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Noé (9:23)
Fais toi belle pour ce soir, ma puce. Je passe te chercher à 20:30

La vie est faite de surprises. La vie n'est qu'une longue succession de surprises. Certaines donnent le sourire, d'autres appellent les larmes ou même les cris stridents. Il y en a aussi qui nous laisse indifférents, ou presque, celles dont on se fiche car finalement, elles ne changent pas grand chose : comme la pluie qui est tombée ce matin. Et puis, il y a ces surprises auxquelles on s'attend un peu, gâchée par un mot en trop, un geste, un regard ou une évidence. Ces surprises là n'en sont pas moins belles, on se force à porter le masque de l'étonnement, pour que l'autre ne se doute de rien. Pour voir la fierté dans ses yeux, cette étincelle qui veut tout dire. « J'ai réussi. Je l'ai rendu heureuse. Elle ne se doutait de rien, c'est merveilleux. » Cette étincelle qui réchauffe notre propre cœur, le temps d'un instant. Cette étincelle qui donne du relief au moment présent. Oui. La surprise est faite pour faire plaisir aux deux personnes, voilà ce qui est merveilleux. C'est un échange de bonheur.

Cette surprise n'en était pas une pour moi. Aujourd'hui, nous fêtons nos deux ans ensemble. Deux ans, depuis le premier baiser, j'entends. Cette date s'est imposée à nous comme une évidence. Nous ne nous sommes pas demandé si nous devions compter depuis notre première fois, ou depuis le tout premier rendez-vous. Non. Ce baiser était le début de notre relation, tout simplement. Et depuis plusieurs semaines, toutes mes amies ne me parlaient plus que ça. C'était devenu le grand événement, la prochaine date à entourer d'un cercle rouge, le sujet de conversation numéro un. Elles me répétaient encore et encore que Noé mettait des sous de côté pour le jour J. Elles avaient même réussi à me traîner – de force – dans un magasin de lingerie, où elles m'ont présentée tous les ensembles les plus sexys avec un immense sourire complice scotché sur la bouche. Ce n'était pas mon genre. Ce n'était réellement pas mon genre. J'ai fini par céder et j'ai acheté un ensemble en dentelle rouge sombre, le plus sobre de tout ce qu'elles ont pu faire défiler sous mes yeux béats.
C'est donc cet ensemble que j'enfile, tout en évitant de me regarder dans la glace. J'ai peur d'y voir une fille mal à l'aise – ce que je suis actuellement. Je me glisse tant bien que mal dans une petite robe noire moulante – achetée aussi sous la pression de mes très chère copine. Elle me va bien, certes, mais met mes formes trop en valeur. Je jette un coup d’œil dans le miroir. On ne voit que mes seins et mes hanches. Des courbes féminines à l'excès – courbes que je n'assume que trop peu et que je m'efforce de camoufler sous des jeans et des t-shirt larges la plupart du temps. Un brin de maquillage discret, juste de quoi camoufler cernes et rougeurs, et je suis fin prête.
Noé sonne à huit heures et demies précises. Toujours à l'heure. C'en devient presque mécanique. Ma mère me sourit, mon père glisse plusieurs capotes dans mon sac avec un grand sourire niais. J'ai envie de lui foutre une baffe : me mettre mal à l'aise, c'est sa spécialité. Il fait ça avec un naturel et une simplicité folle. Je rejoins Noé dans l'entrée. Ce dernier manque, bien entendu, de tomber dans les pommes quand il m'aperçoit et sa bouche reste grande ouverte un instant. Ce qui ne manque pas de me gêner un peu plus, bien que je sois flattée.
Nous allons ensemble au restaurant du village, parlant de tout et de rien sur un ton de tous les jours. Il me tient la main, je souris. Une fois assis, il commande deux coupes de champagne et je sais d'ores et déjà que je vais un peu trop boire ce soir. Et alors ? C'est un jour particulier, je crois que j'ai une bonne excuse.Je souris quand on trinque, je souris quand on commande, je souris quand il prend ma main, jusqu'alors posée sur la table. Je trouve ça normal, ça ne me touche pas plus que ça. Lui aussi, sourit. Il sourit en me regardant, il sourit en commandant, il sourit en portant son verre à ses lèvres. Mais ce n'est pas un sourire immense. Ce n'est pas un sourire de réel bonheur. C'est un sourire habituel, un sourire qui veut dire, je me sens bien avec toi. Rien de plus. Il me répète encore et encore que je suis très belle ce soir, ça me fait rire.
