Je ne pourrais pas l'éviter éternellement. Arrowsic est un patelin dans lequel il est impossible de ne pas se croiser. Si le hasard a voulu qu'on se rencontre à Londres puis qu'il me surprenne après un cambriolage -bon cambriolage d'ailleurs- ici, à Arrowsic, à plus de 5 000 kilomètres de distance, ce n'est même pas la peine d'espérer ne plus le voir ici. Ces pensées qui me poursuivent depuis plus de deux semaines à présent sont en train de se confirmer. Les pieds dans le sable, chaussures à la main, un peu en retrait, j'observe Nathan placé au bord de la mer, droit comme un I. Le vent agite mes cheveux qui fouettent mon visage avec violence. Je replace correctement une mèche derrière mon oreille, mèche qui se déloge rapidement pour barrer mon visage une nouvelle fois. Je resserre mon gilet autour de ma robe, tentant d'éloigner le sentiment d'insécurité qui m'habite depuis que je l'ai reconnu, lui qui connait mon secret. Une petite voix me souffle qu'il ne m'a pas dénoncée, que sinon j'aurais été interpellée bien avant par la police. Mais sait-il seulement mon nom ? J'hésite, ne risque-t-il pas de me voir si j'avance ? Il suffirait qu'il se retourne pour me remarquer... J'angoisse, je n'ai aucune envie de me retrouver face à lui, de me sentir obligée de parler, de moi ou du temps. D'un autre côté, aller à sa rencontre lui montrerait clairement que je n'ai pas peur de lui même si c'est faux. Je revois son regard choqué et interrogateur lorsqu'il m'a surprise sortant de cette maison, mon sac plein à craquer. Mes explications approximatives ne sont pas venues à bouts de ses questions, j'ai du prétexter un rendez-vous pour pouvoir fuir.
Je fixe mes pieds. Moi qui ai toujours été très sûre de moi, je ne sais pas quoi faire. Ma robe blanche claque contre mes jambes tandis que mon regard se reperd vers la mer. Cette même mer qui m'a toujours terrifiée. J'ignore encore pourquoi j'aime venir me promener sur cette plage, je déteste le sable. Arrowsic me rend étrange. Nathan n'a pas bougé, ce qui m'incite à faire quelques pas supplémentaires vers l'escalier qui me ramènera à la route. « Pardon ? » Je me retourne. Une petite fille me regarde un sourire aux lèvres. « Oui ? » « Vous savez où je peux acheter une glace madame ? » Interloquée, la première pensée qui me traverse l'esprit est quelle personne sensée mangerait une glace avec un vent froid pareil. Puis je secoue la tête et réponds « Non, désolée. Essaye par là. » Un geste de la main vers la droite, que la gamine suit avec un « Merci m'dame ! » enjoué. Je la regarde s'éloigner puis m'asseois sur le plage, pensive, laissant couler le sable que je saisis pleine main entre mes doigts. Je n'ai pas de quoi avoir honte au fond, je ne vole pas pour m'amuser mais pour vivre. Si ça ne lui plait pas, tant pis.

