✎ La vie est la vie, défend là.
Il essaie la porte. Je retiens mon souffle. Dans l'obscurité, j'entends la poignée se tourner, le crissement du métal sur le bois alors que le panneau s'oppose à la résistance de la chaise que j'ai coincée dessus. Il pousse la porte d'arrière en avant, d'abord doucement, puis avec plus de force. J'imagine son visage, son désarroi qui vire à la fureur, et je redresse davantage sur mon lit, toute droite, les genoux relevés jusqu'au menton. Un court silence s’établit, et le revoilà. Il n'y croit pas. Il veut vérifier. Et puis des pas, et le silence. Je me dis que ça a marcher, et me balance sur le côté. J'ai envie de crier, de danser, mais je ne dois pas rompre le silence, ni réveiller les autres. Je suis en sécurité, ce soir, il ne viendra pas me rendre visite, mon père.
J'ai pas eu une existence de rêve, ni même une existence normale. J'aurais pu avoir deux parents, une petite sœur et un chien, vivre dans un petit pavillon tout mignon. Mais non. Petite, je menais ce genre de vie qu'on a tous rêvé, étant enfant. Un peu. Mais je n'étais pas heureuse pour autant. Je vivais dans une jolie maison, en effet, peut être pas un pavillon, mais une maison quand même. Ma mère était le genre de bonne femme qui reste tout le temps à la maison, à faire le ménage et le repassage, elle s'occupait de moi et de mes deux frères, des jumeaux impossible. Elle se taisait, elle la bouclait. Tout le temps. Et mon père, lui, travaillait dans son bureau toute la journée, patron d'une entreprise qui marchait bien, assez bien. Je vivais luxueusement, j'étais aimé, par ma mère, par mes deux frères. Et par mon père. Je l'aimait aussi, cet homme courageux, fort, drôle. Mon héros, il savait tout, pouvait tout. Cette personne qui avait réussi dans la vie. Mon père quoi. J'étais sa princesse. Je l'ai aimer comme cela jusqu'à mes neuf ans, jusqu'à ce qu'il change, qu'il devienne un autre, absent, jusqu'à ce qu'il vienne me rendre visite le soir, dans ma chambre. Que s'était-il passé ? Pourquoi avait-il fait cela ? Je n'en sais rien, et ne le sais toujours pas. J'en ai souffert, un moment je me suis dit que je pourrais m'asseoir à côté de ma mère, dans la cuisine, et tout lui raconter. Il faudrait bien qu'elle fasse quelque chose à ce moment-là. Appeler la police ? Le jeter dehors ? Ou réunir nos affaires pour nous emmener ailleurs, moi et les garçons ? Où encore, elle me dirait de la boucler ? Qu'elle ne m'envoie dans ma chambre pour me punir de raconter ces sales mensonges ? Ou qu'elle ne hausse les épaules en disant que c'est ainsi, qu'on ne le changerait pas ? Mais je ne l'ai jamais fait. Parce qu'au fond, je l'aimait mon père.
Tout cela à durer jusqu'à mes seize ans. Toutes ces années, ou j’appartenais à mon père. Moi qui n'avait rien demander, à personne. A part juste un peu d'amour, mais pas de celui qu'il me donnait. Toutes ces années où mon corps lui appartenais, le corps d'une petite princesse, me disait-il. Je le hais. Des années terreur, de souffrance. Des années d'ignorance pour ma mère, Trop préoccupé par sa petite vie, pour m'aider dans quoi que ce soit.