Arrivé au dessert, Noé commande pour moi. En réalité, je n'ai plus vraiment faim, mais je sais que ça lui fait plaisir. Avec un ton presque mielleux, il demande au jeune homme de nous amener la personne qui nous a concocté ce « délicieux repas ». C'est trop cliché, vraiment. Mon pied heurte – volontairement – le tibia de mon petit ami, qui grimace légèrement. « T'es vraiment bête, hein. » La phrase s'échappe d'entre mes lèvres comme un murmure, presque inaudible. Je n'aime pas me faire remarquer, il le sait. Et voilà qu'il demande à parler au chef ! Qu'est-ce que je vais bien pouvoir lui dire, moi, hein ? « Merci pour tout, c'était vraiment délicieux. » Bien sûr, ce n'est pas moi qui sort ça, d'une voix assurée. Bien sûr. Moi, je me contente de jouer avec des miettes de pains étalées sur la table, sûrement rouge comme une tomate. Je n'ose pas relever la tête, de peur de bégayer ou de raconter n'importe quoi de stupide. La voix qui lui répond me surprend. Vraiment. Mon visage se tourne vers la jeune femme qui parle, et son visage, je le connais. « Te... Teddy?! »

La vie n'est qu'une succession de surprises. Certaines semblent évidentes – comme ce repas, ce soir, qui n'avait rien de surprenant. D'autres sont réelles et vous arrachent sourires idiots et voix qui tremble. Exactement comme le fait de voir Teddy, ici, devant moi. Je sens le regard interrogateur de Noé posé pour moi, mais je n'y fais pas attention, fixant la jolie brune en silence.

Arrowsic. Fouler à nouveau le sol de cette petite ville m’a fait un drôle d’effet. Je mentirai si je disais que cet endroit, aussi petit soit-il, ne m’avait pas manqué. Une enfance agréable passée ici, des souvenirs, des tas. Des rires, des pleurs. Des amis perdus de vue. Une famille je crois, je ne sais même plus. Cette ville m’a vu grandir, et partir durant trois ans fut sans aucun doute l’une de mes meilleures expériences. Et revenir, une erreur, c’est ce que j’ai pensé. Durant les premières semaines. Finalement, non. Mon nouveau CV m’a permis d’obtenir un bon emploi dans un restaurant plutôt connu en ville. Second de cuisine, ce n’est pas grand-chose, mais ça me suffit pour le moment. Tout est en train de redevenir comme avant, la famille en moins, le boulot en plus. Je n’ai revu aucune ancienne tête, à croire que se sont tous des déserteurs, préférant les grandes villes à leur ville d’origine. Ca peut se comprendre. Personnellement, je sais qu’Arrowsic n’est qu’une étape dans ma vie, je ne m’y attarderai pas. Il faut reculer pour mieux avancer, c’est ce que j’ai fait.

Le restaurant est bondé ce soir. Le chef est absent –encore- et c’est mon jour de repos qui saute. Je suis la seule à pouvoir assumer le service. Je m’en réjouis, de cette façon je gagne en expérience. La cuisine est mon terrain de jeu favori, le seul endroit où je sais que je ne ferai pas d’erreur, l’endroit où je me sens le mieux. Je connais tout sur tout, un vrai petit dictionnaire quand je m’y mets. Les moindres ingrédients, les ustensiles, les produits nettoyant –importants, je vous jure. Quand le chef n’est pas là, c’est moi qui mène la danse, je m’impose en véritable chef d’équipe, gueulant comme une camionneuse –par moment- pour que personne ne s’endorme. Nous ne sommes peut-être pas nombreux en cuisine –trois pour être exact- mais le moindre faux pas peu nous couter toute la qualité du service. C’est un lieu stressant, mais notre équipe est bonne enfant. Même si ils nous arrivent d’avoir des mots durs entre nous, à la limite de nous balancer des casseroles dans la gueule, nous bossons à merveille. Entrées, plats, dessert. Tout s’enchaine, en double, en triple. Aucune minute de repos, même pas le temps de faire une petite blague crasseuse pour détendre l’atmosphère. Le stress est à son comble, et les plats se suivent et se ressemblent. Les heures défilent sur le cadran de l’immense horloge accrochée au mur. « Teddy, Teddy ?? la voix d’un serveur me déconcentreQuoi ! lançais-je d’un ton glacial. La table onze, ils veulent te voir ? C’est quoi le soucis ? C’était très