« C'est une fille! » A cette annonce, ma mère hoche la tête, l'air déçue. C'était ce qu'elle craignait le plus, elle avait espéré jusqu'à la dernière minute que l'échographie avait menti mais hélas... Mon père, lui, sourit faiblement, mais au moins, il a l'air heureux.
« Comment veux-tu que cet enfant nous ramène de l'argent? Elle est toute frêle, elle ne saura pas se battre, elle ne saura pas manier les armes à feu, elle ne saura rien faire qui puisse nous être profitable... » Mon père lui lance un regard dédaigneux, accentuant son expression d'un bref coup de menton.
« Et toi alors, est-ce que tu sais faire tout ça? Tu ne vaux pas mieux qu'elle, je te rappelle qu'ici, l'homme d'action c'est moi, toi tu te contentes de faire les comptes. Il n'y a pas que l'argent dans la vie, et à la limite, on a déjà Easton qui rejoindra nos rangs. » Les iris de ma mère deviennent incandescente, elle ignore quoi répondre, au fond, elle sait peut-être qu'il n'a pas tort, mais l'argent, l'argent, l'argent, tout ça l'obsède, domine son être d'une main de fer si bien que son instinct maternel s'est éteint depuis longtemps. Lentement, les mains tremblantes, elle se redresse et pose le bébé que je suis sur le devant du lit, avant de me désigner du doigt.
« Je n'en veux pas. » Mon père la fixe, incrédule.
« Comment ça? » Ma mère pousse un long soupir, lève les yeux au ciel, comme si c'était lui qui était en faute.
« Cette fille est une bouche en plus à nourrir, à scolariser, à socialiser. C'est de l'argent, tu le sais bien, et si elle n'est pas capable d'en ramener, je n'en veux pas. Ou alors prouve-moi que ça vaut le coup de la garder. » Papa baisse les yeux vers moi, son regard est lumineux de tendresse mais étrangement, une note de peine est également perceptible.
« Tu ne veux vraiment pas lui laisser la chance d'être une fille comme les autres? Faut-il vraiment qu'elle entre dans la mafia pour que tu puisses éprouver de l'amour à son égard? » Son interlocutrice acquiesce sévèrement, son regard lui crie qu'elle ne lui laisse pas le choix. Alors il soupire, se résigne, s'approche du lit et me prend dans ses bras saillants. Ma génitrice, totalement désintéressée par cette scène qui se déroule devant ses yeux lui fait signe de s'éloigner d'un mouvement de la main. Encore une fois, mon père s’exécute et se tasse dans un coin de la chambre.
Soumis. « Tu verras Emerson, je vais lui montrer ce que tu vaux. Easton et toi serez mes seconds et vous allez tout déchirer, j'en suis certain. » La famille Carthew, haute en couleur. Harold Carthew, leader de la Mafia Texane et amoureux transi d'une grognasse mais également de ses enfants, Easton Carthew, le fils déchu destiné à reprendre les rênes de l'entreprise familiale mais qui changea de voie, et puis Emerson, la fille, la faible, qui prit finalement la place de son frère au sein du foyer.
Alors que je m'apprête à aller m'entrainer au tir, la voix d'Easton me déconcentre et me fait faire tomber quelques balles au sol.
« Emerson, je peux te parler s'il te plaît? » Vivement, je me retourne et arque un sourcil, l'invitant à parler, puis je m'abaisse pour ramasser mes biens, mais sa main qui se pose fermement sur mon épaule me force à m'interrompre. Easton a beau avoir seulement un an de plus que moi, il est mille fois plus baraqué, et lorsqu'il arbore cet air là, je sais qu'il vaut mieux que je me taise sans lui opposer de résistance. Il doit d'ailleurs être le seul mec devant lequel il m'arrive de m'écraser.
« Pas ici. » Il m'emmène plus loin, près du lac, et s'assoit au bord de l'eau, tapotant la place à côté de lui pour m'inciter à faire de même. Je n'ai jamais vraiment eu de moments de complicités avec Easton. Nous n'avons jamais été sur la même longueur d'onde, de toute façon. Alors que je suis plutôt du genre surexcitée, téméraire, lui est plutôt du genre calme, raisonnable. Il ne m'a jamais prise dans ses bras, il ne m'a jamais dit je t'aime. Mais jusqu'ici ça ne m'avait jamais posé problème. Après tout, moi non plus, je ne lui avais jamais clairement manifesté de l'affection. Soudain, son regard bleu se plante dans le mien et il inspire longuement, hésitant mais déterminé à la fois. Je n'aime pas trop ça, si vous voulez savoir.
