Deux pieds nus qui s'emmêlent dans la corde. Ses mains s'envolent, flirtent un temps avec le bleu du ciel, puis redescendent assurer ses arrières. Ses omoplates se rejoignent au milieu de son dos, dans un étrange ballet où le tissu qui lui couvre le corps se fait de trop. Il arrive un moment terrible et jubilatoire où Guillermo, en plein entraînement, répétition, spectacle ou que sais-je sens doucement monter le long de son ventre un bonheur irrépressible, une extase qui le surprend lui même, et il a beau se battre, et il a beau chercher jusqu'au bout à éviter d'avoir l'air du fou sur la colline, le sourire monte, magnifique, non pas débonnaire mais sincèrement heureux d'être là. Ca lui déchire le bide, ça pourrait presque devenir douloureux. Mais non. Il reste là, à moitié dans le ciel à moitié sur terre, à parier son âme contre quelques minutes à défier la gravité. En vie. Fort, rigoureux, monstrueusement idiot si vous voulez vraiment tout savoir. Mais qu'importe! Le bordel. La musique. Plus fort, encore, s'il vous plaît. Et dans ses doigts se mêle le fil inextinguible d'une joie inconsciente.
Et alors, maintenant que le sourire est monté, maintenant que Guillermo a laissé les barrières tomber pour barrer son visage d'un rire à gravir toutes les montagnes pieds nus, tout peut arriver. Tout: c'est que les limites de son imagination sont annihilées. L'irréel devient notion tellement abstraite qu'elle n'est même plus contingente. Tout existe, tout arrive, et on mourra gelés sur place par le froid au sommet de la Tour Eiffel, advienne que pourra. La spontanéité impliquée par l'art du saltimbanque lui fiche dans la tronche des retours en enfance irrémédiables, des sauts de cabri, des allures d'éternels optimistes. La grandiloquence n'a plus de sens! Boucan et feu sacré seuls comptent. Après vient le silence, la léthargie, l'empathie courtoise. Il est temps de réapprendre à vivre, d'adopter la certitude profonde obtenue seule par la révolte de l'adolescence, de remonter nos manches et d'inspirer l'air comme si c'était une meringue savoureuse plutôt qu'un simple réflexe devenu sans importance. Dans les premiers temps de sa formation, Guillermo ne comprenait pas ce mécanisme si singulier. Il descendait du trapèze, se retrouvait à terre comme un imbécile, souffrant d'une mélancolie qu'il ne comprenait guère, cherchant la magie dans tous les recoins, gonflant ses poumons avec toute la force et tout l'enthousiasme feint possible, à s'en arracher la cage thoracique. Mais le sentiment superbe - de liberté, de vie, ou appelez-le comme vous voulez - ne venait pas, et il mourrait toujours un petit peu plus, pour la forme. Il lui avait fallu beaucoup de soin et de temps pour comprendre. Il avait crié sa révolte dans toutes les chaumières, avait valsé de demoiselle en demoiselle pour ressentir quelque chose, avait embrassé à la ronde, inventé des circuits artificiels, s'était collé des plumes sur les épaules pour s'envoler n'importe quand, sans trapèze, et rien, rien, rien n'avait marché. Un jour, comme toute évidence vous éclate à la gueule au moment le plus inattendu, il était monté sur son trapèze, et toute cette histoire de sourire, de liberté, de bannissement des frontières s'était imposée comme naturelle. Le rire qui était monté doucement en lui ce jour là s'était terminé en hilarité sincère - à la manière de ces moments de bonheur délicieux qui réchauffent la cheminée à défaut de bois les nuits de pleine lune. Hurler pour rien au bonheur. Mais voilà que je m'enfonce dans le pathos et l'adolescent. Revenons à nous.
Guillermo se laisse tomber de la corde, démêlant ses membres au fur et à mesure. Il atterrit sur terre avec la souplesse d'un chat, et regrette déjà d'être descendu. Ses pieds ont a peine foulé le sol qu'il pense déjà trop. Qu'il énumère tout ce qui s'est passé là haut. Qu'il se justifie et se fout de sa propre gueule. Il s'aventure près du chapiteau, attrape une cigarette dans ses affaires laissées en vrac au sol, la cale entre ses deux lèvres sèches et l'allume. Il a prévu de remonter dans cinq minutes, mais là, tout de suite, il a besoin de respirer. Non pas qu'il soit essoufflé par l'effort physique, non, c'est simplement cette partition constante de son humeur qui le fatigue. En qui doit-il faire confiance? L'optimiste sublime qui fonce la tête la première, qui coure après les rêves droit et fier, ou l'autre, le cynique, l'adulte avant l'âge? Oh, bordel. Il n'a même pas le temps de se répondre qu'il a, sans s'en être rendu compte, écrasé sa cigarette, tendu les bras, et épousé de nouveau le ciel. Ses jambes décollent au moment même ou son esprit s'apprêtait à crier à tort et à travers "Zéphyyr! Zéphyyr? Et Zéphyr, mon petit vieux? Tu vas en faire quoi? Quand est-ce que tu te mets à la chercher?"
Abruti. Abruti d'amoureux-Don Quichotte. Assume donc ou cesse d'emmerder ces foutus moulins. |