bon, voilà, le soucis » Un sourire étire mes lèvres quelques secondes, je jette un regard au blondinet, il me fixe attendant que je réagisse. Ah, parce qu’il faut vraiment que je bouge mon cul jusqu’à la table ? Sérieux ? J’arcque un sourcil, interrogateur. « Bah alors, t’attend quoi ? me lance blondie. Non, mais, sérieusement ? Ouais, allez, bouge. » Putain. La clientèle c’est pas trop mon truc, si je suis en cuisine c’est aussi pour ça, parce que les clients m’insupportent. Pas que je n’aime pas les gens, juste les clients. Ils ont cette tendance à se croire tout permis, parce qu’ils sortent leur carte bleue. J’essuie mes mains sur mon tablier blanc. J’suis habillée n’importe comment, enfin, comme une cuistot quoi. Bandana sur les cheveux, chaussures de travail, tablier blanc. Bon, tant pis. Je sors de mon lieu sacré, me dirigeant vers la table numéro onze. Un jeune homme, bien habillé, très bien habillée, assis en face d’une jeune femme qui ne daigne pas lever la tête. Elle me fait rire à jouer avec les miettes de pain, je souris. « Merci pour tout, c'était vraiment délicieux. » Je lui adresse un sourire poli, trop poli pour être vrai si vous voulez mon avis. « Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, toute l’équipe y est pour quelque chose. Mais… c’est gentil. » Je ne sais pas vraiment quoi répondre, je ne suis pas encore chef, je suis pas habituée à ce qu’on me remercie pour un repas. C’est normal… c’est mon boulot quoi. A l’entente de mon prénom, qui semble d’être échappé de la bouche de sa petite amie, je me tourne. Je reste bouche bée devant cette vision. Lesya Rush, fille de monsieur et madame Rush, anciennement petit monstre que je gardais une fois par semaine. « Ah bah ça alors. j’éclate de rire, comme une gamine, je passe une main sur mon front. Ah bah putain. le mot m’échappe, la bouche entrouverte je regarde son mec, puis elle, puis re son mec. Celui-ci ouvre la bouche. Vous vous connaissez ? J’étais sa baby sitter quand elle portait encore des pyjama rose bonbon » La demoiselle se met à rougir et je souris de plus belle. Son homme semble super heureux d’un coup, chose que je ne comprends pas. « Que diriez vous de venir prendre un verre avec nous après votre service ? Euh…je pense que… J’insiste, vraiment. me coupe t-il. Ok. Je finis dans une demie heure. » Sans adresser un regard à Lesya je retourne dans ma cuisine. Merde, merde, merde. Pourquoi j’ai dis oui moi. N’importe quoi. Mais n’importe quoi.

Une demi-heure plus tard, comme promis me voilà dehors. Vêtue d’un pantalon ajusté, un t-shirt des plus simples, une veste grise et un bonnet. Je sors du restaurant, le jeune couple m’attend devant. Et en apercevant le regard presque apeuré de Lesya, l’image de notre dernière discussion me revient en pleine face. Comme une bonne grosse claque dans la gueule. Putain. Son petit ami est entreprenant, il ne me laisse même pas le temps de trouver une excuse de merde pour pouvoir me barrer en vitesse. Voir la jeune femme, dans cette situation, ne m’indispose pas plus que ça. Mais je sais que ça l’emmerde à elle, du moins je crois. Le beau mec nous traine dans un bar. Nous emmène devrais-je dire. Je le suis, en lui racontant des anecdotes sur sa belle petite amie.

Teddy... Voir Teddy ici me ramène quelques années plus tôt, quand, gamine, je lui en faisais voir de toutes les couleurs. Je me souviens de nos rires, de mes exigences idiotes, de nos jeux et de sa patience extrême. À sa place, je crois que je n'aurais pas résisté à une gosse comme moi. Oh, je n'étais pas méchante, non, j'étais juste... chiante. Oui, je crois que c'est le mot. Et puis, il y a cette scène qui prend doucement sa place dans ma mémoire. Je nous revois toutes les deux sur le canapé, je revois ses lèvres, je ressens le silence et puis, et puis. Recroiser Teddy ici n'est pas si étonnant. Elle a sa place ici, je sais bien que c'est son univers. Que la cuisine, il n'y a que ça de vrai pour elle. Et puis, cet accoutrement, aussi ridicule soit-il pour la vie de tous les jours, lui va à ravir, c'est vrai.