« Emerson, tu sais que t'es une fille? » Je cligne des yeux. Une fois, deux fois, dix fois. Il n'est pas sérieux?
« Tu te fous de ma gueule ou quoi? » Il secoue la tête en guise de réponse négative.
« T'as vraiment l'impression de faire des trucs qu'une fille normale fait? Tes copines, combien y en a-t-il qui bossent dans la mafia? Attends, j'ai mal entendu, zéro? Ah, c'est bien ce que je me disais. » Je ne comprends pas à quoi il joue, ce qu'il essaie de me dire. Cette fois-ci c'est à mon tour d'imposer un peu les règles. Je n'ai jamais été très patiente.
« S'il te plait, vas droit au but. » La tension qui s'était immiscée entre nous redescend lentement. Je sens que ce qu'il a à me dire n'est pas forcément quelque chose qui tend à me blesser ou autre, j'ai l'impression que pour une fois, il a envie de jouer au véritable grand frère frère, il a cette moue protectrice accrochée au visage. Mais à propos de quoi?
« Si le mode de vie que t'imposent nos parents ne te plaît pas, ne te force pas à t'y soumettre. » J'éclate de rire. C'était une blague, n'est-ce pas...? Non...? La mine on ne peut plus sérieuse de mon ainé éteint immédiatement le sourire qui jusqu'ici trônait sur mes lèvres. L'amusement laisse place à la surprise.
« Pourquoi tu dis ça, Easton? J'aime la mafia autant que toi tu l'aimes. Ce n'est pas parce que je suis une fille que je ne suis pas apte à... » Cette fois c'est à lui de me fixer avec stupeur. Quoi, qu'est-ce que j'ai dis?
« Tu rigoles? MOI aimer tout ça? » Il marque une pause, se penche légèrement pour me forcer à le regarder.
« Si j'ai suivi "les affaires" jusqu'ici, c'est parce que papa me faisait de la peine par rapport à maman. S"il nous oblige à prendre part à ses combines ce n'est même pas parce que ça lui tient à cœur mais uniquement parce que maman lui met la pression, le menace de le quitter si on redevient des personnes "normales". » Tout ça, je le savais. Que notre procréatrice nous utilisait afin de récolter tout le fric n'était pas un scoop aux yeux d'Easton et aux miens, mais notre père refusait de l'admettre tant il était aveuglé par ses sentiments envers elle.
« Mais moi j'ai envie d'être un mec banal, tu comprends? Franchement choisir entre une journée au lycée et une journée à flinguer des gens, le choix est vite fait. » Mon regard est alors attiré par le sol. Je vois où il veut en venir. Il aimerait que je me révolte avec lui contre cette vie que nous n'avons pas choisi. Mais de mon côté, je n'ai pas exactement les mêmes positions, de fait, d'une voix éteinte, je laisse glisser d'entre mes lèvres quelques mots qui, je sais, vont l'irriter.
« Mais moi, ça me plaît, Easton... » J'avais vu juste. Violemment, mon ainé attrape mon bras, le serre si fort que je dois salement y mettre du mien pour me défaire de son emprise. Easton avait un si bon potentiel, il était musclé, habile, intelligent. C'était un véritable gâchis.
« Ouvre les yeux Emerson, t'es limite plus virile que moi! T'aimes les grosses voitures, les motos qui vont vite, les grosses armes à feu, tu cherches toujours la bagarre, t'es une fana des combats underground, t'as quoi, même pas quinze ans et tu fais que des trucs illégaux! Moi ça me va plus. Dès demain j'en parle aux parents et tu devrais faire de même. C'est pas une vie pour toi tout ça. Que les parents fassent ce qu'ils veulent, ils ont pas le droit de te faire prendre des risques pour leur compte. » J'ai envie de lui dire de ne pas s'inquiéter, que tout va bien, que malgré tout j'ai une vie sociale bien remplie, des amis, que je ne deviens pas complètement folle, mais la seule phrase qui veut bien émerger de ma gorge est... Nulle.
