« Bénie soit la providence qui a donné à chacun un joujou : la poupée de l'enfant à la femme, la femme à l'homme, et l'homme au diable. » V. Hugo.

Tu es débordée. Tu entres dans la pièce, les bras chargés de sacs en tout genre. Dans tes yeux brille la flamme de l'impatience, et un certain agacement. Tu te poses sur le siège avant de jeter un coup d’œil à ta montre, sous l’œil interloqué du psychologue, assit sur son fauteuil de cuir, à son bureau. Tu soupires, excédée, avant de déclarer d'un ton badin & las.

« Je sais... Je suis en retard. Encore. Je suis navrée pour nos précédents rendez-vous, mais je n'ai pas une minute à moi ! Vous êtes marié ? Non, vous ne devez pas l'être... Passons. Je vous racontais quoi, la dernière fois... ? »

Il soupire, te fixe et attrape un stylo ainsi que la pochette qui contient ton dossier fraîchement commencé. Tu es certaine qu'il pense que tu es une femme très spéciale & qu'il redoute, intérieurement, vos rendez-vous.

« Bonjour Madame Livingstone. Comment allez-vous, aujourd'hui ? »

Sa voix posée & terriblement lente t'arrache une grimace. Tu es trop pressée pour qu'il joue à ce jeu là. Et tu es certaine qu'il fait exprès. Tu affiches néanmoins un sourire crispé.

« A part le fait que je n'ai pas une seconde à moi, malgré l'organisatrice, tout va à merveille. »
« Que faîtes-vous dans mon cabinet, si vous allez bien, dans ce cas ? »

Question pertinente à laquelle tu prends le temps de réfléchir. Paxton, ton fiancé, ne cessait de te dire que ta tendance à toujours tout vivre à 100 à l'heure pouvait sans doute être éradiquée si tu prenais rendez-vous avec ces personnes que tu considérais comme des charlatans. Mais la plupart du temps, ils te viraient avant d'avoir entendu la moitié de l'histoire... De ton histoire.

« Mon fiancé semble sous-entendre que j'ai des soucis à régler... J'ai l'air de ne pas être bien dans ma tête ? Sérieusement ? Des fois, je me demande ce qui passe par la tête de Paxton... Mais vous comprenez, c'est mon fiancé. Je me dois de lui faire plaisir de temps en temps ! Bon, maintenant, on parle réellement de moi ou on continue à tergiverser ? De toute façon, comme tous les autres, vous ne tiendrez pas jusqu'à la moitié. »

Ton psychologue est assez jeune. Il doit avoir seulement quelques années de plus que toi. Il hausse un sourcil & tu vois un air de défi se peindre dans ses prunelles. D'après toi, il est sorti il y a peu de l'école & vient d'obtenir son diplôme.

« Pari tenu. Racontez-moi le commencement, dans ce cas. Je vous écoute. »
« Mon enfance n'est pas inté... »
« Je veux tout savoir. »

Tu soupires. Ce psy' là, il t'énerve. Tu comprends les autres, s'ils étaient à ta place, à n'avoir que le choix de t'écouter. Tu détestes être aussi démunie... Et entravée dans ta liberté. Tu soutiens son regard, fermement décidée à tenir ta langue, avant que les paroles ne coulent.

« Je suis née un 3 Mars, ici, à Arrowsic. Ma famille, plutôt aisée, a toujours été on ne peut plus aimante. J'ai eu une vie parfaite en tout point... Je ne vois aucune ombre au tableau, pour être honnête. »
« Ce que vous pensez, je m'en contre-fiche. Racontez. Continuez. »

Il lève de temps à autres les yeux de son papier pour te fixer d'un air énigmatique. Tu détestes son ton sans appel. Tu as l'impression de parler avec ton sosie... Chose très désagréable. Tu soupires.

« Très bien, très bien... J'étais une enfant exemplaire, bien qu'un peu capricieuse. Étant donné que mes parents n'avaient pas à se plaindre, ils m'offraient tout ce que je désirais. Mais fort heureusement pour moi, malgré leur emplois, ils étaient très disponibles. Ils m'ont même offert un poney pour mes six ans ! Je les aime beaucoup. Lorsque j'ai commencé l'école, tout s'est bien passé. J'étais une élève sérieuse & intéressée. Peut-être participais-je un peu trop... Il m'est arrivé plusieurs fois d'aller au coin parce que je coupais la parole à d'autres enfants qui étaient interrogés. »

Tu soupires pour la énième fois, les joues légèrement rougies par la colère que te provoquent tes souvenirs. Le stylo du psychologue gratte le papier, avant qu'il ne lève le nez en entendant ton silence se prolonger.