Je ne vais pas pouvoir emporter grand chose. Il m’emmène toujours à l'école, il verrait tout de suite si j’étais surchargée. Alors je devrai me contente de ce que je pourrai glisser dans mon sac de cours, et prendre de l'argent. Ça me permettra d'acheter tout ce qui pourrait ensuite me manquer. Ils vont vérifier mon compte quand je serai partie, demander à la police ou à je ne sais qui de relever mes dépenses, pour savoir où j'aurai pu me rendre. Donc il faut ne prendre que du liquide. Tout ce que je pourrai. je sors tout les livres de mon sac - je me débrouillerai sans eux - que je remplace par quelques sous-vêtements, mes tee-shirt préférés, des pantalons de jogging. Je regarde mes jeans dans le tiroir. J'aimerais bien en prendre un mais ils ne me serviront à rien. Inutile de s'encombrer de trucs inutiles. Je l'entend me dire de descendre, qu'il faut aller en cours et rassemblant mon courage, je le suis. Quand il me dépose au lycée, je ne réponds même pas a son au revoir, et descend de la Mercedes. Je claque la portière, je l'entends me maudire, et ça va tout de suite mieux. Je ne le reverrais plus jamais. Ce connard, ce pervers. Plus jamais.
Oui, je suis parti. C'était la meilleur chose à faire. J'avais pas fait une fugue digne d'un grand film, non, j'avais juste fait du stop, et avait atterrit à Arrowsic, Maine, petite ville a une cinquantaine de kilomètre de chez moi. Je savais qu'une de mes tantes habitait là bas, et j'en ai profiter. Elle me loge, à présent. Je lui ai tout raconté, tout ce qu'il m'a fait. Et elle ne m'en a pas voulu. Non, elle m'a comprit. J'ai décidé de tourner la page, d’effacer l'ardoise. De ne plus repensé à lui. Les débuts ont été difficile, bien que cela soit toujours difficile. Je me rappelle être resté longtemps toute seule, dans mon coin, puis j'ai décider de me ressaisir. Parce qu'il faut toujours marcher sans se retourner. Alors je me suis ouverte au autres, un peu, dévoilant la part de moi même qui hurlait à tous que la vie était belle, et qui m'y disposait à y croire. Le passé est le passé, après tout. On ne peut pas le changer, non, il faut aller de l'avant.
J'ôte mes vêtements, me regarde dans la glace. De face je me reconnais encore. J'ai la chair de poule. Il fait trop froid dans cette pièce pour y rester nue mais je n'ai pas encore envie de me rhabiller. Quand j'y pense, comment ai-je pu me mettre dans un état pareil ? évidement, je connais le responsable. Je ne lui ai jamais résisté. J'aurais dû le jeter, me débattre, le mordre. Je n'ai jamais dit non. C'est un homme vigoureux, je dois avouer qu'il me faisait peur quand il venait comme ça, le soir, dans l’obscurité - déconnecté, impersonnel, pas du tout mon papa - Pourtant ce n'était pas cette peur qui m'empêchait de crier. C'était l'amour. J'aimais mon papa. Et il m'aimait. Sauf que je n'avais jamais demander cette sorte d'amour. Et voila où j'en suis. En fugue. C'est lui qui m'a fait ça, ce dingue, ce pervers. Je le déteste. IL mériterait que tout le monde sache ce qu'il a fait. Il mériterait le tribunal, la honte, la prison. Et pourtant.. Pourtant.. Je sais que je ne lui ferais jamais ça.. Parce que tout de même mon père. Je dois être aussi dingue que lui. En enfilant mes vêtements, je tremble de froid. Une fois habillée, je vais dans la salle de bains où je trouve des ciseaux et me coupe les cheveux. Les mèches tombent dans le lavabo; sur le carrelage, autour de moi. J'ouvre le robinet pour mieux évacuer tout ce qui traine puis plonge la tête sous l'eau. Demain, je demanderais de la teinture à Killi, ma tante. Du rose, du noir, je m'en fiche. Juste histoire de changer de couleur. Comme ça, la prochaine fois que je me regardai dans la glace, ce n'est plus cette bonne vieille Winter que je verrai. Je me surprendrai moi-même, il faudra que j'y réfléchisse à deux fois. Oui, je serai quelqu'un d'autre. Je prendrai un nouveau départ, je m'envolerais, et jamais je ne chuterais. Plus jamais.
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