Il n'entend pas. Ou plutôt, il n'écoute pas. Des moments de phrases cependant semblent attirer un minimum son attention. « we just can't do it anymore... »  « i tried to make it work, for Andrea... » Il boit une grande gorgée de whisky, gardant son verre dans sa main depuis le début de cette conversation. Seule la chaleur que provoquait ce breuvage lui permettait de tenir le coup. « you're so incredibly selfish! Are you even listening to me ? »  « No... »   Ses pensées sont ailleurs. Toujours au même endroit, en fait. Juste avant l'accident. Lorsqu'il avait encore la chance et le bonheur d'enseigner la danse à sa fille, qui avait sans aucun doute hérité de sa passion et de son talent pour cet art.

Variation. C'était toujours la partie de la classe qu'il préférait, voir ses élèves reproduire une chorégraphie qu'il avait spécialement préparé. Cela faisait cinq ans qu'il avait accepté ce poste de professeur, en particulier parce qu'il allait pouvoir suivre l'évolution d'Andrea, mais pas seulement. Partager sa passion avec de jeunes danseurs, se revoir à leur âge, à leur place. Il avait à l'époque une confiance aveugle en ses enseignants, et espérait qu'il en était de même de la place de ses élèves maintenant. Ce n'était pourtant pas facile pour eux, et il le savait très bien. Bien qu'il devait parfois se montrer dur, c'était pour leur bien, après tout s'ils voulaient réussir dans ce milieu, ils devaient se montrer fort.
Sa fille s'était montrée incroyable ce jour là. Sa technique était excellente, jusqu'au bout des pointes. Un bel avenir lui tendait les bras, elle allait probablement suivre ses traces. La Royal Ballet Company. Il était tellement fier d'elle.

Le tableau était parfait. Il aimait son métier, sa femme, sa fille. Et puis il y eut cet accident. Celui qui brisa cette vie idéale, qui brisa les rêves d'Andrea et surtout ceux de James. Il savait bien qu'il aurait dû l'accompagner au théâtre plutôt que de la laisser y aller seule avec une camarade de classe de quatre ans son aînée. Mais sa femme avait insisté « we need to trust her, plus my friend Julie is gonna be there, she'll keep an eye on them. »  Il avait poussé un long soufflement. Ce n'était pas en sa fille qu'il n'avait pas confiance, mais aux autres. Il avait pourtant cédé, cela semblait faire tellement plaisir à sa petite danseuse étoile.
Il avait suffit de peu. Un conducteur inconscient n'avait pas vu que le feu était rouge. Comment pouvait-on ne pas voir une telle chose ? Peu importe. A cause de lui, sa fille avait perdue l'usage de ses jambes. « It's gonna get better with time and therapy... » voilà ce que les médecins lui avaient dit. Oui, mais elle ne danserait plus jamais. Plus jamais.

Egoïste. Lâche. Ces mots le hantaient, sans cesse, quoi qu'il fasse. Alors il buvait. Il se plaisait à croire que l'alcool lui permettait d'oublier ce qu'il était, ce qui était complètement faux. Que faisait-il ici, à Arrowsic, perdu à l'autre bout du monde alors que sa fille avait besoin de lui ? Il fuyait. Fuyait la réalité, parce que c'était bien plus simple. Quand on avait eu une vie parfaite, on ne savait pas forcément comment réagir lorsque celle-ci s'effondre totalement. Rester à Londres alors qu'il était séparé de sa femme, et que sa fille était en fauteuil roulant, c'était devenu trop dur à gérer. Il avait préféré quitter la Royal School of Ballet, laisser derrière lui la danse, et sa famille, pour venir vivre ici. Pourquoi cet endroit ? Une raison toute simple, son cousin  vivait. Lui avait connu une jeune femme originaire d'ici, et il l'avait rejoint. Ils ne s'étaient pas revu depuis, alors il lui offrait une occasion de s'évader. Sans compter qu'il lui avait même trouvé un travail s'il décidait effectivement d'emménager dans cette ville.
Ce soir, comme tous les vendredi depuis son arrivée, il se trouvait au bar de la ville. A peine s'était il installé au comptoir qu'on lui servit son habituel whisky, sans glace. Après quelques mois, le barman connaissait ses habitudes. Du Jameson, rien d'autre. Et puis il se tournait, pour observer un peu ce qui se passait, voir ces têtes familières mais qu'il ne connaissait pas forcément. Rien de bien nouveau. Rien, excepté une jeune femme. Il ne savait pas pourquoi, mais son regard resta fixé sur elle, alors qu'elle dansait. Il ignora même ce frisson inexpliqué qui lui parcouru le corps. Il souffrait. Pourtant, il ne pouvait détacher son regard. Andrea. Cette demoiselle avait la même façon de bouger que sa fille, qu'une danseuse accomplit. Elle ressentait la musique, ça se voyait. Son cœur se serra, plus fort encore. Mais il ne tourna pas le regard. Comment le pouvait-il ? Et puis elle s'arrêta. Il n'aurait su dire après combien de temps. Au fond de lui, il n'avait qu'une envie, c'était qu'elle ne cesse jamais. Il aurait même souhaité se joindre à elle. Depuis combien de temps n'avait-il pas dansé ? Bien trop longtemps. Mais il ne pouvait plus. Si sa fille ne danserait plus, alors lui non plus. C'était ainsi. Il posa son verre à présent vide sur le comptoir, et un regard vers le barman suffit pour que celui-ci lui en serve un autre. Rapidement, il se retourna, espérant revoir cette jeune fille danser. Mais elle n'était ni sur la piste, ni ailleurs. Ce soir, il rentrerait en se sentant incroyablement confus.