« Je peux pas Easton, désolée de ne pas être comme tu voudrais, mais l'adrénaline que me procure la vie que nous menons me plait trop pour que j'abandonne tout... » Je le vois serrer ses poings dans l'herbe, brusquement, il se relève, furibond. Et il me lance un regard, un regard qui, étonnement, fracture douloureusement une partie de moi, brise quelque chose qui me fait terriblement mal. Son regard me tue, littéralement.
« Tu es vraiment trop conne, Emerson. » Et voilà. C'est tout. Il s'éloigne ainsi, sans plus un mot. Lentement, les yeux rivés sur le vide, mes genoux se rabattent contre ma poitrine et je laisse tomber ma tête contre mes bras croisés. Je ne pleure pas, mais je me pensais plus forte que ça, je me pensais invulnérable, et la claque que je viens de me prendre me fait réaliser que ce n'est pas le cas.
Je sais que la curiosité est un vilain défaut. Je ne devrais pas être là, devant cette porte, à écouter la discussion qu'ont mes parents et mon frère. Easton n'a peut-être pas l'étoffe d'un mafieux mais il en a le caractère, je l'ai déjà vu à l’œuvre. De l'extérieur, la conversation me semble violente. Peut-être même un peu trop.
« Tu n'es qu'une pédale Easton Carthew, je ne sais pas ce que j'ai mérité pour hériter d'un fils comme toi, Emerson vaut presque mieux que toi alors que c'est une fille! » Des bruits d'objets qui se brisent heurtèrent mes tympans.
« Et toi hein, tu veux savoir ce que t'es? Une S.A.L.O.P.E. » Un silence s'installe une infime minute. Je devine qu'après cette réplique, c'est à mon père qu'il va s'adresser. Sa voix raisonne dans la pièce, puissante. Il est vraiment remonté.
« Et toi, papa, bordel mais bouge toi le cul, tu vois pas que cette mégère te manipule? Je suis sûr qu'elle se tape tout le Texas derrière ton dos et qu'elle te quittera dès la première occasion venue! » J'entends des cris de rages, de nouveaux objets dont j'ignore la nature qui s'entrechoquent et de façon plus brutale. Ma conscience me hurle de partir, mais je ne sais pas, quelque chose me retient là, l'oreille collée à cette porte.
« ...Ne dis pas ça Easton, enfin qu'est-ce qui te prend mon grand...? Tu... » « JE VAIS TE TUER EASTON TU M'ENTENDS?! Si tu restes une seconde de plus ici je te tue! » Les bruits parasites m'empêchent d'entendre la réponse de mon frère, mais d'un coup la porte s'ouvre sur un Easton au bord de la rupture, respirant fort et de façon saccadée, prêt à éclater un mur. Derrière, ma mère qui s'égosille et mon père qui tente de la calmer, évidemment. Il me toise de haut en bas et me fusille des yeux. Encore une fois, j'ignore pourquoi, mais cela a pour effet de me pincer le cœur.
« T'as rien à faire ici Emerson. Bouge de là. » Et je ne sais pas ce qui me prit à cet instant. Alors que mon ainé se dirige d'un pas rapide vers l'escalier qui mène à l'étage, mes pas succèdent les siens et je l'attrape dans mes bras.
« Papa et moi on a besoin de toi, East... » Ni une ni deux il me repousse sans même me regarder. Aïe, ça fait mal au cœur.
« Hors de question de rester une seconde de plus dans cette famille de détraqués. Je me casse. A plus Emie. » Et encore une fois, il m'échappe sans que je sois foutue de lui dire ne serait-ce qu'une bribes de mots, s'éclipse dans sa chambre et n'en sort plus de la soirée. Le lendemain, tandis que je me réveille pour aller démonter le moteur de la voiture d'un homme que mon père déteste, je ne manque pas de remarquer l'absence de mon grand frère, des vieilles affaires jonchant le sol de sa chambre. Il s'est barré. Il s'est barré sans même me laisser un mot.