« You gave me a forever within the numbered days, and I’m grateful. »
- Wednesday's at that very special age when a girl has only one thing on her mind.
- Boys ?
- Homicide.
«Tu n’veux pas venir, ce soir ? .. S’il te plaît ? ...» Assise à table, je joue avec la purée à peine chaude dans mon assiette, tout en balançant mes petites jambes dans le vide. Mes yeux sont rivés sur le dos de ma mère, qui semble vouloir se cacher dans l'entrebâillement de la porte. Elle essaye de ne pas parler trop fort, comme si elle ne voulait pas que j’entende.
«Tu me manques quand tu n’es pas là...» Je pince les lèvres, et baisse la tête, pour attaquer le morceau de viande qui git lamentablement à côté de la purée, le piquant, et le piquant encore, du bout de ma fourchette. J’attends que ma mère se tourne vers moi, pour me dire qu’on ne joue pas avec la nourriture. Mais non. Elle préfère parler dans son stupide téléphone. Elle m’énerve.
Je la déteste. «D’accord... Oui, on se voit demain... Je t’aime !» La viande finit par glisser de l’assiette, et tombe sur le carrelage, éclaboussant de sauce mes collants blancs. Je reste immobile, regardant les tâches rouges et brunes qui coulent le long de mes jambes fines. Elle s’est enfin retournée, et me regarde, d’un air désespéré.
«Mais c’est pas vrai !» Sa main s’abat sur ma joue avec force, et elle se penche pour ramasser le morceau de viande sur le sol. Je serre avec violence mes petits poings, et la pousse, la déséquilibrant à peine.
«Je te déteste ! Je vous déteste tous les deux !» Je vois sa main qui s’élève, à nouveau, mais elle se stoppe, en me jetant un regard blessé. Tant mieux. C’est ce que je veux. Je veux qu’elle soit blessée, je veux lui faire du mal.
«Va dans ta chambre. Tu es privée de dîner.»Mes pas résonnent dans les escaliers qui mènent à ma chambre, et je claque la porte, en poussant un cri de rage. Je la déteste. Je le déteste. Je renverse tout ce qui se trouve sur mon passage, en poussant des cris suraigus que seules les petites filles de huit ans sont capables de produire. Mes peluches, la lampe du bureau, ma tirelire, tout ce qui passe à portée de mes doigts se retrouve sur le sol, fracassé, si j’ai de la chance.
Idiote, idiote, idiote ! je hurle dans ma tête. Ma mère est une idiote. Elle pense que je ne sais pas, mais je sais, j’ai compris, depuis longtemps. Pourquoi mon père n’est jamais à la maison, pourquoi mon père ne vient jamais à mes spectacles de danse, pourquoi mon père n’est jamais là à mon anniversaire, pourquoi je ne l’ai jamais vu, pourquoi je ne lui ai jamais parlé.
Avec un dernier cri, je finis par me laisser tomber sur mon lit. Je suis... presque apaisée. Mes yeux glissent sur le champ de bataille qui me sert de chambre. J’observe les peluches qui gisent sur le sol, écrasées, les livres retournés aux pages pliées, cornées, les fragments d’un vase, l’eau qui tâche le tapis, la fleur dont j’ai écrasé les pétales d’un coup de talon rageur. Je ferme les yeux, et me laisse aller. J’ai sommeil, soudain.
«Téa est une danseuse incroyable, Madame Duroy... Elle ira loin.. Vous pouvez être fière d’elle !» La main de Madame Zimmerman se pose sur mon épaule, et elle me pousse doucement vers ma mère, qui sourit, et me caresse les cheveux.
«Je suis fière de toi, mon ange.» Je resplendis, dans mon costume à plume blanches, les cheveux tirés et laqués en un chignon haut et serré, le visage maquillé pour représenter le cygne blanc, que je viens de danser. La scène de la mort d’Odette, répétée durant des mois et des mois, dansée malgré une tendinite qui me donnait envie de pleurer à chaque pointe. Mais pour rien au monde, ô non rien, je n’aurais laissé ma doublure danser à ma place. C’est mon heure de gloire, mon moment à moi, c’est moi, sous les projecteurs, incarnant Odette, c’est moi qui danse le cygne blanc, moi qui danse le cygne noir, et moi qui meurt, en apothéose, brisée par l’imbécilité du Prince. Je souffre le martyre, certes, mais je m’en fiche, les flashs sont dirigés sur moi, le bouquet de roses rouges, c’est à moi qu’on l’a offert, et c’est ma performance que les critiques acclameront à corps et à cri. Mon moment.
