Le retour à Arrowsic fut très brutal à l'image de la disparition de son père. Anton n'avait pas eu connaissance d'un quelconque problème de santé chez ce dernier. Tout cela était soudain pour le jeune homme, presque incompréhensible. Le plus dur c'était qu'il ne l'avait pas revu depuis longtemps. Il se sentait coupable pour cela. Coupable d'être parti pensant agir au mieux pour lui-même sans penser aux conséquences que cela aurait sur sa famille. Même si tous les Fowler étaient habitués à ce qu'Anton soit toujours ailleurs, toujours dans une autre ville, dans un nouvel aéroport sur le point d'embarquer à nouveau, il ne se sentait pas excusable de ne pas avoir pris le temps de revenir passer un moment avec sa famille. Son emploi du temps chargé n'avait pas à être un excuse non plus. Même si les parents Fowler avaient toujours fait en sorte que chacun de leurs enfants s'épanouissent dans leur métier, dans leurs passions, ils leur avaient surtout appris ce que voulait dire le mot famille et à maintenir la bonne entente. Ainsi, pour chacun d'entre eux sans exception, les frères et soeurs passaient avant toute chose. La solidarité familiale avait toujours été irréprochable ce qui expliquait ce sentiment de culpabilité très présent chez Anton en ce moment.
Depuis le coup de téléphone lui apprenant le décès de son père, Anton avait beaucoup repensé à leur dernière rencontre. Elle avait eu lieu à Vancouver. Sa mère, son père et sa dernière soeur étaient venus lui rendre visite le temps d'une petite semaine. Il avait tout fait pour être libérés de son travail la majeur partie du temps et il profita tout simplement de leur présence. C'était un très bon souvenir. En un sens, il était ravi d'avoir comme dernière image de son père, un type très souriant, heureux de profiter de quelques jours de congé avec sa femme et une partie de ses enfants. Mais Anton se souvenait aussi du sentiment de vide que provoqua leur départ. A ce moment, il brulait d'envie de retourner à Arrowsic. Mais l'idée d'être confronté à certaines personnes qu'il tentait tant de relayer au temps du passé tiédit ce projet. Il ne se sentait pas prêt à revenir. Pas pour le moment.
Mais pour honorer la mémoire de son père, il était hors de question de perdre son temps à évaluer s'il était temps de revenir ou non. Il était même hors de question d'y réfléchir. Il devait évidement être là. Il voulait être là. Pour son père, pour sa mère, pour tout le reste de sa famille, et pour lui aussi. A son arrivé, il prit beaucoup de temps pour revoir tout le monde. Pour revoir toutes les personnes qu'il n'avait pas croisé depuis deux ans. La veille de l'enterrement, il rendit visite chez l'un de ses cousins. Ce dernier, qui vivait en plein centre ville avait eu un enfant et Anton n'avait encore jamais eu l'occasion de le rencontrer. Les circonstance étaient étranges pour faire connaissance avec un nouveau membre de la famille mais il avait l'impression d'avoir tellement perdu de temps. Cette rencontre mélangea de l'émerveillement à sa tristesse très pesante.
En quittant la maison de son cousin, Anton resta dans le centre ville et vadrouilla entres plusieurs commerces. Les funérailles avaient lieu le lendemain, il restait quelques tâches à régler. Tâches, qu'il tenait à effectuer pour soutenir sa mère. Il commença par vérifier la commande passée dans la boulangerie. Il devait s'assurer que le patissier serait en capacité de fournir la totalité de ce que la famille avait demandé. Après cela, il fit un passage obligatoire chez la fleuriste ce qui n'aida en rien à calmer sa peine. A chaque fois qu'il entrait quelque part, des habitants qui lui rappelaient vaguement quelque chose venaient partager leur tristesse et évoquer quelques souvenirs. Au bout du cinquième habitants venu à sa rencontre, Anton commençait à perdre patience sans l'exprimer vraiment. Il parvint à s'évader de la boutique et entra dans ce qui était probablement le seul lieu où il pourrait s'acheter de nouveaux vêtements. Il avait envie de porter une tenue spécial pour son père, quelque chose de neuf. L'endroit n'étant pas très fréquenté à ce moment de la journée, il se sentit à l'aise de faire durer sa visite. Il décida de prendre le temps pour étudier les habits proposés en faisant un arrêt prolongé dans le rayon des cravates et noeuds papillon.