Je cligne des yeux, n'osant pas placer un mot de plus. Que dire ? Après trois ans sans un mot, c'est dur de reprendre une conversation normale. J'écoute leur discussion, me mordant l'intérieur des joues. Pourquoi est-ce qu'il invite ? Pourquoi est-ce qu'il ne me demande pas mon avis avant ? Après tout, elle pourrait être ma pire ennemie. Qu'est-ce qu'il lui dit qu'elle me traitait bien, quand elle s'occupait de moi ? Je devrais lui annoncer qu'un jour, elle a essayé de me noyer alors qu'elle me donnait mon bain. Comme ça, on fuirait discrètement et il comprendrait mon envie de ne pas revoir cette fille. Quand Teddy s'éloigne, je donne un nouveau coup de pied à Noé sous la table. « Non mais t'es sérieux ? J'ai pas envie d'aller boire un verre avec elle, moi... » J'hésite à lui sortir l'histoire de la noyade, après tout, je n'ai jamais menti à Noé. Et je ne compte pas commencer ce soir. Je lui sors donc ma mine la plus boudeuse possible, ce qui ne manque pas de lui arracher un sourire. « Je suis désolé. Je pensais que ça te ferais plaisir de revoir une amie à toi. Et puis, elle a l'air très sympathique cette fille ! Ça fait longtemps que tu ne l'as pas vu? » Je souffle bruyamment. Je sais qu'il s'intéresse à moi, ça devrait me toucher. Mais ce n'est pas le cas. Vraiment pas. « Mais c'était notre soirée à tous les deux. Notre soirée. Elle n'a rien à faire au beau milieu de... de ça. »
Bien sûr, je ne pense pas un mot de ce que je raconte. Après tout, je ne m'attendais à rien d'exceptionnel pour ce soir, alors, avec ou sans Teddy... Non. J'essaie juste de faire culpabiliser Noé. J'aimerais qu'il s'en veuille, de me mettre mal à l'aise comme ça. Je le fixe avec de grands yeux, comme pour lui faire comprendre qu'on devrait s'en aller. Mais bien sûr, monsieur n'est pas mon avis et me pose des milliers de questions sur la demoiselle en attendant son retour. Je me prête au jeu des réponses et lâche parfois un petit rire discret en évoquant tel ou tel souvenir.
Mais quand elle réapparaît dans mon champs de vision, je me transforme à nouveau en une petite fille apeurée. Je la fixe de mes grands yeux. Teddy. Toujours aussi pleine de féminité. Je tente un sourire, je rate mon coup. Je crois que mes lèvres tremblent. Je me cramponne à la main de Noé. Dire que j'ai réellement peur d'elle serait un mensonge. Non, la réalité, c'est juste que j'ai peur qu'elle m'attire toujours. J'ai peur d'avoir encore envie de connaître l'effet de ses lèvres sur les miennes.
Noé nous traîne vers le bar du restaurant et je le suis, sans dire un mot. Petit chien conciliant, un peu lasse. Teddy aussi nous suit. Intérieurement, je cherche une nouvelle excuse pour filer. Mais je suis une piètre menteuse, Noé verrait le subterfuge et me demanderait des explications et... je serais obligée de lui avouer la vérité au final. C'est une mauvaise idée. J'écoute Teddy raconter mes exploits enfantins. Il faut que je trouve un moyen de la faire taire ou je vais perdre toute crédibilité ! « Alors, t'as disparue où pendant trois ans ? » Ce sont réellement les premières paroles que je lui adresse ce soir et mon ton est froid, presque cassant. Ce n'est pas dans mes habitudes. On dirait que je lui reproche quelque chose – ce qui n'est pas faux – alors que je n'ai aucun droit sur elle. Je m'en veux un peu, rougit à nouveau, mais je ne sais pas comment rattraper le coup. Noé enchaîne, ne laissant pas à l'intéressée le temps de répondre. « Alors comme ça, ça fait trois ans que vous ne vous êtes pas vues ? Ça m'intéresse moi, aussi ! Vous avez fui Arrowsic pour aller où ? » Il a l'air d'un gamin, tout aussi pressé que moi d'entendre la réponse. Dans une autre circonstance, je trouverais ça presque mignon. Mais pas ce soir...
Bien sûr, il faut que l'attente dure encore. Le barman s'approche de nous et je commande un cosmopolitan, priant pour qu'il ne me demande pas mes papiers. Il faut croire que mes prières sont exaucées, vu qu'il se tourne vers mes deux compatriotes sans s'attarder sur moi. Après tout, il doit bien connaître Teddy et avoir confiance en ses amis. Je ne sais pas... Ou alors, je fais plus que mon âge ! Mon tendre Jules commande un whisky coca, lui qui a l'âge et le droit de boire n'a pas de questions à se poser. À nouveau, je pose les yeux sur Teddy. Mon regard doit être froid : je n'ai pas envie qu'elle voit que notre dernier souvenir me chamboule encore.

