Je courrais dans les bras de mon grand-frère. Les larmes roulaient sur mes joues. Il ne comprenait pas. Il ne savait pas. Il m'avait simplement serré aussi fort que possible dans ses bras. Comme si au fond, il était certain que les choses allaient changer à jamais. Que j'avais pris la décision la plus importante de toute ma vie. C'est con de dire ça. Surtout qu'à l'époque, j'avais onze ans. Et pourtant, c'était bien le cas.
« N'oublie pas que je t'aime. » C'est tout ce que je lui murmurais. Je ne pouvais rien dire d'autre. Ma gorge était nouée. Mes yeux étaient inondés. Alors, non, je ne pouvais rien rajouter. Je sais pas. J'aurais pu lui dire, c'est à moi de te protéger. Fait quelque chose de ta vie, toi. Tu n'auras plus papa pour t'en empêcher. Tu seras heureux. Tu dois être heureux. Mais, je n'avais rien dit. Comme je ne lui avais pas dit merci. Merci d'avoir essuyé la majorité des coups quand papa avait trop bu. Merci d'avoir dormi avec moi quand j'avais peur. Merci de m'avoir éduqué. De m'avoir offert un souvenir de maman. Non, décidément, je n'avais pas pu dire tout ça. Pourtant, ce n'était pas l'envie qui manquait. Simplement la force et le courage. Le plus dur dans la vie est d'affronter ceux qu'on aime. Je l'ai appris ce jour-là.
J’ai quitté ses bras sans un mot de plus. Je l’ai regardé, déboussolé et sans voix. Du haut de ses quatorze ans, il avait l’air d’un gamin de six ans. J’avais l’impression de l’abandonner. De le perdre à tout jamais. Et il pensait certainement pareil. Mais, je savais que je ne le laisserai jamais. Je ne l’abandonnerai jamais.
Je suis montée dans la voiture qui m’attendait en bas de chez moi. Je ne reviendrai jamais plu ici. Parce que je n’étais plus qu’une chose avec plus ou moins de valeur. L’objet d’un mafieux. J’avais accepté d’être vendue. De ne plus m’appartenir. Et ce, pour éviter que mon frère ne soit à ma place. Pour qu’il soit protégé. Parce que quoi que l’on dise, les malfrats n’ont qu’une seule parole. Je me foutais de bien de ce qu’il ferait à mon père pour parvenir à leurs fins. De toute façon, il finirait une balle en pleine tête à force d’accumuler les dettes de jeu. Je me foutais de tout. Parce que j’étais presque à tout accepter pour qu’il atteigne le bonheur. Parce que je m’étais fait la promesse de ne laisser personne le détruire depuis la première fois où il m’avait défendu. Sauvé des coups de notre père.
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Je posais le plateau sur la table. Je ne prenais pas la peine de regarder ces hommes. Ils se ressemblaient tous. Le même regard sombre. La même détermination. La même allure d'homme au coeur de pierre. Apparence pour ceux qui ont encore quelque chose à perdre. Réalité pour ceux qui n'ont plus rien. C'était ainsi qu'on déterminait les plus faibles des plus forts. Une main se posa sur mes fesses, moulée par ma jupe. Un poing s'abattit aussitôt sur la table. Avant même que je puisse envisager une réaction.
« Ne la touche pas. » lâcha Milo d'un ton sec. Il ne fallait pas trop le titiller. Il avait la gâchette facile. Tout le monde savait dans le milieu. Il ne réfléchissait pas à deux fois avant de tirer. Le mec retira sa main avec lenteur, comme pour les caresser. Puis, il imita un piètre accent italien qui trahissait un mensonge évident sur son identité. J'étais Italienne. Je savais comment on parlait. J'étais certaine que c'était une supercherie. Enfin, soit.
« Milo, tu nous apportes de la chair fraîche, comment veux-tu qu'on résiste ? » Oui, comment ? Pauvre con. Il ne savait pas sur quel terrain il s'aventurait. Parce que si j'avais méprisé Milo à une époque, aujourd'hui ce n'était plus le cas. Je lui appartenais peut-être mais, il n'y avait pas que ça.
« Elle m'appartient, ok ? Ne cherche pas plus loin. » Je me retirais dans la cuisine mais, je pouvais toujours suivre la conversation. Il faut dire qu'il parlait incroyablement fort avec son accent foireux.