Thabyta se noyait peu à peu dans le reflet irisé de son thé brulant. Elle avait les deux mains solidement accrochées à un horrible mug sérigraphié au logo d'un festival de cinéma quelconque. Que le temps avançait lentement. Que tout lui paraissait silencieux et calme. Qu'elle aurait voulu qu'explose soudain une intense lumière verte et que quelqu'un déboule dans sa cuisine et se mette à jouer de l'accordéon. Elle leva les yeux vers cette pendule complètement dissymétrique qu'elle avait mit plusieurs mois à comprendre. Il était tôt, très tôt. C'était son jour de repos et pourtant, Thabyta n'avait encore une fois pas réussi à se tenir endormie plus longtemps. Depuis deux ans, une force la faisait irrémédiablement se réveiller avant 8h, sans qu'elle ne puisse rien y faire, et ce même si elle était parfois épuisée toute la journée.
Elle posa le mug encore à moitié plein et décida de partir se préparer. Celui-ci resta là, encore fumant sur le comptoir de la cuisine. Un comptoir qui avait été recyclé par le père de son ex-mari. Elle ne pouvait s'empêcher de penser à lui. Il était là partout, dans ses rêves et dans ses conversations au supermarché, dans les regards terrifiants que lui jetaient ses anciens amis en venant acheter des bananes, avec l'air absolu de dire "toi, tu as détruit cette famille de long en large". Et Thab, au bout du compte, ne pouvait s'empêcher de se demander si tout ce qui arrivait était réellement de sa faute. Alors qu'elle s'habillait d'une robe qu'elle n'avait pas revêtue depuis longtemps, elle pensait à quel point il était triste que cet homme merveilleux soit parti avant même qu'elle ait pu lui montrer qu'elle n'était pas cette affreuse salope, qu'il était parti avec dans les yeux cette image brulée d'elle. Demain, on mettait en terre cet homme qui avait laissé un bout de lui à la ville. Beaucoup de personnes allaient assister à ses funérailles et pour une fois depuis deux ans, Thabyta n'aurait pas à subir les lèvres pincées des membres de la famille Fowler et dérivés à sa caisse de supermarché. Et pourtant pour la première fois depuis deux ans, elle n'avait envie que d'une chose : pouvoir courir sur place et assister aux derniers moments de celui qui l'avait un jour considérée comme sa fille. Y aller, lui rendre un dernier hommage bien sûr, mais aussi un peu, y aller pour lui. Pour pouvoir le regarder à l'infini et voir à quel point il était beau dans la douleur. Le soir où il l'avait quittée, il l'était, plus que jamais.
Elle se traina hors de son loft trop grand pour sa personne et tourna d'un air assommé les clés dans la porte. Comme chacun de ses jours de repos ou presque, son programme était à la lettre décidé : elle devait passer le plus clair de son temps à regarder des films au fond de son canapé en grignotant des friandises bourrées de sucre, et parfois gratter un peu sa guitare, les doigts collants. Mais elle n'avait plus de bonbons aujourd'hui et l'heure était donc au plus grave. En longeant les rues grises d'Arrowisc, on pouvait cependant voir une Thabyta légèrement maquillée, plus coiffée, plus précise. Et qui fredonnait un air connu pour éviter de penser à l'éventualité de croiser celui qui avait du arriver maintenant, son ex-mari. Elle descendit l'avenue principale en ne pouvant s'empêcher de laisser trainer son regard. Elle arriva bientôt en face de la boulangerie, et s'arrêta au passage piéton. Des visages connus pour la plupart parcouraient la ville avec un air triste et pressé, parfois un couple, parfois une vieille dame, parfois un homme d'une trentaine d'années.. Un quoi ? Les jambes fines de Thab accusèrent le coup. Avait-elle rêvé dans la plus totale des hallucinations, le plus total des fantasmes ?! Elle resta là un moment, immobile, suivant du regard le dos de l'homme, de ses immenses yeux bleus. Puis elle traversa d'un coup, sans prêter garde. Elle courait presque mais devait se retenir, la main davantage crispée à la lanière de son sac à chaque pas. Elle le suivit en retrait, dans une discrétion misérable mais qui apparemment fit l'affaire. Elle devait présentement passer par à peu près toutes les couleurs de l'arc en ciel et se sentait déjà ridicule. Mais elle devait savoir. Elle le vit finalement entrer dans une boutique de vêtements. Un endroit plutôt encombré où elle allait devoir essayer de se cacher, au risque de ne jamais en avoir le coeur net. Elle resta longtemps à distance sans parvenir à se décider. Puis elle y pénétra le plus vite possible et couru alors que l'homme lui tournait une nouvelle fois le dos jusque dans la cabine d'essayage la plus proche. Elle lâcha une grande inspiration. Il fallait qu'elle glisse un oeil à travers le rideau, ce qu'elle fit. Mais l'homme était encore trop loin d'elle. Malgré tout elle respirait comme un pressentiment malsain et qui pourtant enchantait tout son corps depuis quelques minutes.
