Ce matin-là, Louve ne travaillait pas. L'université ne dispensait évidement pas de cours pendant le week-end, et la jeune femme avait obtenu deux jours de congés après maintes réclamations relativement insistantes. Et pourtant, tout ce qu'elle avait trouvé à faire, c'était se rendre dans un bar. C'est bien simple, elle avait prévu de passer la journée avec son frère, seulement ce dernier s'était décommandé à la dernière minute. Résultat, elle n'avait plus rien de programmé à sa journée, et les quelques amis qu'elle avait appelés n'étaient pas disponibles. Habituellement, rester seule à un bar avait tendance à lui filer le cafard. C'était déprimant, de se sentir si seule, vulnérable, et oh combien pathétique avec un verre de café dans la main. Seulement ce matin là, n'ayant pas vraiment pris le temps de déjeuner, elle jugea que c'était une bonne idée. Il y avait peu de monde dans le bar qu'elle avait choisi, et elle connaissait bien le serveur, avec qui elle avait d'ailleurs plus ou moins sympathisé ces derniers temps. Une fois sur place, elle choisit soigneusement une table, un peu à l'écart, contre la longue fenêtre du bâtiment. Elle y posa son sac et sa veste, puis alla saluer son ami, en profitant pour passer sa commande. « Oh mais qui voilà! T'as eu des vacances finalement? » « Pas pour longtemps, mais je les ai eues! Tu me sers un chocolat chaud? J'ai pas déjeuné ce matin. » Il acquiesça, finissant d'essuyer le verre qu'il avait dans la main. Lou l'en remercia, puis retourna à sa table, où elle s'installa pour de bon. Comme par réflexe, elle sortit son i-phone sur la table, vérifiant qu'elle n'avait pas de messages. Elle en avait en fait un, de Oz, qui lui demandait si elle était disponible pour qu'ils se "voient" dans l'après-midi. En fait quand il parlait de se voir, il lui offrait son lit. Elle n'aurait su le refuser, seulement ces derniers temps elle avait surtout l'impression d'être comme un jouet pour lui, notamment de par le fait qu'il ne semblait guère enchanté à l'idée qu'ils puissent former un véritable couple. C'est pourquoi elle pianota une réponse vouée à le laisser mariner. Pas dispo. Sauf si tu veux qu'on fasse une vraie sortie, comme un couple normal. Aucune réponse. Elle soupira, levant les yeux au ciel. Elle-même ne comprenait pas pourquoi elle s'accrochait à cette histoire, visiblement vouée à l'échec. D'autant qu'elle ne croyait pas vraiment à toutes ces romances. Pas avec lui, en tout cas. Finalement la réponse n'était peut-être pas si compliquée; elle avait besoin de compagnie, d'attention. Et en l'occurrence, il lui en apportait, même si elle espérait qu'il soit un peu plus disponible et qu'il se comporte un peu plus en petit ami -ce qu'il était vis-à-vis d'elle, finalement.

On lui apporta son café. Elle resta encore plusieurs minutes à envoyer des textos à droite à gauche, si bien qu'elle ne vit pas que l'on poussait la porte du bar pour y entrer. "On", c'était Winny. Il y a de ça quelques mois, Louve aurait encore pensé ne jamais revoir la jeune femme. Pourtant elle était là, à Arrowsic... la blondinette s'était appliquée à la rayer de sa vie. Elle l'avait tellement détestée, à ce moment où elle lui avait parlé de son agression... Elle lui en avait voulu, avait songé à tout lui avouer, à lui démontrer qu'elle était faible, lâche, et qu'elle en rajoutait. Elle avait fait tout ça en une phrase blessante et froide, une phrase inhumaine qu'elle était certainement la seule à pouvoir prononcer. Elle s'en voulait peut-être en fait à elle-même de ne pas avoir eu le courage de l'avouer aux autres. Texas quémandait une aide qu'elle-même n'avait jamais osé désirer, et elle allait peut-être s'en sortir, alors que Hampton avait tout dû supporter seule, alors qu'aujourd'hui encore elle ne s'en était pas remise. C'était son secret, elle ne le répèterait à personne. Winny, elle, en avait fait autre chose qu'un secret. Elle en avait fait une épreuve, un passé, elle en avait parlé. C'était impossible pour Lou. Alors elle lui en voulait, peut-être de ne pas réagir comme elle, peut-être de ne pas l'avoir soutenue, peut-être d'exagérer. Dans tous les cas, Hampton avait tort. Mais elle souffrait, et il lui semblait injuste que sa meilleure amie puisse se plaindre alors qu'elle-même n'avait pas pu le faire. Rien d'autre n'importait. Et quoi qu'il en soit, maintenant elles se retrouvaient à quelques mètres l'une de l'autre, dans le même bar, à cinq chaises d'écart exactement. Installée dans cette sorte de canapé de bar, la blondinette n'avait pas vu à quel point son passé lui sautait à la gorge. Elle s'était appliquée à changer de vie, pour oublier toutes les erreurs qu'elle avait commises -ou plutôt que la vie lui avait fait commettre- et Winny était là, espérant peut-être des explications que Louve n'avait jamais été capable de lui donner... le moment était peut-être venu. Mais ça, elle l'ignorait encore...