Revoir Lesya n’est pas une surprise pour moi. Bien au contraire, Arrowsic n’est pas une grande ville, et les gens ne changent pas du jour au lendemain. Pas en trois ans en tout cas. Bien que ma génération semble s’être fait la malle, celle de Lesya n’a pas encore eu le temps d’étouffer dans la petite ville du Maine. Ils viennent à peine de rentrer dans l’âge adulte, commencent tout juste leurs études. Ce n’est pas à cet âge là que l’on quitte cette ville. Il faut avoir eu le temps d’en faire le tour, se rendre compte que tout les visages sont les mêmes depuis notre naissance, que notre voisin n’a pas changé depuis plus de dix ans. Qu’il y a toujours la même veille dame au guichet de la banque, celle avec ses petites lunettes en forme de demie lune. Ce n’est qu’après tout ça que j’ai décidé de mettre les voiles un certains temps. Pour échapper à cette routine. Je ne voulais plus faire partie de l’engrenage de la petite ville, je ne voulais pas mourir sans n’avoir rien connu d’autre. Pessimiste n’est ce pas ? J’approche de la trentaine, je me fais vieille –ou pas.

Moi qui voulais passer une soirée tranquille devant mon écran plat, à regarder des films en caressant mes chats –comme une vieille fille. Me voilà en compagnie de Lesya et de ce qui semble être –ce qui est- son petit ami. Ils forment un jolie couple, il est plus grand qu’elle et lui tient fermement la main, comme si il avait peur qu’elle s’envole. C’est un bel homme, un beau jeune homme plutôt. Et elle, c’est une belle jeune femme. Elle doit avoir vingt ans aujourd’hui, elle a changé, en fait pas tant que ça. Ses cheveux sont juste beaucoup plus longs qu’à l’époque, et son visage moins enfantin. Mais elle a toujours ses tâches de rousseurs qui lui donne, je dois l’avouer, un sacré charme. Au vue de leur tenue, je pense qu’ils sont venus ici dans le but de fêter quelque chose. Ce n’est pas la St Valentin. Une rencontre, une bonne nouvelle. Peut-être compte t-il la demander en mariage ce soir. Allez savoir, qui vivra verra ! Son mec me pose des questions, auxquelles je réponds un fin sourire sur les lèvres en me souvenant des moments où je gardais la petite Lesya. Je l’ai vue grandir, c’est un fait. Et la voir là, accrochée au bras de ce jeune homme, ça me perturbe un peu. Dans le bon sens du terme ? Ou dans le mauvais… Je ne sais pas. Je n’y réfléchis pas, me contentant de sourire toujours aussi poliment –toujours aussi faussement. « Alors, t'as disparue où pendant trois ans ? » Assise à la table du bar –oui nous avons un côté bar dans le restaurant – je tourne mon regard vers Lesya. Interrogative. Son ton glacial ne m’a pas laissé indifférente. Comme si je lui avais fait quelque chose. Je n’ai même pas le temps de répondre que son mec s’y met aussi. D’un ton beaucoup plus chaleureux, comme pour rattraper l’erreur de sa petite amie. « Alors comme ça, ça fait trois ans que vous ne vous êtes pas vues ? Ça m'intéresse moi, aussi ! Vous avez fui Arrowsic pour aller où ? » Je les regarde, tout les deux, l’un après l’autre. Un sourire en coin. Le barman s’approche de nous, la belle brune commande un Cosmo’, je souris de plus belle, sachant qu’elle n’a pas l’âge autorisé. Son homme quand a lui, demande un whisky coca. « Teddy, comme d’habitude ? Un Old Fashioned, comme d’habitude oui. » Ce cocktail est un délice. Je repose mon regard sur les deux jeunes en face de moi, je crois les jambes, enlevant mon bonnet d’un coup de main pour le poser sur ma chaise –sous mon cul. « Je suis partie pour la France. Pour avoir de bonnes choses à mettre sur mon CV, et pour la langue évidemment. Le pays, et le reste. Par « le reste » je parle évidemment des belles françaises. J’ai fais un petit détour par l’Australie. Et je suis revenue ici. » Finis-je par conclure. Juste le temps pour que le barman se remmène avec nos commandes. Je prends mon verre, pour boire une gorgée, sans vraiment me préoccupée des deux autres. Je joue avec mes doigts contre mon verre en les regardant. « La France ? C’est un