Presque un peu absent, Anton étudiait les cravates du présentoir. A vrai dire, son regard était perdu devant cette masse d'articles proposés. D'office, il s'était mis en tête de choisir une cravate parce que c'est toujours par cet accessoire qu'il commençait son shopping vestimentaire. Bien qu'il ne portait pas quotidiennement de costumes, il aimait avoir une large collection de cravates. Il était toujours ravi quand on lui en offrait une à Noel ou pour n'importe quelle autre occasion. Il ne voyait pas dans ce geste un manque d'idée ou le coup du cadeau classique quand on ne sait pas quoi prendre. Pour lui c'était bien le contraire. Et d'ailleurs, contrairement à la plupart des autres hommes, il n'accordait pas sa cravate au costume, c'est l'ensemble du costume qui devait s'accorder à sa cravate. L'inverse était absurde pour lui. Un autre jour, cela l'aurait surement enthousiasmé de s'acheter une nouvelle cravate, mais là rien dans son attitude ne montrer quoi que ce soit d'emballement. Il demeurait indécis et perplexe devant tout ces bouts de tissus. Et puis surtout il avait ll désagréable sensation d'un regard pesant sur lui. C'était si étrange qu'il en vint à se demander si c'était possible d'être suivi par des esprits. Il ne s'était jamais posé la question auparavant n'ayant jamais connu de décès. C'était vraiment la toute première fois qu'une personne proche de lui disparaissait. Il se sentait privé de quelque chose. Anton était encore dans le déni. La rupture avait été trop brutale, elle fut bien trop subite, totalement imprévue. Il n'avait pas eu la possibilité d'une ultime rencontre avec son père et il culpabilisait de cela. C'est ce regard accusateur qui le persécutait. En tout cas, c'est l'impression qu'il l'avait. Que l'âme de son père rode autour de lui pour signifier sa déception, sa tristesse. Anton était persuadé que c'était l'explication.
Son débat intérieur fut cependant interrompu par une vendeuse de la boutique. Elle s'approcha avec un air rempli de compassion qui insupporta au plus haut point Anton. Devant la stabilité du jeune homme, la vieille femme n'avait pas pu résister à l'envie de venir le conseiller. Bien qu'il préférait être tranquille, il se laissa guider par la vendeuse quand au choix de sa cravate et du costume qui s'accorderait avec. Il faut être réaliste. Il n'avait pas la tête à choisir cela lui même aujourd'hui. Après un court échange, il fut soulagé de pouvoir retrouver un peu de repos dans la cabine. A l'abris de tous les regards, excepté celle de sa conscience toujours bien présente qui semblait se rapprocher.
Anton ressortit à peine quelques minutes plus tard de sa cabine, portant les vêtements choisis . Il remarqua avec soulagement que la vendeuse s'était trouvé de nouveaux clients à conseiller, elle ne viendrait donc pas l'assommer de compliments visant à le pousser à acheter les articles.
