Je l'ai vu venir, le coup de poing. De la main de mon père. Ses phalanges contre ma joue d'enfant. Je ravale les larmes pour lui tenir tête, pour mieux le détester, pour lui montrer qu'un jour, j'inverserais les rôles. Un jour, un jour c'est moi qui éclaterais sa gueule entre mes mains. Mais ici c'est la loi du plus fort. Il y a le dominant et les dominés. J'ai envie de hurler à ma mère d'arrêter de chialer. J'ai envie qu'elle arrête d'avoir mal pour ce type, j'ai envie qu'elle arrête de souffrir à cause de lui. À cause de moi. J'aimerais lui dire maman je t'aime, je suis là si ça va. Mais j'ignore son corps recroquevillé dans un coin du salon, l'ombre menaçante de mon père au dessus d'elle. En fait, je vais faire ce que je fais de mieux : fuir. Prendre la porte, attendre qu'il soit assez tard pour rentrer, grelotter de froid, vider mon sac de haine sur les autres, me battre avec un inconnu, parler mal, me sentir fort.

Être plus fort que les autres. Ça, pour moi, c'était un vrai objectif, quelque chose de plus fort que tout. J'voulais faire partie de la cour des grands, que les gens me craignent, qu'ils frémissent à mon approche et qu'ils chialent à mes menaces. J'voulais être à la tête d'une bande, m'exprimer avec mes muscles et montrer que j'avais plus de couilles que les autres. J'voulais devenir un connard. Et j'ai presque réussi. J'ai tapé des mecs qui n'avaient rien demandé, et mon entourage était sous la dictature de la peur. Tu fermes ta gueule et tu obéis. À cette période de ma vie, on aurait pu me donner un flingue, j'aurais tiré sur la première personne qui s'autoriserait à me servir d'obstacles. Je croyais être tranquille, libre. Sans poids sur les épaules, la violence comme unique arme. Pas de diplomatie, juste les coups qui pleuvent. J'étais un sale gosse. J'ignorais les langues de vipères dans mon dos. Je me sentais pousser des ailes. J'étais un albatros aux ailes d'acier. Trop grand pour fendre la masse, je faisais mieux : je volais au dessus de tout le monde. Avec l'assurance et la puissance des grands.

Puis les ailes se sont brisées. Et j'me suis écrasé dans la foule. On m'a arraché les plumes. On m'a brisé les genoux, on m'a frappé jusqu'à ce que ma tête ne soit qu'un gros hématome. Archie, c'est fini. Tes heures de gloire, au placard. Ton air effarouché ? Apprivoisé. Puis ceux qui me suivaient, fidèles disciples, se sont noyés dans l'océan immense de la désillusion. Quand le berger meurt, les moutons fuient. Ils sont partis les uns et les autres. Même Oli. Même lui. Parce qu'Oli en fait c'était tout. Un ami, un frère, une étincelle dans mon regard. Mes pseudos-amis, à côté, c'était rien. Oli c'était l'infini. J'me souviens de sa gueule cassée et de son sourire mauvais, de son corps et de son esprit abîmés. Pourquoi il s’est barré ? Parce que j'ai échoué ? Un jour, on était tous les deux, j'lui avais pris les épaules, l'air le plus sérieux du monde. Même pas de cigarette d'allumée, j'voulais qu'il sache que c'était important. Qu'il était important. Oliver, tu sais que j'pourrais tuer pour toi ? Tu sais que j't'aiderais à te relever même si t'as plus de jambes, que je continuerais à te parler même si t'es muet ? Non parce qu'il faut que tu saches un truc. Je serais toujours, toujours là. Même si tu tombes, même si tu m'aimes plus, je serais là. j'avais le cœur qui faisait boumboum, j'm'en souviens, parce que j'aime pas dévoiler ce que j'ai tout au fond de moi. J'ai l'habitude de m'enfermer entre quatre grands murs de pierre entourés de barbelés. Et puis Oli, il avait souri, ce jour là. Un de ses sourires rares. Même pas besoin qu'il parle, je savais ce qu'il pensait. Il s'était contenté de me prendre dans ses grands bras. Et il est parti et maintenant je suis tout seul. Plus seul qu'avant, j'me sens triste et démuni. J'suis comme un épouvantail qui fait fuir et qui stagne au milieu des corbeaux. Le corps nu en charpie pour les rapaces.

Je suis le taureau mort dans l'arène. Je suis le vaincu aux pieds de la Reine. J'suis le vilain petit canard. Je suis le fils de la mère qui pleure et le père qui bat. Je suis au mauvais endroit, je suis jamais là. J'ai la lâcheté des vaniteux, et la prétention de pouvoir exister encore. J'ai le cœur qui saigne et les jambes mutilées. Je suis la gloire effacée, le royaume au destin tragique. Je suis l'albatros aux ailes brisées. Je suis les clous sur le corps du Christ, la haine des malfrats, la peur des nobles. Je suis tout ce qu'on ne veut pas. Le dénigré, le mal-aimé, le triste et l'abîmé.