Il devait être aux alentours de vingt-et-une heure. Lorsque Delilah laissait traîner son regard par la fenêtre en plexiglas de son salon, elle pouvait entrapercevoir le ciel déjà sombre qui commençait à se couvrir d'étoiles. La jeune femme était négligemment allongée sur son canapé couleur crème et fixait son écran de télévision d'occasion sur lequel les personnages de la Belle et la Bête s'animaient. Elle tenait d'une main un bloc à dessin sur lequel on pouvait voir s'afficher des formes étranges et gribouillées et de l'autre un crayon de papier qu'elle s'appliquait à mordiller avec une attention particulière.

Pendant que la Belle et la Bête dansaient en tenues de bals sur son petit écran, elle était là, elle, à essayer désespérément de représenter une main. Une main qui ressemblait à quelque chose, avec des ongles, des plis et des courbes. Un devoir, qu'elle devait faire pour son cours d'Art Plastique qui avait lieu le lendemain.
Cela semblait être d'une facilité déconcertante et cela l'aurait sans doute été pour elle si son esprit n'avait pas été ailleurs. Il vagabondait de songes en songes, mais ses pensées revenaient toujours à la même chose, au même sujet, à la même personne : Antoine.

C'était la semaine dernière, derrière le phare. C'était là qu'il lui avait donné rendez-vous. Elle était naïve, Delilah. Elle croyait qu'il allait lui dire qu'il l'aimait et qu'ils allaient vivre heureux en ayant beaucoup d'enfants. Elle croyait qu'il allait la serrer dans ses bras et s'excuser pour toutes les choses qu'il lui avait fait endurer, qu'ils allaient tout oublier pour recommencer, reconstruire.
Elle s'était trompée, oui. Elle le revoyait encore. En l’apercevant, son cœur avait raté deux battements. Il lui avait souri, oui. Et puis, il l'avait démolie, rien qu'avec ses mots, avec sa bouche qui lâchait des mots si durs au creux de son oreille. Elle avait pleuré, en serrant les poings, comme d'habitude. Elle avait essayé de toutes ses forces de l'insulter.

Il l'avait embrassée. Elle revivait encore et encore cet instant durant lequel il s'était penché vers elle, cet instant durant lequel ses lèvres s'étaient emparées des siennes. Elle l'avait repoussé, de toutes ses forces. Elle avait écraser la paume de sa main contre sa joue, et était partie en courant. Pensait-il à elle, en ce moment ?

Elle arracha rageusement la page de son bloc-note couverte de gribouillis et envoya la boulette de papier s'écraser contre le vieux poste de télévision. C'est à cet instant précis que quelqu'un se décida de frapper à sa porte. Elle se leva précipitamment, se dirigea vers cette même porte et sans même prendre la peine de s'informer de l'identité du nouveau venu, elle ouvris la porte.

« Bonj.. »

Lorsqu'elle leva les yeux et découvrit le visage de la personne qui s'affichait dans l'embrasure de la porte, une expression de stupeur se peignit sur son visage. La fin de sa phrase se perdit sur ses lèvres et elle resta immobile, sans mot dire. Puis, dans un élan de panique qui grandissait en elle, elle essaya de refermer la porte sur ce visage qu'elle ne connaissait que trop bien. Antoine.

Antoine était encore allongé dans son lit. Depuis plusieurs heures, il ressassait son histoire avec Delilah. Tourmenté, son esprit n'arrivait visiblement plus à trouver le repos. Il s'en voulait terriblement d'avoir joué avec la demoiselle. Quoi que... Sous la dimension de jeu, il avait été sincère. Il avait longuement désiré ce baiser et ne le regrettait pas. Cependant, il était conscient que la divine rousse souffrait par sa faute. Et ce simple fait le rongeait de l'intérieur. Il ne comprenait pas d'où venait se besoin de la faire plier sous ses principes. Antoine voulait la voir céder sous son emprise, sous son attirance. Pourtant, le but n'était pas de la blesser, loin de là. C'était juste une forme de cruauté vengeresse suite aux sentiments qu'il commençait à éprouver pour elle. Le jeune homme saisit sa tête entre ses deux mains et poussa un cri. Il était partagé entre lui avouer ses pensées les plus profondes, et continuer à la faire tourner en bourrique. Mais en attendant de prendre une décision, il devait se changer les idées, bouger de cet appartement qui devenait son sanctuaire. Le beau brun prit alors son courage à deux mains et se leva de son lit. Une atmosphère lourde était palpable dans la chambre. En effet, cela faisait plusieurs jours que le jeune homme restait dans celle-ci. Il jeta un regard au radio-réveil et s'aperçut que la soirée était déjà bien entamée. Vingt heures trente. Antoine ouvrit alors les volets et les fenêtres, puis alla prendre une douche afin de se remettre d'aplomb. L'eau brûlante coulait sur la peau du jeune homme, parcourant son corps tout du long. En sortant, Antoine prit le soin de se sécher et de revêtir des vêtements propres. Dans sa tête, un plan de la soirée s'était clairement établi. Il se devait d'agir, il ne pouvait laisser les choses dans cette situation. Il se hâta donc de saisir ses clefs d'appartement et de voiture, et dévala les marches de l'immeuble à toute vitesse.