beau pays, n’est ce pas ? son mec, je ne sais pas son nom, mais il a la tchatche. Magnifique pays, oui. J’y retournerais peut-être dans quelques années. » Y finir ma vie ne me dérangerais pas le moins du monde. Le portable du blond se met à sonner, il n’y répond pas la première fois. Une deuxième fois. Il finit par décrocher, s’excusant auprès de Lesya et de moi. Il dépose un baiser sur son front avant de sortir du bar, pour prendre l’appel. Je souris toujours. Mes yeux sont rivés sur Lesya, je l’observe intensément. Sans emmètre le moindre son. Mon verre dans ma main, je rebois une gorgée sans la quitter des yeux. C’est une belle femme oui, et en la regardant comme je suis en train de le faire. Je ne peux m’empêcher de penser à notre dernière conversation en tête à tête il y a trois ans. Ses lèvres à quelques centimètres des miennes. Sans vraiment m’en rendre compte je me mords la lèvre inférieure. Le regard de la jeune femme se détourne automatiquement. J’en rigole. « Je t’ai connu plus bavarde. Et moins… cassante. rapport à son ton de tout à l’heure. Je vois bien qu’un truc te dérange. Et n’ose même pas me dire qu’il n’y a rien, je te connais Lesya. » Je lui adresse un sourire franc. Je n’attends pas vraiment de réponse de sa part. Même si je sais qu’elle va m’en donner une, même si il lui fait cinq minutes pour ouvrir la bouche. Ou alors elle va perdre du temps jusqu’à ce que son homme revienne. « Et en plus, c’est pas de ton âge cette cochonnerie. » Lançais-je en désignant du menton son verre. Je la taquine, comme toujours.

Parce que c'est le cas. 
Ce dernier instant, avant ma fuite, avant la sienne, j'y repense encore souvent. Bien sûr, c'est contre mon gré et c'est n'est pas un plaisir pour moi de me torturer l'esprit avec des questions idiotes. Du genre, est-ce que Teddy est la seule, ou est-ce que je serai prête à embrasser toutes les filles de l'univers ? Ou alors, pourquoi Noé ne me fait-il pas le même effet que cette fille ? Se souvient-elle de moi ? Ce souvenir ne doit pas la hanter, elle qui a du embrasser des milliards de filles avant moi. Et après moi, aussi. Enfin. Des questions qui font mal, un peu, dans le fond. J'ai essayé d'effacer ces quelques minutes de mon esprit, je croyais avoir réussi. Mais aujourd'hui, voilà que tout revient à ma mémoire. Nouvel échec.
Le serveur s'éloigne, ayant enfin pris nos trois commandes. La demoiselle va enfin pouvoir répondre à notre question de groupe. Je crois que je masque plutôt bien mon impatience. La France ? Alors, comme ça, Teddy est partie pour la France. Je lâche un soupir. J'ai toujours voulu aller en France, ou en Europe tout du moins. J'aimerais lui poser des milliards de questions sur la France, les français, la bouffe, les musées, les parcs, la vie... Mais je n'ose pas ouvrir la bouche, j'ai peur de paraître trop empressée. Je me contente de tremper les lèvres dans mon cocktail rosé. Il est frais, mais bon. Bien qu'un peu trop alcoolisé à mon goût. J'observe Teddy et Noé parler, incapable de placer un mot. La voir parler de la France me donne encore plus envie d'y aller. Elle a l'air d'aimer vraiment le pays et je n'ai qu'une envie : lui demander de me faire visiter Paris. La Tour Eiffel, le Louvre et tout le reste. Avec elle. Je ris intérieurement. Je suis vraiment niaise et idiote quand je m'y mets. Heureusement que je n'arrive pas à ouvrir la bouche, sinon, ce serait un désastre.
Le téléphone de Noé se met à sonner. Distrait et voulant resté le plus poli possible, il ne répond pas. Je me cramponne à sa main, sous la table, comme pour le forcer à rester. Je n'ai pas envie qu'il s'en aille. Je ne veux pas rester seule, en tête à tête avec Teddy, qui me regarde actuellement avec un petit sourire tout en sirotant son verre. Bien sûr, le portable sonne à nouveau. Je soupire quand Noé se lève. Il ne voit pas mon regard suppliant. Il m'embrasse sur le front et m'abandonne là. J'inspire profondément, tentant de ne pas trop regarder Teddy. Mais bien sûr, c'est peine perdue.
