« j’etais pret a tourner la page mais c’est la page qui ne veut pas se tourner. »

Même dans le Maine il pouvait faire chaud. Même ici on pouvait ressentir pleinement la lourdeur d'un temps orageux, typiquement estival. J'avais connu ces sensations étant gamin, mais je ne pouvais m'empêcher de tout ramener à Phoenix. Phoenix, l'appartement du dernier étage avec ses grandes vitres, la chaleur étouffante qu'il y faisait la plupart du temps. L'odeur de peinture, les bruits du bois qui craquait aux changements de température. Je me souvenais même de la lumière les soirs d'été, quand le soleil disparaissait peu à peu derrière l'horizon d'immeubles. Ma vie avait réellement pris un sens là-bas. Chaque souvenir remontait à des mois déjà, et pourtant, ils étaient toujours aussi nets. Aussi précis dans leurs détails, et aussi douloureux. Chacun d'eux était là pour me rappeler à quel point j'avais merdé, et comme je regrettais. Je les chassai de ma tête du mieux que je pus, bien qu'à cette heure tardive de la journée, il était plus difficile d'ignorer ce manque insurmontable. La fatigue m'affligeait, exacerbait tout ce mal qui m'habitait. Je marchais dans le noir, sans autre but que de faire face à mon insomnie. Elle me suivait, toutes les nuits. Me hantait, me volait ce sommeil dont j'avais tant besoin. Je ne dormais plus que rarement, déambulant comme une âme en peine le reste du temps. L'atmosphère était moite et chaude, la nuit ne semblait pas vouloir nous octroyer plus de quelques degrés en moins que durant la journée, et elle promettait en plus de la pluie et du tonnerre. Ce ne serait pas ce soir que je rattraperais tout mon retard, et je m'étais résigné à sortir de mon appartement, laissant tout en plan, n'emmenant avec moi que mes clefs.

J'avais cru que revenir à Arrowsic me ferait du bien, m'apporterait la paix que je recherchais. La vérité, c'est que ma paix se trouvait encore en Arizona. J'avais traversé une dizaine d'Etats dans ma vieille camionnette à plateau bleue en pensant fuir le malheur, et je n'avais fait que courir vers lui. Toutefois, je continuais de penser que j'avais fait ce qu'il fallait. Si je souffrais, c'était à moindre mal. Je la préservais, elle, de moi. Je lui avais volé assez de temps. Assez de jeunesse. Elle devait se construire un avenir avec quelqu'un de son âge, un garçon qui avait un beau futur, des ambitions plus nobles et qui pourrait veiller sur elle comme il fallait. Un garçon qui la mériterait. Cela aurait pu me réconforter si je n'étais pas aussi physiquement en manque de sa présence. C'était une expérience assez étonnante, tout comme la pensée qu'une femme avait su me faire tourner la tête à ce point. J'en avais connues, des femmes, Dieu sait combien. Et il en avait suffi qu'une seule pour que je n'accorde même plus un regard à toutes les autres. Pourtant ce n'était pas faute d'essayer, j'espérais sans doute qu'à force de voir de nouveaux visages, le sien disparaitrait. Mais sur chaque nouveau faciès, je retrouvais un peu d'Alaska. La couleur de ses yeux, la couleur de sa peau, son sourire. Sa façon de bouger. Elle m'obsédait... J'avais cette indicible envie de fumer, alors que je n'avais jamais touché au tabac, ou alors qu'en de très rares occasions. C'était sans doute à cause de ce qu'Echo m'avait dit un jour, à propos du lâcher-prise que l'on ressentait en 'en grillant une'. Je voulais ça, je ne voulais plus avoir à supporter tout ça. Revenir à l'époque où je ne me souciais que de ne pas contrarier Mila et James, uniquement de partir en pleine nuit avec Echo pour me perdre dans les forêts environnantes. A l'époque où je rêvais de renouveau, où je ne pensais plus qu'à mes économies, au jour où elles seraient suffisantes pour que je me tire de ce bled dans lequel je vivais depuis ma plus tendre enfance. C'était ce que j'avais recherché, sans être vraiment honnête avec moi-même : j'avais goûté au bonheur à l'état pur, les petites joies banales que m'avait procuré ma vie ici avant mon départ étaient bien fades à présent. J'aurais tout aussi bien fait de partir, de ne pas revenir, et de tout recommencer ailleurs.

« Eh fais gaffe mec. » Je me retournai, avisant un grand type brun qui n'avait plus une démarche très sûre en ressortant du bar le plus proche. Je levai une main dans sa direction en guise d'excuse, ne prenant même pas la peine d'ouvrir la bouche. Au même moment, une silhouette terriblement familière tourna au coin de la rue, juste devant l'homme que je venais de percuter bien malgré moi. Mon bon sens me dictait que ce n'était qu'une illusion créée par la fatigue, et par mon désir de la revoir malgré tout. Mais ce fut plus fort que moi. Cette démarche si reconnaissable entre toutes, ces cheveux bruns... ça ne pouvait être qu'elle. Je fis volte face et suivis ce fantôme, cette ombre surgie de nulle-part, sans réellement croire à ce que j'étais en train de faire. Sans même être certain de l'avoir vraiment vue non plus. J'accélérai le pas, dépassai l'homme et me mis presque à courir. Elle était là, marchant devant moi sans paraître avoir remarqué quoi que ce soit d'anormal. Pourquoi aurait-elle du ? C'était une inconnue, et je n'étais qu'un fou. Un doux dingue. J'accélérai encore le pas, incapable de ralentir et de laisser tomber. Je me devais de m'assurer que ce n'était pas elle, sans quoi j'en serais encore plus obsédé. J'arrivais à sa hauteur. Et là, elle se retourna, mue par je ne sais quelle instinct ou envie subite. Je pilai net, mon regard accrochant le sien, y plongeant désespérément pendant une fraction de seconde. Jusqu'à ce que, contre toute attente, une colère folle se déchaine en moi. Je ne m'expliquais pas cette explosion violente, qui ravagea d'un seul coup la joie fébrile que j'aurais pu ressentir en la voyant. C'était ce que j'avais voulu dès l'instant où je l'avais quittée ; la revoir, et maintenant qu'elle se retrouvais devant moi... Elle m'avait suivi. Elle avait vraisemblablement quitté Phoenix pour me retrouver. J'aurais pu lui trouver un tas d'excuses pour expliquer sa présence ici, à des lieues de chez elle, mais je savais que c'était la vérité. Je ne savais pas comment elle avait réussi à se débrouiller pour savoir où chercher, et honnêtement, je me fichais pas mal de ça. Paradoxalement, je voulais juste... je ne savais plus. Je restai un instant muet, incapable de sortir un mot, avant que les premiers ne dévalent brutalement de ma bouche, claquant dans l'air avec une violence inattendue. « C'est une blague ? »