Au volant de sa voiture, Antoine avait une boule au creux du ventre. Il ne savait pas de quelle façon réagir face à la magnifique rousse qu'il convoitait tant. Soudain, il se remit à penser à cette soirée... C'était il y a quelque jours. Cette stupide soirée où avait eut lieu ce stupide baiser. Il ressentait encore la douceur des lèvres de Delilah sur les siennes. Dans le fond, il ne voulait qu'une chose. L'aimer sans se cacher. Mais le jeune homme ne pouvait vraiment s'y résoudre. il rêvait de son visage délicat, de ses traits fins, de ses yeux pénétrants, de sa bouche pulpeuse, de ses cheveux épais, de ses doigts longs et fins. Il s'imaginait sa silhouette gracieuse, sa démarche élégante, sa taille marqué et ses formes parfaites. La personne toute entière de Delilah représentait un objet de désir et de convoitise. Quelque part, cela avait toujours été le cas, malgré l'enfer qu'il avait pu lui faire vivre. Ce sentiment de culpabilité face à leur passé et à leur présent, le persuadait qu'il ne la méritait pas. Antoine était certain qu'il allait plus la faire souffrir qu'autre chose, même en voulant l'aimer. D'ailleurs, c'était exactement le cas. Soudain, il se rendit compte qu'il était déjà presque arrivé chez la demoiselle. Il ne s'attendait surtout pas un accueil chaleureux mais il se devait de revenir vers elle. Que ce soit d'un bon sentiment ou non... Le jeune brun souffla à deux reprises de façon appliquée et descendit de la voiture. Ses mains se mirent à trembler sans même pouvoir les contrôler. Et arrivé sur la pallier de la porte, ses doigts se rejoignirent pour former un poing et taper contre le bois. « Faîtes qu'elle ne soit pas là... » se mit-il à espérer. Mais ce n'était pas son soir de chance. La porte de l'appartement s'ouvrit alors sur le doux visage de Delilah. « Bonj... » commença-t-elle. Elle s'aperçut tout juste que c'était Antoine qui se tenait devant elle. Il voulu alors lui dire d'attendre mais Delilah tenta aussitôt de refermer la porte. Le jeune homme n'eut pas le temps de faire quoi que ce soit pour l'en empêcher.


Les deux jeunes gens étaient donc séparés par une porte. Antoine sentait encore la présence de Delilah derrière celle-ci. « Delilah ouvre cette putain de porte. Faut qu'on parle. Fais pas ton enfant et ouvre moi ! » cria-t-il. Son comportement l'agaçait mais il devait tenter de se contenir. Il entendait la respiration de la demoiselle, elle était juste là. « Il est hors de question que je te parle derrière cette porte Del'. Ouvre moi, je t'en prie. Je dois vraiment te parler. » dit-il d'un ton plus calme et modéré. Du mouvement était perceptible derrière le mur de bois. Mais visiblement, elle n'était toujours pas décidée à déverrouiller cette fichue porte. « Je te promets de me contenir. De ne pas te hurler dessus et de ne pas te sortir le moindre mot méchant ou même vexant. Je veux juste qu'on discute. On peut faire ça, non ? » essaya-t-il avant de reprendre deux minutes plus tard : « Parfait, je me casse Del' ! ». Mais bizarrement, le cliquetis de la porte, parvint aux oreilles d'Antoine. Dans l'embrasure de la porte, se tenait Delilah, tête baissée pour ne pas rencontrer le regard sombre du jeune homme.