« Continuez je vous prie. »
« Oui oui, je continue. A part ça, l'école se déroulait bien. J'avais des amis, j'étais plutôt populaire... La seule chose que l'on me reprochait était que je n'écoutais pas assez les autres & que j'imposais trop ma façon de voir les choses. Vous trouvez que je suis comme ça... ? Non, ne répondez pas. Je suis entrée au collège, donc. Et là encore, rien de très passionnant... Je crois que c'est à ce moment là que j'ai eu mon premier petit-ami, mais ça n'a rien donné de très concluant. Puis... »
« Racontez-moi ça. »
« Non mais c'est une manie chez vous de couper les gens ?! »
« Et chez vous ? »

Tu crispes les poings. Tu trouves la perspective de lui abattre sur le visage très alléchante mais... En vérité, tu ne voudrais pas te casser un ongle. Et encore moins la main. De plus, ce n'est pas très féminin que d'avoir ce genre de réaction. Sa répartie cinglante t'agace. Tu commences à compter les points. Tu ne penses plus du tout au temps & au fait que tu aies encore des tas de choses à faire. Tu lui rabattras le caquet.

« Bref... Eh bien, nous étions jeunes... Quatorze ou quinze ans. Il m'a donné mon premier baiser, mais j'étais trop concentrée sur mes études. Et puis... Ca ne me faisait rien d'être avec lui. Alors je lui ai dit que je ne voulais plus de lui. »

Tu hausses les épaules d'un air nonchalant. Tu ne te souviens même plus de son prénom, alors pourquoi culpabiliser ? Ce serait risible. Et ridicule.

« Je vois. Et donc, votre entrée au lycée... ? »
« Encore une fois, il ne s'est pas passé grand chose. J'ai connu quelques garçons, ai à peine touché à l'alcool & jamais au tabac et à ce genre de choses. Je suis une fille bien ! Je l'ai toujours été. J'ai décroché mon diplôme avec brio et suis partie sur Londres à mes 18 ans. Je voulais voyager un peu... Quitter ma ville natale. Et faire des études de journalisme. Mais au final... Je déteste l'Angleterre. Le seul point positif que j'y ai trouvé est que c'est dans ce pays que j'ai rencontré Paxton. L'anecdote est assez drôle, d'ailleurs ! Je traversais, et une voiture m'a aspergée d'eau. J'ai sangloté, grelotté, et Paxton est venu à ma rencontre. Il m'a demandé si ça allait, et bien entendu, je lui ai dit tout ce que j'avais sur le cœur. Non, ça n'allait vraiment pas ! J'étais perdue, je n'avais plus de sous & mon hôtel se trouvait à l'autre bout du pays. Il m'a proposé de m'aider après m'avoir payé un café... Je n'oublierai jamais ce jour. J'ai eu un coup de foudre. Il était l'un des premiers garçons que je rencontrais à ne pas être dégoûté par mon tempérament. Plus ou moins un mois après ce jour, nous nous sommes embrassés... »
« Quel homme courageux... »

Tu foudroies le psychologue du regard. Il n'a pas tort & tu le sais, mais ça n'empêche rien. Il est malpoli, et tu comptes bien le lui faire remarquer.

« J'espère pour votre carrière que vous ne traitez pas tous vos clients avec le même égard que moi... »

Il sourit, pour la première fois de la séance. Tu détournes le visage d'un air fière.

« Vous êtes privilégiée. Continuez. »
« Vous ne savez dire que ça ?! »
« Continuez. »

Il t'agace à un point rarement égalé. C'est un adversaire de taille... Mais il te faut finir ton discours. Pour pouvoir retourner passer un savon à ton organisatrice de mariage qui ne sait pas s'y prendre.

« Eh bien... Nous nous disputions souvent. Je lui en voulais de n'être quasiment jamais présent. Nous vivions ensemble mais j'avais l'impression qu'il partageait davantage sa vie avec son emploi... Il se l'est joué macho. Je l'ai mal prit & lui ai conseillé de me quitter... De toute façon, je savais qu'il ne m'aimait pas. Et c'est le moment qu'il a choisit pour me demander de l'épouser... J'ai défaillis de joie, me suis mise à pleurer & ai accepté. C'était il y a peu... Et je lui ai demandé à ce que l'on se marie ici. Puis les préparatifs de mariage ont débuté... Et nous voilà à aujourd'hui ! »

Tu jettes un coup d’œil à ta montre. La panique se dessine sur ton visage alors que tu décryptes l'heure. Tu es en retard. Pour essayer ta robe, qui plus est ! Tu te lèves, attrapes tes affaires & te dirige jusqu'à la porte, que tu ouvres. Tu te retournes pour déclarer, un peu hystérique :

« Excusez-moi, je suis en retard. A la prochaine fois ! Si prochaine fois il y a. La robe n'attend pas. Passez une bonne journée, et au déplaisir ! »

Tu l'entends te répondre, alors que tu fermes la porte :

« A bientôt, Madame Livingstone. A bientôt. »