En même temps qu'il boutonnait sa chemise, il s'approcha du grand miroir. Ainsi il pouvait juger son allure. Il ne savait pas trop quoi penser pour le moment. Il attrapa la cravate qui était jusqu'à présent nonchalamment posé tel une écharpe autour de son cou et commença à la nouer. Pendant qu'il pratiquait ce geste presque automatique, son regard accrocha quelque chose sur le miroir. Quelque chose qui éveilla une grande douleur qui somnolait en lui. Tenant toujours le tissu entre ces mains, il fit volte face pour observer dans les yeux celle qu'il avait aperçu dans le reflet. L'espace d'un instant, il s'était demandé si ce n'était pas une vision, un mirage. Mais non il avait bien reconnu ce grand regard yeux quand lequel il avait souvent trouvait refuge. Thabyta était bel est bien dissimulée dans une autre cabine.
"Qu'est-ce que tu fais là? A quoi joues-tu?" Il aboya presque ces paroles. La réaction d'Anton était violent et abrupt. Il était surpris. Il ne s'attendait pas à ces retrouvailles. Des retrouvailles qui provoquaient en lui une douleur particulièrement cuisante. C'était soudain. Anton n'était pas préparé à la revoir elle. Il n'avait jamais été prêt à revenir à Arrowsic. Il n'avait encore moins été prêt à perdre son père. Tout se bousculait dans son esprit. C'était ingérable.
Il fallait le prévoir. Prévoir, chose qu'elle était incapable de faire à cet instant. Anticiper, encore moins. Voila pourquoi elle n'avait pas anticipé qu'il vienne vers les cabines, alors qu'il se trouvait dans un magasin de vêtements, et très certainement pour en essayer. Mais c'était une idée qui était passée à des millions de kilomètres au dessus de la tête de Thabyta, pour la simple et bonne raison qu'elle ne pouvait penser à rien. Rien de plus qu'à son coeur qui déchainait la pire des tourmentes dans sa poitrine à cet instant même, bien pire que n'importe quelle tempête qu'elle avait vu déferler sur les côtes escarpées d'Arrowisc.
Elle tenait son dos furieusement collé contre la paroi fragile de la cabine, tentant de calmer sa respiration. De longues nuits repassaient devant ses yeux, de longues nuits vides de sens et silencieuses. Avec Anton, elle n'avait jamais passé une simple nuit silencieuse. Ils n'avaient jamais réussi à dormir tant ils avaient de choses à se dire. Ils n'avaient réussi à se tenir tranquille une minute et à ne pas animer le lit conjugal de furieuses conversations sur la vie, la mort, la politique, la philosophie, l'amour. Sa peau claire s'était soulevée d'un frisson lorsqu'il était sorti de la cabine juste contre la sienne. Elle aurait pu débouler et le toucher. Rien que cela, toucher un bout de son être. Elle qui n'avait pratiquement touché personne en deux ans, elle qui n'avait rien connu et ce malgré son envie parfois. Elle qui avait passé de nombreuses heures à penser à un instant comme celui là, à le vivre presque puis à revenir à sa triste vie. C'était maintenant le monde à l'envers. C'était son bonheur passé qui revenait hanter son morne présent. C'était ses moments les plus magiques qui coulaient dans le désespoir de ses ambitions. Elle ne savait que faire, bouger, rester ici et laisser passer sa chance. Elle ne trouverait jamais le courage de sortir de l'endroit où elle était malgré la force inconnue qui l'y poussait à présent.