« Bonjour. Je peux ?! » Louve releva les yeux de son portable. De toute façon, le texto d'Oz qu'elle était en train de lire l'horripilait. Il lui disait qu'elle exagérait, qu'ils prenaient du bon temps ensemble, qu'il tenait assez à elle et qu'ils ne devaient rien changer... Bref. Elle n'avait lu que la moitié de son sms, elle en avait déjà trop lu. Mais lorsque son regard émeraude, déjà terni par les remords, croisa celui de la jeune femme qui l'avait interpelée, Louve entrouvrit la bouche sous la surprise. C'était Winny. La blondinette déglutit difficilement. Elle? Ici? Maintenant? Dans un bar, dans une ville paumée, alors qu'elles ne s'étaient pas vues depuis si longtemps? Non. C'était impossible. La jeune femme eut un moment d'absence, battant à plusieurs reprises de ses longs cils noirs, comme pour être certaine qu'elle se trouvait bien face à la brunette, qui semblait pourtant un fantôme ressurgi de son passé. Elle aurait voulu pouvoir se lever, la prendre dans ses bras. Elle aurait voulu en avoir envie. Elle aurait voulu que rien ne se soit passé, elle aurait voulu qu'elle soit toujours sa meilleure amie, qu'elles aient à nouveau 8 ans, qu'elles rient à nouveau ensemble. Là, Louve avait plus envie de pleurer. Réalisait qu'elle n'avait pas parlé depuis plusieurs secondes, elle acquiesça nerveusement, reprenant son souffle, clignant des yeux rapidement. « Oui je... j'attends personne, de toute façon. » On aurait dit qu'elle s'adressait à une étrangère. Et cela lui brisait le cœur. Cœur qui, soit dit en passant, battait à un rythme effréné. Winny s'assit alors. Elle avait une assiette et une tasse à la main. Un sourire se déposa sur les lèvres de Hampton; elle se rappelait de ses fameux petits déjeuners... elles étaient pareil, au collège, concernant leurs repas matinaux: toujours riches, toujours délicieux, toujours salés, comme de véritables repas. Elles étaient face à face, et entre elles se dressait comme un mur que le temps avait érigé en briques trop solides. Louve prit une respiration. Au fond, elle était contente de la voir. Cela faisait trop longtemps qu'elles ne s'étaient pas parlé; c'était peut-être l'occasion de le faire. Ceci dit, elle avait peur de ne lui en vouloir encore. Et peut-être elle-même lui en voulait encore. Ce qui aurait été d'autant plus logique que Louve le concevait. Mais alors pourquoi était-elle venue à sa table, alors que d'autres étaient libres? C'est ce mince signe qui fit que Louve entreprit à nouveau de prendre la parole. « J'ignorais que tu étais à Arrowsic... ça... ça fait un baille, hein. » C'est tout ce qu'elle pouvait lui dire. Elle avait envie de retrouver sa meilleure amie, mais en même temps elle savait que ce serait trop difficile, après tout ce temps, après qu'elle a changé. Et elle voudrait certainement des explications, si elles envisageaient de retrouver leur relation d'avant et ça, Louve s'y refuserait. « Qu'est ce que tu deviens? » Elle voulait néanmoins avoir un résumé de sa vie; elle lui avait posé cette question avec une pointe de nostalgie, d'un ton distant, presque un peu froid, comme si elle voulait tout savoir d'elle sans le montrer, comme si elle ne voulait plus l'appréciait, mais espérait de tout coeur qu'elles puissent encore s'adorer. Il ne serait pas simple de rebâtir quoi que ce soit sur les ruines d'une amitié qui n'avait été que trop forte, pourtant Louve n'avait pas l'intention d'ouvrir les hostilités; elle ne pouvait certainement pas se lancer dans ses bras, mais elle ne voulait pas non plus s'en faire une ennemie officielle...