Je fixais les vagues se glisser sur mes pieds pour ensuite filer, au gré du vent. Je ne bougeais pas. J’étais comme une statue, plantée en plein milieu du paysage. J’étais trop occupé à penser, pour faire quoi que ce soit. La veille, j’avais surpris Blue, qui était une fille que j’avais rencontrée lors d’un voyage à Londres, en plein cambriolage à Arrowsic. Au début, je m’étais dit que je devais faire erreur, qu’elle était simplement en train de rentrer chez elle par la fenêtre, parce qu’elle avait oublié ses clefs. Que j’étais naïf ! Le monde n’était pas gentil, le monde n’était pas beau, comme je le pensais si bien. Depuis cette nuit, j’essayais de comprendre. Blue était une fille bien, j’en étais persuadé. Alors pourquoi volerait-elle des choses aux gens ? C’était ce que j’étais en train de me demander. Cela faisait tellement longtemps que je ne l’avais pas vu, je ne savais pas ce qui lui était arrivé, entre temps. En fait, je ne la connaissais pas si bien que ça. Assez quand même pour me préoccuper d’elle. Oui, j’avais toujours été comme ça : je voulais toujours protéger ceux qui m’étaient proches. Mes pieds s’enfonçaient dans le sable. Je voyais les grains recouvrir toute ma peau. Et l’eau caressait mes pieds, froidement. Le vent soufflait sur mes épaules. Il faisait froid, ce jour-là. Le ciel était dégagé, mais le soleil n’était pas là. Arrowsic était plongée dans une brume grisâtre. Pourtant, les habitants étaient venus à la plage. Évidemment, personne ne se baignait, mais on pouvait voir que certains aimaient le contact avec le sable. Je pouvais voir des enfants, qui essayaient de faire des châteaux de sable, des couples se balader, des adolescents courir partout. Et moi, j’étais seul. Ce n’était pas comme si je n’y étais pas habitué. C’était devenu un train de vie. D’être seul. Je l’acceptais, parce que c’était comme ça. Cela ne me dérangeait pas. Je préférais avoir un entourage restreint mais sur qui je pouvais faire confiance, plutôt que de me concocter un carnet d’amis plein à craquer inutile. J’avais toujours été une âme solitaire, de toute façon. Quand j’étais enfant, j’avais appris à me débrouiller, j’avais appris à faire tout de moi-même. Je ne pouvais compter sur personne. En tout cas, c’était ce que je croyais.

Alors que je regardais soigneusement toutes les personnes qui se trouvaient sur la plage, je croisai le regard d’une personne, d’une personne en particulier. Ce regard lassé et fier que je connaissais bien. Cette douceur et cette fierté me frappa en plein visage. Blue était là. Elle me fixait, elle aussi. Je ne bougeais pas. Je la regardais. Elle avait changée, certes, mais je pouvais reconnaitre ses traits. Elle avait toujours le même visage, mais il avait mûri. Tout le monde doit grandir, je suppose. Elle était devenue une femme. Elle n’était plus la petite fille des rues, qui vendait des produits de pacotille dans les rues de Londres, comme moi j’avais été le petit garçon qui vendait des produits de pacotille dans les rues de Paris. Nous avions changé. Pour ma part, je n’étais plus ce garçon pauvre et perdu. J’avais réussi à m’en sortir. Mais peut-être que ça n’était pas le cas de Blue. Peut-être qu’elle était restée cette fille pauvre et perdue. Elle n’avait sans doute pas eu ma chance. Et je ne pouvais pas lui en vouloir, bien sûr que non. J’éprouvais une grande compassion pour elle. Finalement, j’avais toujours été étroitement liée à Blue. On se comprenait, parce qu’on avait vécu la même chose. Quelque chose nous avait toujours reliés. Un lien indestructible. Car, aujourd’hui encore, je me ressentais dans le besoin de lui parler, de l’aider, alors que cela faisait plus de dix ans que je n’avais eu de nouvelles d’elle. Une petite fille vint alors à sa rencontre. Je regardais cette scène, sans rien dire, le visage attendri. Blue était gentille, Blue était quelqu’un de bien, et j’en étais persuadé. Elle ne méritait pas d’être malheureuse. Là encore, je ne savais pas si elle l’était ou non. Finalement, mes pieds se décollèrent doucement du sable, pour se diriger vers la silhouette de Blue que j’observais depuis un bon moment maintenant. Il fallait que je lui parle. Pas pour la sermonner, non, ce n’était pas mon rôle, mais pour l’aider. Et aussi pour lui parler, comme je l’aurais fait avec n’importe quel ami. « Blue.. » Je ne savais pas quoi lui dire exactement, ni même par où commencer. A vrai dire, je n’y avais même pas pensé. Je voulais juste parler. « Tu as du temps à m’accorder ? » lui dis-je, un léger sourire sur les lèvres.