Elle resta là, quelques instants, muette, à le fixer avec des yeux ronds. Tout, n'importe qui, n'importe quoi, mais pas lui. Un vendeur de pizza. Pourquoi pas même un cambrioleur ? Elle n'avait pas le courage de l'affronter. De se perdre une nouvelle fois dans son regard et de rester là, la bouche ouverte, la gorge sèche, tandis que les mots restaient bloqués sur ses lèvres. Et puis, elle se mit à paniquer. Elle ne voulait pas lui parler. Elle voulait qu'il parte, maintenant. Qu'il fasse demi-tour, en emportant son visage qu'elle ne pouvait s'empêcher de scruter et d'aimer dans les moindres détails. En emportant son sourire qui la rendait dingue. Elle préférait oublier, tout oublier.

Elle referma la porte brusquement et s'adossa contre celle-ci, se laissant glisser contre le bois lisse. Delilah s'empoigna la tête à deux mains, complètement paniquée. Elle revivait encore et encore cette nuit. Ce baiser qu'il lui avait volé et auquel elle avait pris tant de plaisir, pourtant. Il lui semblait que ses lèvres caressaient encore les siennes. Elle voulait qu'il parte. Elle voulait qu'il parte, mais elle entendait encore son souffle derrière la porte qu'elle avait dressé comme barrière entre eux deux. Va-t-en, Antoine. Par pitié.

« Delilah ouvre cette putain de porte. Faut qu'on parle. Fais pas ton enfant et ouvre moi ! »

Elle se mordilla la lèvre et se passa la main dans les cheveux, laissant ses paupières se rejoindre pour finalement fermer les yeux. Fait pas l'enfant. Ces mots résonnaient en boucle dans sa tête. Combien de fois l'avait-il déjà traitée de gamine ? Elle ne se souvenait même plus. Sans doute trop de fois pour qu'elle puisse les compter sur les doigts de la main. Elle sentait au timbre de sa voix que son comportement l'agaçait. Et mal grès tout, elle restait appuyée contre cette putain de porte. Sa seule protection contre Antoine et sa personne tout entière qui la subjuguait et qui la laissait impuissante, contre les mots si durs qu'il lui avait tant de fois balancé à la figure.

« Il est hors de question que je te parle derrière cette porte Del'. Ouvre moi, je t'en prie. Je dois vraiment te parler. Je te promets de me contenir. De ne pas te hurler dessus et de ne pas te sortir le moindre mot méchant ou même vexant. Je veux juste qu'on discute. On peut faire ça, non. »

Elle se redressa et se retourna pour faire face à la porte à travers laquelle elle entendait sa voix. Il semblait presque calme. Presque gentil. Presque doux. Elle voulait y croire, oui. Elle voulait se laisser persuader qu'il n'allait pas s'énerver, qu'il n'allait pas l'insulter, la détruire. Pourtant, elle resta silencieuse, appuyée contre sa porte de bois. Elle attendait. Elle attendait et elle ne savait même pas ce qu'elle attendait.

« Parfait, je me casse Del' ! »

Elle tourna le verrou qui produisit un cliquetis métallique désagréable. Delilah s'empressa d'appuyer sa main contre la poignée de porte et l'abaissa. Elle ne savait même plus ce qu'elle faisait, ne savait pas pourquoi elle lui ouvrait. Lorsque la porte s'ouvrit sur sa silhouette, elle garda la tête basse, fixant avec un intérêt particulier le sol, qui, pourtant, n'avait rien de spécial.

« Non ! Attends ! Je.. »

Elle se tut. Elle s'arrêta en plein milieu de sa phrase, comme à chaque fois qu'elle se retrouvait face à lui. Il semblait anxieux. Elle ne put s'empêcher de le détailler longuement, puis se mit à rougir violemment. A cet instant là, elle se haïssait.

« Tu peux entrer.. »

Finit-elle par articuler, avec difficulté, tout en s'effaçant du pas de la porte pour le laisser entrer. Elle avait tellement de choses à lui dire. Si seulement elle avait-put réussir à lui parler normalement, pour une fois, dans sa vie. Pour éviter d'avoir à affronter son regard, elle se contenta d'aller ramasser la boulette de papier qui avait autrefois été un dessin et la froissa nerveusement dans sa main avant de la jeter à la poubelle.

« Je.. J'técoute, Antoine. »

Elle avait reposé son regard sur le beau brun. Quelque part, une chose en elle mourrait d'envie qu'il l'embrasse de nouveau. Et une autre chose ne voulait que le voir partir. Qu'est-ce qu'elle voulait qu'il lui dise ? Elle ne le savait même pas elle même, en cet instant précis. Elle voulait juste qu'il parle. Pour entendre le timbre de sa voix.