« A demain Monsieur Bart ! » Enfonçant mon bonnet jusque sur mes oreilles j'avais rejoint la porte d'entrée du magasin au moment où, du fin fond de la réserve où il triait je ne savais quoi, le petit homme trapu qui me servait d'employeur me répondit par un habituel « A demain gamin ! » Après quoi il m'avait sans doute bien vite oublié pour retourner à ses affaires, me laissant tout le loisir de m'en aller et de retrouver la froideur hivernale du dehors.
Bartholomew Ignatowski, puisque c'était ainsi qu'il se nommait, me surnommait affectueusement
gamin depuis pratiquement le jour où il m'avait engagé. Je n'étais pourtant pas du genre à trop m'avancer sur ce genre de choses, mais je pense qu'il m'aimait bien, sans doute parce que nous avions la solitude et le goût des livres en commun ; Bart ne tenait pas seulement un magasin de livres, il
était l'âme de ce magasin, il n'y avait pas un livre dans ses rayons qu'il ne connaisse pas, il semblait tout connaitre et avoir tout lu, il débordait de connaissances et quand je l'écoutais parler je redevenais pareil à un gosse émerveillé. C'était peut-être ce qui me sauvait au fond, ce boulot, lui ... C'était ce qui me donnait encore envie de me lever le matin, là où il m'aurait pourtant été tellement facile de décider de ne plus faire d'efforts sur rien. Vous me direz, de nos jours des tas de personnes divorcent, et à fortiori des tas de gens s'en remettaient très bien, alors pourquoi les choses seraient-elles différentes pour moi ? Et puis, c'était moi qui l'avait voulu ce divorce au fond, parce que j'étais une bourrique trop pétrit de principes et d'idéaux, alors je n'avais sans doute pas le droit de l'en plaindre, c'était moi qui avait chassé Neelah, c'était moi qui avait préféré être seul ... Pourquoi fallait-il simplement que tout soit si douloureux.
La solitude, c'était de la solitude que je parlais bien sûr, puisque c'était à elle que je pensais forcément dès que je sortais du magasin pour rentrer chez moi. Je savais que j'allais y retrouver la froideur de mon appartement - et je ne parlais pas uniquement de la température qu'il pouvait y faire - et l'idée était comme chaque soir loin de me mettre en joie ... Alors finalement, j'avais décidé qu'aujourd'hui je ne rentrerai pas tout de suite. Il avait neigé la veille et les rues étaient toujours recouvertes d'une couche de poudreuse, mais les nuages avaient cédé leur place au soleil et c'était finalement une bonne journée d'hiver ... Trop bonne pour que je ne rentre directement maudire ma vie dans mon appartement comme un adolescent en pleine crise existentielle.
Mon train-train quotidien ne me faisait m'aventurer que rarement en dehors du centre-ville, moi dont les années passées en Afrique du Sud avaient fait quelqu'un qui aimait les grands espaces, je passais pourtant désormais le plus clair de mon temps à naviguer entre mon appartement, mon lieu de travail et le supermarché du coin. J'étais comme qui dirait pris dans l'engrenage de la routine, mais je crois qu'au fond c'était ma façon à moi de me rassurer et de tenter de me persuader que si je gardais un semblant de routine alors ma vie ne finirait pas de m'échapper totalement ... Ma famille se réduisait au néant, j'avais réduit mon mariage en poussière et ma vie sociale ressemblait à celle d'un point d'eau au milieu du désert ; Mon boulot et mes petites habitues, c'était tout ce qui me restait. Ça et le soleil qui brillait aujourd'hui donc. Il faisait tout de même froid bien sûr, je supportais sans mal mon blouson et mon bonnet, mais le contact des rayons du soleil contre ma peau me réchauffait quelque peu malgré tout. La neige avait commencé à fondre sur les trottoirs où les gens allaient et venaient, et presque sans y réfléchir j'avais laissé mes pas me guider dans les rues, croisant de temps à autre un visage qui ne m'était pas totalement inconnu puisque c'était le revers de médaille de chaque petite ville ... Mais je tâchais comme à mon habitude de faire profil bas, je ne savais pas vraiment si les gens avaient oublié que la petite frappe que j'étais plus jeune avait terminé en prison, mais moi ces huit mois tous frais payés par l'état je ne les avait pas oublié, et pour cela je tenais à me faire transparent quand je le pouvais.
Il était un peu plus de dix-huit heures lorsque j'avais finalement atteint le parc de la ville. Malgré l'hiver on y trouvait encore des gens pour s'y promener et prendre un peu l'air, il faut dire que l'endroit avait le charme certain des petites villes, et qui plus est recouvert de neige il avait un côté presque féérique. Il n'y avait pas besoin de plus pour que je décide de m'y attarder un peu, je n'irai pas jusqu'à dire que j'avais un besoin soudain de féérie, mais de prendre un peu l'air ça j'en avais besoin et on ne le faisait pas mieux ailleurs qu'ici. Fidèle au poste et ce pratiquement tous les jours de l'année depuis aussi loin que je m'en souvienne, le vendeur ambulant se tenait à l'entrée du parc, et si l'été il proposait des glaces il les troquait durant la saison hivernale contre des marrons chauds et du café. Farfouillant dans les poches de mon jean j'en avait extirpé le peu de monnaie qui me restait et avait donc demandé un café ; Je me demandais s'il fallait que je songe à me calmer sur cette boisson, j'avais remarqué que ces derniers temps j'en avalait une quantité assez phénoménale. Dire qu'il y a encore quelques années je détestais ça, le gros bébé que j'étais avait attendu d'avoir vingt-six ans pour abandonner son chocolat chaud.
M'emparant du gobelet de café que je venais de payer j'avais ensuite remonté l'allée du parc avait de tourner sur ma gauche pour en emprunter une autre ; Au bout, un banc libre et orienté face au soleil semblait n'attendre que moi, aussi pressant légèrement le pas je m'apprêtais à m'y laisser tomber lorsqu'une jeune femme arrivant en sens inverse s'y installa avant moi. Il ne m'avait pas fallut longtemps cependant pour reconnaitre la silhouette de Lucile, et arrivant enfin moi aussi à la hauteur du banc j'avais engagé la conversation d'un air amusé
« J'sais bien qu'on partage déjà le même palier mais ... tu partagerais ton banc avec moi ? » Elle avait levé les yeux vers moi et je lui avait adressé un sourire. Lucile était ma voisine depuis quelques semaines maintenant, et si notre premier rencontre avait été improbable elle n'avait pas été désagréable pour autant, et à vrai dire j'étais même bien content d'avoir enfin un peu de voisinage dont l'amabilité n'était pas celle d'un pénitencier d'état, et dont la moyenne d'âge rimait avec retraite. « Ça va toi ? »