Cette fille m'attire toujours. Cette fille exerce une force presque magnétique sur moi. C'est son regard. Ce sont les lèvres. Je ne sais pas. J'en perds pied, réellement. Imperceptiblement, nos visages se rapproche et j'en oublie presque de respirer. Je savais bien que je n'aurais pas du tourner mon regard vers elle. Je savais bien pourtant que je prenais un risque en la laissant plonger son regard dans le mien. 
Dans un instant de lucidité, je tourne la tête. Je ne sais pas ce qui me prend. J'ai envie de la tuer. Je la déteste. Elle n'a pas le droit de faire ça. Elle n'a pas le droit de débarquer ici et de gâcher ma soirée. Nos deux ans de relation avec Noé. De quel droit se permettait-elle de faire son intéressante ce soir ? J'attrape mon verre et avale une nouvelle gorgée de mon breuvage rosé – vraiment trop alcoolisé, à mon goût. Je zyeute la table, me concentrant de toutes mes forces pour ne pas croiser à nouveau son regard. Je savais bien que je n'aurais pas du boire autant de champagne... Je me sens tout à fait capable de céder à ses charmes. Je sais que je suis faible.
« Je t’ai connu plus bavarde. Et moins… cassante. Je vois bien qu’un truc te dérange. Et n’ose même pas me dire qu’il n’y a rien, je te connais Lesya. » Je cherche quelque chose de cinglant à lui répondre. Mais mon cerveau semble tourner à vide. J'ai tout juste la force de tourner la tête de droite à gauche. Non. Non, rien ne me dérange... Elle enchaîne, me laissant le temps réfléchir. « Et en plus, c’est pas de ton âge cette cochonnerie. » Et voilà. Sa réplique m'arrache un sourire. J'avale une nouvelle gorgée de cosmo, bien trop grosse et je manque de m'étouffer. Ri-di-cu-le.
« Tu sais, j'ai plus huit ans, hein. J'ai bientôt l'âge de boire en toute légalité ! Et ne t'en fais pas pour moi. Je suis juste... troublée ? Un peu fatiguée. » J'ai presque envie de lui tirer la langue, en souvenir du bon vieux temps, mais ça pourrait être mal vu. Je me retiens donc, tortillant une mèche de mes cheveux autour de mon index. Intérieurement, je prie pour que mon Noé revienne. Lui, au moins, il trouverait quelque chose à dire. N'importe quoi. Il parlerait et ne laisserait pas ce silence s'installer. Silence qui me donnerait presque envie de la regarder dans les yeux à nouveau. Mauvaise idée.
Je brise donc le silence. D'un geste de la main, j'indique vaguement l'endroit où Noé vient de disparaître. « On fête nos deux ans ensemble ce soir. » Je désigne mon accoutrement avec un air coupable, comme pour me faire pardonner d'une telle tenue. C'est peut-être grâce à cette robe qu'on m'a servie de l'alcool. Peut-être que le barman ne m'a pas répondu, je n'en sais rien, moi. J'hésite avant d'enchainer : « Et toi ? Les amours ? » J'espère que ma question ne semble pas trop... intéressée. Parce que, oui, la réponse m'intéresse. Je veux dire, elle m'intéresse directement, personnellement. Je veux savoir si elle a quelqu'un dans sa vie. Je veux savoir si elle se réveille tous les matins près d'une fille. Je veux savoir si, actuellement, elle pense à quelqu'un. Si quelqu'un l'attend chez elle, si... Je veux savoir si je peux lui reprocher quelque chose d'autre. D'accord. Je n'ai le droit de rien lui reprocher. Mais quand même, j'ai envie de savoir.
Inconsciemment, je tapote sur la table. Absolument pas en rythme avec la musique, cela va de soit.

La taquiner sans doute une des choses qui m’a toujours amusé. Depuis le début. C’était tellement facile avec une gamine de neuf ans, tellement drôle. Un petit mot de travers et voilà qu’elle se vexait, pouvant passer presque une heure assise sur le canapé à bouder. Sans un mot, sans un regard. Voilà comment je réussissais à obtenir un petit peu de calme durant les soirées rudes. Il y en a eu quelques unes pour ne pas dire toutes. Lesya était pourtant –est- un enfant sage, trop sage. Mais capricieuse à souhait, surtout une fois les parents partis. Ce genre de petite fille à double face, les pires parait-il. La taquiner s’est très vite transformé en un véritable jeu au final, et là, même si je sais que ce n’est –presque – plus une enfant, je ne peux m’en empêcher. Trop facile. Elle ne marche pas, elle court.