« Et que comptes-tu en faire ? L'épouser ? Allons Milo, on sait comment elle finira. » Je savais sans même le voir que Milo perdait patience. Il n'avait jamais aimé la critique. Ou les remarques. Qu'elles soient justifiées ou non.
Après plusieurs heures de conversation houleuse, ils avaient fini par quitter la table. Je me dirigeais vers Milo qui avait la cigarette à la bouche.
« Celui qui m’a touché les fesses… » Il me regarda assez surpris que je revienne sur cet évènement.
« Ecoute, oublie ça tu veux. Tout ce que tu as entendu. » Je savais ce qu’il voulait dire, oublie ton avenir. Profite tant que tu n’es qu’une femme à tout faire à la maison. Oublie qu’après ça sera les trottoirs. Mais, ça je n’en avais rien à foutre.
« C’est pas ça Milo. Seulement… méfie-toi de lui, ok ? » Il me regarda, surpris. Il savait que je ne disais pas ça dans le vent. Si je le faisais, c’est que j’avais des soupçons. Mais, ce qui devait le surprendre encore plus, c’est qu’en lui disant ça, je l’aidais. Je devenais son allié.
« Pourquoi tu dis ça Luana ? » Il ne m’appelait jamais par mon prénom. J’avais toujours le droit à des
« gamines » ou autre. Mais, jamais à mon prénom.
« Peut-être parce qu’il n’est absolument pas Italien. » La colère fit son apparition sur son visage. Il glissa la fin de sa cigarette entre mes doigts avant de me laisser. Je ne fumais pas. Enfin, je n’avais jamais essayé. Mais, ce soir-là, j’en avais drôlement envie.
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Je m'approchais de lui avec une démarche assurée.
« Comment tu me trouves ? » Je me faisais aguicheuse. Autant que possible. Il afficha son petit sourire qui en disait long. Ce sourire qu'il me réservait. Celui qui me prouvait qu'il brûlait de désir.
« Pas de ça avec moi, mon amour. » Je riais avant de le regarder, de façon sournoise.
« Dommage, tu ne sais pas à côté de quoi tu passes. » Il caressa mon visage avant de descendre sur ma poitrine. Je me détachais de lui avec un sourire mesquin. Je m'approchais délicatement de son oreille. Je prenais une voix affreusement mielleuse.
« Mon client va m'attendre. » Je griffais son cou, de manière superficielle avant de l'abandonner.
J'étais devenue une pute. Prostituée. Péripatéticienne. Fille de joie. Appeler cela comme vous voudrez, ça revient au même. C'est ce que j'étais. Et Milo était mon mac. Il avait vu sur tout ce que je faisais. L'argent lui revenait. Il me contrôlait. Mais, je n'avais pas à me plaindre. Parce que si Milo était à la tête d'un grand réseau de prostitution, j'étais l'une des rares à avoir ses faveurs. Il choisissait mes clients. En fonction de ses besoins. Il ne me laissait pas faire les trottoirs. Les filles m'appelaient la poule de luxe. Un surnom qu'elle prononçait avec jalousie. Les rumeurs disaient que Milo était fou de moi. Sinon, pourquoi vivrais-je dans sa maison ? Pourquoi aurais-je des traitements de faveurs ? Milo n'avait pas de coeur. Et je n'avais rien de plus que les autres. Bien au contraire. C'était ce qu'elle disait. Mais, la vérité c'est que je n'étais pas passée par le bistouri, moi. J'avais naturellement ce corps svelte. Cette bouille d'ange. Ça faisait fantasmer les clients d'après Milo. Les autres filles n'avaient pas compris que leur vulgarité était ce qui faisait d'elle des putes de bas étage. J'avais ce côté inaccessible. Cette grâce subtile. Ce poison dans mes paroles. Ce savoir-faire. Mais, une nouvelle fois, ce n'était pas mes termes. Je me foutais bien de tout ça. De qui j'étais. De ce qu'on disait de moi. Je ne vivais et je ne faisais ça que pour une chose. Parce que depuis toutes ses années, je n'avais pas oublié mon frère. Enfin, peu importe. L'essentiel c'est que je savais que Milo ne m'aimait pas. Il m'avait simplement façonné à son image. J'étais la femme qu'il avait faite de ses mains.
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Je plongeais mes prunelles dans celle de Milo. Je voyais l'inquiétude. Les cernes dues aux insomnies de ces derniers jours. Des insomnies dont j'ignorais la raison. Mais, mon départ n'arrangeait rien. Même si ce n'était qu'une semaine. Même s'il savait que je reviendrai.
