« All the worst days are just buried into the snow. »

L’homme planifie sa vie, c’est du moins ce que je me dis au moment où je décide d’annuler tous mes rendez-vous médicaux, simplement parce que ma meilleure amie vient de me téléphoner pour me proposer une virée à la patinoire du village. J’ai arrêté de suivre mes plans le jour où j’ai compris que ça ne rimait à rien, le jour où il s’est imposé à moi que rester dans le timing ne m’apporterait aucune espèce de bon point ou d’image. Ca, c’est quand on est gosse. Après on grandit et on apprend que l’homme n’est pas ce qu’il prétend être, que la vie à Arrowsic n’est pas plus paisible qu’une vie au beau milieu de la capitale irlandaise et que la mort, quoi qu’on en dise, est un soulagement. Une fin comme une autre. Un point final à notre misérable existence. Et puis une fois par semaine, ou bien cinq fois, je m’autorise à penser différemment, à voir la vie en rose. Parce qu’il y a Ella, ce mètre soixante-dix d’amour, de joie et d’insouciance qui me pousse à donner le meilleur de moi-même, qui me pousse à y croire encore même si, depuis que je suis gosse et vis ici, les habitants de Arrowsic ont rarement pris la peine de me gâter. Rire et se moquer, ça ils savent faire. Mais dès qu’il s’agit d’aimer, il n’y a plus personne. Alors j’attrape mes vieux patins et pars sans perdre une minute de plus : direction l’paradis.

« Lonie, faut que je te dise quelque chose… » Mon rire suite à la chute de ma meilleure amie s'estompe et je retrouve bien vite mon sérieux, à la fois curieuse et légèrement paniquée par ce qui va suivre. Jetant un coup d’œil aux gens qui glissent près de nous, je me demande ce qu'elle compte me dire avec l'intime conviction de déjà savoir. Elle transpire le romantisme et toutes ces choses en lesquelles je crois toujours du haut de mes dix-neuf ans, malgré la déception, l'acharnement et cette violence tenace qui me secoue certaines nuits, au cœur de mes cauchemars. « Mon seigneur qui est aux cieux, ne me dis pas que la gamine est passée aux choses sérieuses. » Mon visage s'illumine rapidement quand je pense à tout ce que nous avons traversé ensemble, main dans la main. Finalement, peut-être que le plus important n'est pas d'avoir une vingtaine d'amis mais d'en avoir un seul, une seule en l’occurrence. Une seule amie. Un seul pilier. Qui sera toujours debout après la tempête, le massacre, le malheur. Surtout le malheur. Parce que c'est tout ça, avoir Ella : se réveiller chaque matin avec la certitude de ne pas être tout à fait seule, s'endormir avec la satisfaction d'avoir assez aimé durant la journée, mourir avec la conviction que ce ne sera pas la fin, avec la conviction que ce truc appelé amitié qui palpite au fond de ton estomac ne s'éteindra jamais. « Tu me crois si je te dis que je sors avec Mattia Jarvis ? » Putain. J'tombe de haut, j'tombe d'un immeuble de cinquante mètres de haut et je m'éclate les dents contre le bitume. Mattia Jarvis ? LE Mattia Jarvis ? Celui qui joue à la baballe toute la journée et fait le branleur dès qu'il en a l'occasion ? Pas lui, pas ça. J'ai beau chercher, il n'y a aucun mot qui vaille la peine d'être vomi dans l'air. Alors je l'aide à se relever, histoire de gagner quelques secondes, histoire de fuir encore plus loin. « C'est une blague ? » Et puis quand j'me rends compte que je devrais réagir autrement, qu'elle ne m'a jamais tenu rigueur de mes faux pas et que je suis censée être sa meilleure amie, je me rattrape. Même si j'ai peu pour elle, même si j'ai besoin d'elle. Même si, tout au fond de moi, gît l'idée qu'elle mérite mieux, qu'elle mérite le meilleur, l'inaccessible. « Raconte moi... »