«Il est venu ?» C’est tout ce que je trouve à dire à ma mère, dans la voiture qui nous ramène chez nous, un petit duplex dans le centre ville de Genève.
«J’en suis certaine.» Je pince les lèvres, et regarde par la fenêtre, n’ajoutant plus un mot de tout le trajet. Ah oui ? Certaine comme lorsque tu affirmes qu’il va quitter sa femme pour toi, et pour moi ?
«Il avait promis qu’il ferrait de son mieux pour se libérer» Je me mords la langue, pour ne pas parler, mais les mots s’échappent malgré moi.
«Peut-être qu’il est venu en famille» Ma mère déglutit difficilement, et je sais que je l’ai blessé. Tant mieux. Dans la vitre, mon reflet a les yeux brillants, et je bats des cils, pour retenir mes larmes. De toute façon, j’m’en doutais.
«J’crois bien que je n’peux plus me passer de toi, Fernando David Gautier-Perez.» Déclaration suivie d’un petit rire nerveux, l’air de dire «ahah, silly me !». La vérité, c’est que je n’suis pas très douée, avec les déclarations. Je me débrouille mieux avec les actes, parler, je ne sais pas pourquoi, ça n’a jamais été mon truc. Je préfère l’embrasser, caresser sa joue, passer ma main dans ses cheveux que j’aime tant. Dévorer son visage de mes yeux. Effleurer la courbe de sa mâchoire, promener ma main sur son torse, sentir son coeur battre sous mes doigts, poser mes lèvres au creux de son coup, caresser son torse, découvrir son corps, l’apprendre. J’ai le souffle court, les joues roses, peut-être même rouges, et je l’étreins comme si je n’voulais jamais le lâcher. J’peux m’imaginer faire ma vie avec lui, j’peux m’imaginer me réveiller tous les matins à ses côtés, et ça, c’est la plus grande preuve d’amour que je pourrais jamais offrir à quelqu’un. Et c’est à lui, que je choisis de l’offrir. De tout offrir. Mon coeur, mon âme et mon corps. Me donner, entièrement, sans retenue. M’abandonner, pour de vrai. Comme ces héroïnes de roman. Je suis Madame Bovary, je suis la Dame aux Camélias. J’écarte les jambes mais la vérité c’est que c’est mon coeur que j’écarte : je le laisse entrer, aller, venir, et je lui fais une place au chaud. Je veux le garder pour toujours auprès de moi. Je le griffe, tendrement, comme pour laisser ma marque. Je me consume entre ses mains, sous ses baisers et ses caresses.
Je suis heureuse, comme jamais je n’ai été heureuse de ma vie.
«Pourquoi... Pourquoi... Qu’est-ce que j’ai fait ? ... Que... Pourquoi...» Les bras le long du corps, j’ai l’impression que le sol s’est ouvert sous mes pieds, et que je viens d’être projetée dans un gouffre sans fin. Je tombe, je tombe, comme Alice dans le terrier du lapin blanc, me heurtant aux objets qui traînent dans le vortex, sans en voir le bout.
«Si... si j’ai fait quelque chose, dit le moi... j’ai... je changerai ça, si... pourquoi... non... non, pitié....» J’ai le coeur qui saigne, les lèvres qui tremblent. Je n’aurais pas pu me retenir de pleurer même si je l’avais voulu.
«S’il te plait, non...» Je m'agrippe à sa manche, comme si je m’accrochais à un radeau qui s’éloigne, me laissant seule au milieu d’une mer déchaînée.
«S’il te plait... Je... je t’aime !» Ça m’arrache la bouche (je vous l’ai déjà dit, je n’suis pas bonne avec les déclarations), mais ça sort du coeur, de mon coeur meurtri qui hurle à la mort.
