tout l’panel. Parlons des conneries que je sais faire, je suis passée professionnelle dans ce domaine. La première, elle remonte à loin. La dernière en date, mémorable. Kris & Keyla, ne diraient pas l'contraire.

Bordel de merde, est-ce que j’ai une vie en dehors de celle de famille ? Echec critique, j’dois surement être sociopathe. Pourtant on me parle facilement, le problème c’est qu’il n’y a jamais suite. Vous savez, il y a toujours un « to be continued » dans les sagas, l’soucis avec moi c’est que les sagas : ça n’existe pas. Mes yeux se baladent, butant sur quelques passants. Seigneur, j’adore ce parc, ici on se sent enveloppé. C’va paraitre limite mais presque : aimé. Je soupire, je souris, j’aimerais avoir des gosses. Une demi-douzaine et…merde, c’vrai que j’vais pas atteindre la barre des trente ans. Alors ma vie, j’veux la vivre à cent pour cent.

J’attrape la bouteille de téquila, pas d’ma faute elle me faisait de l’œil depuis une bonne dizaine de minute. Je l’ai menacé, je lui ai clairement fait comprendre que si elle continuait à m’chauffer je n’en ferais qu’une bouchée- du moins, qu’une gorgée-. Maintenant qu’elle est captive de ma main, je lui enserre le col, je la rapproche de ma bouche, au goulot. Miam miam, le liquide me brûle la gorge, il m’apaise. La douleur n’est rien, pas aussi nocive que mon chagrin. Sensation pourrie qui m’fracasse le crâne. Je veux oublier cette image qui revient me hanter : lui, elle, dans cette voiture. Pas classe, pas classe comme situation. Rosco qui est-ce qui l’aime cette nana ? Lui, menteur, il m’avait dit l’contraire. Connard, crève, meurs. Mais si tu crèves, qu’adviendra-t-il de moi ?
« Qu’est-ce que tu fous là ? » « Dégage » « Donne-moi ça ». Il tente de m’arracher la bouteille, je l’éloigne, la rapproche de ma poitrine, je la câline, elle est mon seul remède. « Pourquoi ? » je crache, désespérée. Les larmes jaillissent et ne demandent qu’à se déverser sur mes joues.Il me poignarde, féroce la bestiole, ses yeux m’écrabouillent. STOP. Arrête cette torture, arrête pitié, pitié.
L’cordon, je veux l’couper. Sa tête ? La dépecer. Son visage ? L’effacer, pas possible : tant qu’on portera le même nom.Do what you want, when you want, where you want…rageuse, je plaque mes lèvres contre les siennes, je lui arrache un baiser, un bout d’lèvre. Je dévore au fruit auquel j’avais toujours été défendue de toucher. Je m’en délecte, le pire, le pire c’est qu’il ne me repousse pas, bien au contraire. Alors que nous scellons le pacte tacite qui a toujours existé, aux tréfonds, je sens mon être se briser. C’que j’fais c’est inhumain, c’est répugnant. J’y prends plaisir, j’en redemande. Je me décolle, dégoûtée de mon geste, je me sens sale. Je le suis et je m’éloigne. J’prends la tangente, je quitte la ville. Avec 30 $ en poche. Je parcours 4 kilomètres à pieds avant d’être prise en auto-stop. Mon pouce n’a servi à rien, c’mes gambettes qui ont fait tout l’boulot. L’mec n’a pas l’air net mais, remarquez j’viens de rouler une pelle à mon frangin : on est deux freak. Deux cons, deux compagnons, bourrés de points communs, on a voyagé le long de la 66 pendant deux mois avant que je ne décide de revenir. Toutes les routes, mes amis, mènent a Arrowsic pas à Rome, croyez-moi.


Je débarque, Glaciale, l’ambiance. Un grand froid s’abat au-dessus de ma tête. Kris, il ne m’adresse pas la parole, Keyla : elle m’ignore. Moi, je sens ma personne s’effilocher à leur proximité alors, je prends mes clics, mes clacs et rebelote, je tire ma révérence. Seulement, je reste à Arrowsic, je construits mon cocon. Je le fais seule parce que mes liens sont en mauvais états. Je me trouve un job, dans une librairie. Un vieux monsieur s’appuie sur mes épaules. On discute, on s’raconte nos vies et je tisse un lien. Je suis le lien. Il est le mien. Je m’éloigne des miens. Je perds le combat. Je les aime, c’bien ça l’problème. Un sourire étire mes lèvres. Pas aussi souvent qu’on le croirait. De temps à autre, pour des vacheries. J’avance, je recule, j’avance, je recule. Où est ma voie ? Inscription à l’université, premier cycle. Littérature, j’ai l’âme d’une poétesse. Mes écrits sont sombres, empreint d’un spleen, on m’compare à Baudelaire, on m’assassine. Trop peu pour moi.

J’enchaîne les jobs, mes traits se crispent. Mon visage se creuse, j’ai d’énormes cernes. J’perds un peu trop de poids. C’est là que la gifle m’matraque. Kris revient dans ma vie, Keyla aussi. Ils veulent m’aider ? Oui mais contre quoi ? Mes sourcils se froncent. Je suis devenue amère. J’bois pas, j’fume pas : mensonge. Je ne me drogue pas : véridique. Alors foutez-moi la paix : « J’ai plus besoin de vous, vous n’avez plus besoin d’moi. J’ai saisi alors saisissez. J’fais ma vie, vous faites la vôtre, j’ai rien d’autre à ajouter. » Je mets une distance, un mètre, deux mètre, ça s’multiplie, ça devient grand. Mes tripes se serrent, se déchirent. Ca saigne, ça étire. Ca s’entrechoque, ça rompt. Je n’ai plus rien à leur offrir, pas une once de compassion. Faux.

Où est Kaïs ?