La jeune femme ne peut s’empêcher de sourire à ma dernière remarque, avant de se précipiter sur son verre pour avaler une gorgée bien trop grosse pour sa minuscule bouche. Sa grimace me fait décrocher un sourire, il ne manquerait plus qu’elle s’étouffe à mon boulot. « Tu sais, j'ai plus huit ans, hein. J'ai bientôt l'âge de boire en toute légalité ! Et ne t'en fais pas pour moi. Je suis juste... Un peu fatiguée. » Je ne souris pas en l’écoutant parler, je ne la crois pas la moins du monde. Même si elle m’affirme ne plus être une gamine ayant besoin d’une baby sitter, le mensonge n’est toujours pas son fort. Une chose qu’elle n’a, je crois, jamais cherché à améliorer. Tant mieux pour ses parents, bien qu’ils soient les plus ouvert au monde, et pour moi aussi, à l’époque. Je sirote mon cocktail, fixant Lesya, avant de porter mon attention ailleurs, sur ces demoiselles qui sont au bar et qui attendent qu’on les serve. Laissant ainsi un silence de plomb s’installer entre nous. Pathétique. Le blondinet avait beaucoup plus de chose à me dire visiblement. « On fête nos deux ans ensemble ce soir. » Maintenant c’est moi qui manque de m’étouffer avec mon cocktail, j’attends quelques secondes avant de reporter mon attention sur Lesya. Deux ans ? Ce n’est pas rien. C’est même beaucoup, plus long que toutes mes relations, toutes confondues. La jeune fille désigne sa robe du menton, robe qu’elle doit associer à un vulgaire déguisement. Je pose mon verre sur la table, regardant longuement la jeune femme. Détaillant chaque trait de son visage, mes yeux s’aventurent dans son décolleté malgré moi, descendant sur le reste de son corps –du moins ce que sa position me laisse apercevoir. Je souris timidement, passant une main dans mes cheveux et secouant la tête. Me voilà perturbée par cette fille. Le fait qu’elle m’étale son “bonheur“ à la figure me laisse un gout amer dans la bouche. Comme si je n’avais pas compris qu’elle était en couple, malgré ces regards échangés avec son petit ami, ces gestes. Aucune connexion ne s’étaient faite dans mon cerveau, mais après sa phrase… Elle est en couple. Avec un homme depuis deux ans, aujourd’hui. « Et toi ? Les amours ? » Je ricane à sa question. Les amours ? Existent-ils seulement ? Je ne le sais pas moi-même. Je ne connais pas l’amour, je ne connais pas le mot relation, c’est étranger à mon vocabulaire. Trop compliqué ? Inexistant ? Une simple envie de profiter de la vie sans penser aux conséquences, sans attaches les choses paraissent tellement plus faciles. Je n’ai de compte à rendre à personne, et je ne demande rien en échange, si ce n’est des moments agréables qui ne se produiront qu’une seule fois. Je suis comme le vent, je m’engouffre là où les portes sont ouvertes. Essayant de ne rien briser sur mon passage. Je fais pourtant plus de mal que ce qu’il n’y parait. Sa question m’intrigue. J’ebourriffe mes cheveux, habitude, avant de la regarder dans les yeux, un doux sourire sur les lèvre. « Cette robe te va à … merveille. la bouche lègèrement entrouverte je ne la quitte pas une seconde du regarde, avant de reprendre mes esprits. Les amours ? un rire de ma part. Rien de bien… concret. Tu sais, ce n’est pas mon genre. Quelques filles en France, quelques unes ici... Je ne suis pas de ce genre là, amoureuse. » A vrai dire, je ne pense pas avoir connu l’amour, je m’en souviendrai. Ou je le refoulerai. Au choix. « Ce n’est pas si… important » Mes yeux sont de nouveau posé sur Lesya que je regarde avec un peu trop d’intensité à mon gout. Je saisi mon verre fermement, le vidant d’une traite, tout en reportant mon attention sur une belle blonde au bar. Comme pour enlever l’image de la belle brune de mon esprit, du moins l’image que je m’en fais actuellement. Pour ne pas laisser un silence trop pesant s’installer entre nous, je la regarde à nouveau, un minuscule sourire sur le visage. « C’est lui, le jeune homme qui t’a fait pleurer la dernière fois ? » Comme une petite envie de revenir à cette soirée là, voir sa réaction. Terminer ce que nous avions commencé ?