Ses yeux tristes me fixent, et je me mets à sangloter. Sa manche m’échappe, il m’échappe, et je m’écroule, à genoux, repliée sur moi-même, pleurant de douleur, les bras croisés sur mon ventre. J’ai la tête sur le point d’exploser. Je voudrais mourir. Je voudrais être foudroyée sur le champ. La douleur s’infiltre sous ma peau, dans mes veines, jusqu’à atteindre mon coeur, et mon cerveau, et je cri, je cri ma peine et ma douleur. Tremblante comme une feuille, le corps secoué de sanglots déchirants, je tombe en morceau, me brisant comme une poupée sur le sol trop froid.
«Téa... mon ange... ton... ton père... il...» Ma mère s’écroule dans la cuisine en pleurant, et je la regarde, d’un air morne, vide. Ça fait vingt-trois jours que Fernando a rompu avec moi. Vingt-trois jours que je refuse de sortir de chez moi, que je ne vais plus à la danse, que ma mère doit me forcer pour que j’avale de quoi survivre à la journée.
Survivre. Je n’ai même pas envie de survivre. Je voudrais me jeter sous un train pour ne plus souffrir, je voudrais poser un pistolet contre ma tempe et appuyer sur la détente pour que les voix cessent dans ma tête, je voudrais me balancer au bout d’une corde pour que mon coeur cesse de saigner.
Mon père est mort. Ça ne m’a rien fait. De toute façon, il s’en foutait, de moi, de ma mère, de nous. Il nous filait du fric pour qu’on se taise. Il ne nous a jamais aimé, j’en suis certaine. Ma mère n’était qu’un vide couille, qui lui permettait de tirer son coup. Un canon blond aux gros seins et au visage d’ange, amoureuse comme une conne. J’aurais voulu lui cracher tout ça, pour lui faire du mal, qu’elle souffre, qu’elle comprenne. Mais pour une fois, sans doute la première fois, je n’avais pas pu. Je n’pouvais pas lui faire ça. Je m’étais contentée de poser ma main sur son épaule, le visage vide de toute émotion, tandis qu’elle pleurait à chaudes larmes la mort d’un connard qui ne l’avait sans doute jamais aimé que pour son cul.
Il ne nous a rien laissé. Bien sûr qu’il ne nous a rien laissé. Du jour au lendemain, nos comptes en banque se sont retrouvés à sec. Nous avons dû déménager. Ma mère a dû trouver un autre boulot, mieux payé. J’ai dû dire au revoir à l’école de danse, car je n’avais plus les moyens de la payer. J’ai vu mes rêves de carrière s’envoler. Je me suis vue dégringoler, alors que je ne pensais pas que je pourrais tomber plus bas. Se retrouver en bas de l’échelle sociale, quand on a passé sa vie au sommet, ça fait un choc. J’ai appris qu’on pouvait toujours tomber plus bas.
J’ai appris qui était mon père.
J’ai vomi.
Christopher Gautier.
Fernando Gautier.
J’ai vomi, encore.
J’ai hurlé jusqu’à ce que ma voix se brise.
Fernando.
Fernando.
«Un billet pour Portland, s’il vous plait.» La jeune réceptionniste de l’aéroport Charles-de-Gaulle tapote quelques instants sur le clavier de son ordinateur, avant de lever son visage vers moi, grand sourire aux lèvres.
«Aller-retour ?» Mon visage se fendit d’un léger sourire. De ces sourires dangereux qui vous donnerait froid dans le dos, si vous saviez les reconnaître.
«Non. Juste un aller.» Elle hocha la tête, sourire idiot aux lèvres, et je baissais les yeux sur le téléphone portable que j’avais à la main, déverrouillant l’écran, pour y lire, y relire le message reçu il y a une semaine de cela.
Retrouvé Fernando Gautier-Perez. Arrowsic, Maine, USA. Ci-joint photo.Il m’en aura fallut, du temps. Il m’en aura fallut, de la patience. Il m’en aura fallut, du sang-froid, pour supporter l’humiliation qui a suivit la déchéance de ma famille. Et il m’en aura fallut, de la volonté, pour le retrouver.