« Tu es vraiment une privilégiée. » Lâcha-t-il entre ses dents. J'affichais un petit sourire malin. Je savais que j'étais une privilégiée. Mais, la raison de mon départ, concernait notre accord. Et il le savait.
« Je te reviendrai. » Il le savait. Je lui appartenais. Et ça ne me dérangeait pas. Avec le temps, tout m'était devenu normal. Et je n'avais pas envie d'autre chose. D'une autre vie. Je tournais les talons, sans un mot. Persuadée de le revoir d'ici peu. Après tout, je ne quittais New York que pour une semaine. Une misérable petite semaine.
Où j'allais ? Philadelphie. Pourquoi ? Pour buter la pétasse de mon frère. Ce n'était pas une plaisanterie, non. Ni des paroles en l'air. Depuis mes onze ans, je surveillais mon frère. Enfin, Milo chargeait des hommes pour ça. Il avait réussi sa vie, avait de l'argent mais, il lui manquait l'amour. Le vrai. Parce que la fille avec qui il comptait se marier lui était infidèle. Et je ne pouvais pas la laisser porter mon nom. Je ne la laisserai pas faire souffrir mon frère. Je n'avais pas sacrifié ma vie pour qu'elle la fasse sombrer. Alors, oui, je suis allée à Philadelphie. Oui, je me souviens. De la panique dans son regard quand je lui ai dit
« Il ne faut jamais sous-estimer une petite soeur. ». Je me souviens de tout. De mon sourire sadique. De ce plaisir à tirer sur la gâchette. De ce plaisir à la regarder mourir. Et ce petit mot soigneusement laissé. Soigneusement signé. Tout comme la photo d'elle et son amant. Pour que mon frère sache. Pour qu'il ne pleure pas sa mort. Parce qu'il vaut mieux que ça. Mieux qu'elle.
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Qu’est-ce que je foutais là ? Je regardais par la fenêtre, dégoutée. J’avais l’affreuse impression qu’on s’enfonçait dans un trou paumé. L’endroit inutile qui ne servait à rien sur une carte. L’endroit que les gens choisissaient pour que les marmots jouent avec les vaches. Pour que les adolescents aient des raisons pour faire une crise. Le trou du cul du monde. Celui loin de tout malfrat. Avec un taux de criminalité qui frise les zéro. La voiture s’arrête.
« C’est vraiment ici ? » Je ne pouvais m’empêcher d’être moqueuse. Rien que l’herbe bien verte me donnait la gerbe.
« C’est un endroit parfait pour se ranger. » lâcha l’homme avec mesquinerie. Je soufflais un grand coup. J’étais bien mieux à New York. Si seulement Milo ne s’était pas fait écrouer pendant mon absence. Parce que c’était ça qui l’avait rendu insomniaque. Il savait que les flics le traquaient. Ce qu’il ignorait, c’est qu’il allait être vendu. Et moi, je me retrouvais dans la merde. Je ne voulais pas faire la prostituée pour quelqu’un d’autre. C’était avec lui que j’avais un contrat.
« Jurez-moi de le faire sortir rapidement. » crachais-je en sortant de la voiture. Parce que oui, Milo était trop influent pour rester derrière les barreaux. Et quand il sortirait, du sang allait couler. Même si ce n’était pas tout de suite.
Je pénétrais dans la maison, sans frapper. Une brune en tailleur me tomba dessus aussitôt.
« C’est toi la pute que j’ai récupéré ? » Je la regardais, amusée. Elle pouvait parler, ex junkie. Elle avait trempée dans plus d’une affaire louche. Suffisamment pour être redevable à Milo. Pour être obligée de m’accueillir.
« Je te préviens, t’as intérêt à te faire discrète. Je ne veux pas d’ennuis, donc t’évites de faire ta pute, c’est bien clair. » Je lui ris au nez avant de la regarder sérieusement. Si elle croit me diriger elle. Non mais, franchement. Si j’ai envie de trouver quelques clients je le ferais. Faut bien donner un peu de vie à ce trou du cul du monde. Ce n’est pas cette brune en tailleur qui ressemble à une juge coincée du cul qui va me dicter ma conduite.
« Montre-moi ma chambre. » Je n’ai pas envie d’être cool. Ni sympa. Elle est simplement là pour me fournir un toit. Le reste était sans importance. Et sans un mot elle me montra ma chambre. Putain, j’allais me faire chier comme un rat mort dans ce trou paumé.