Elle glissa sa main sur le rideau et l'entrouvrit à peine. Un éclair déchira son pauvre coeur. Un vrai, comme si elle avait décidé de jouer du violon sous un orage. Elle se mordit les lèvres jusqu'à les faire devenir pâles comme la mort et en un mouvement, il était face à elle. Elle s'immobilisa parfaitement en un instant, ses yeux ouverts comme face à un monstre. Juste un homme hors de lui. Cette vision lui faisait mal mais elle n'était pas encore capable de le réaliser. "Qu'est ce que tu fais là? A quoi joues-tu?". Jouer. Un jeu. Thabyta était dans un immense jeu depuis des années, le jeu de sa vie. Elle jouait à être une personne normale, elle jouait à aller mieux, elle jouait à passer outre ses pauvres petits problèmes de fille larguée. Elle jouait à oublier, et n'arrivait désespérément pas à terminer sa partie. Une très longue partie où elle avait perdu de nombreuses vies, et il venait de lui en échapper une encore. Elle resta face à lui un long moment. Il ne partait pas. Il restait là à la regarder. Elle ne voulait pas qu'il parte mais aucun mot ne se formait correctement au fond d'elle. Elle balbutia d'une voix effrayée, lointaine, enfantine, une voix de femme brisée. « Je sais pas. » Je sais pas ? Là elle jouait à s'attirer plus de problèmes qu'elle n'en avait déjà, c'était certain. Elle ne pouvait pas réfléchir. « Je t'ai vu rentrer. Je.. J'avais besoin de.. » Elle allait s'effondrer trop tôt, beaucoup trop tôt. Elle s'arrêta un instant, toussa pour se dégager la gorge qui se serrait de plus en plus, et rajouta. « Pardon. Pardon pour ton père, pardon pour ça. Je.. C'était un mec formidable. » Elle baissa la tête, assez pour voir sa main trembloter. Elle la lança dans son dos d'un air gêné. « Cette cravate est très bien. » La voix hurlait dans sa tête. Elle hurlait de lui dire tout, tout ce qu'elle avait mit dans ses chansons pendant deux années, les plus longues de sa vie. Elle hurlait de lui dire tout les mots d'amour qui existent au monde, de lui hurler je t'aime dans toutes les langues de la planète, de lui dire de rester et de ne plus jamais la quitter. Elle se mordit de nouveau la lèvre et leva un regard inquiet sur son ex-mari.
L'agressivité ne faisait pas parti du caractère d'Anton. Le jeune homme était plutôt de genre pacifiste. Il n'allait pas provoquer les types dans les bars parce qu'il s'ennuyait ou qu'il avait trop bu. Il ne réagissait pas au quart de tour quand on le regardait de travers. D'ailleurs la plupart du temps, il ne remarquait même pas ces regards-là, un peu trop dans sa bulle. Bref, il n'avait pas ce penchant naturel pour l'agression et pourtant en apercevant Thabyta, c'est la seule réaction qui se manifesta chez lui. Il avait ce besoin de se montrer dur, de l’attaquer pour se protéger, pour éviter toute nouvelle souffrance. La colère était cette barrière de protection. Une barrière qu'il créait non sans effort. Ce n'était pas si évident pour lui de se montrer ainsi parce que ce n'était pas naturel. Cela demandait comme un travail d'acteur, chose pour laquelle il n'était pas à l'aise. Mais il ne le serait pas non plus, en se comportant comme il le faisait dans le passé. C'est à dire aimable, souriant, un peu insouciant aussi. Cela lui demanderait presque autant d’efforts d'interpréter ce rôle-là parce qu'il n'avait pas l'impression que c'était toujours le sien. Le fait est qu’Anton n’était à l’aise ni dans l’amabilité, ni dans la colère. Et pourtant, haïr Thabyta c’est tout ce qu’il souhaitait. C’est ce qu’il s’était forcé à faire pendant près de deux ans. Sauf que la vérité lui crevait maintenant les yeux. Il se sentait mal de se montrer aussi agressif. Au fond de lui, ça n’est pas comme cela, qu’il voulait traiter celle qui fut un jour sa femme. Dans ce magasin, il prenait conscience, que haïr quelqu’un c’est vraiment difficile. C’est encore plus difficile quand on a passé tant de temps à l’aimer, à rire avec cette personne, à s’amuser avec elle, à se confier, à redevenir un gamin, à s’épanouir. Haïr quelqu’un c’est surtout difficile quand on a passé tellement de temps à se construire avec elle, à devenir la personne qu’on est aujourd’hui. La haïr, reviendrait à se haïr soi-même d’une certaine façon. Haïr Thabyta c’était difficile pour Anton parce qu’il ne pouvait pas oublier tous ces bons moments passés avec elle. Ce qu’il souhaitait comme le désert désire la pluie, c’est de réussir à se détacher émotionnellement de Thabyta. Sauf qu’il ne parvenait pas à laisser aller ses sentiments que ce soit sa colère ou l’amour qu’il avait eu pour elle. Il avait beau chercher à changer beaucoup de choses dans sa vie : sa ville, ses fréquentations, ses habitudes. Ces deux sentiments restaient bel et bien présents en lui. C’est comme si une partie de son corps n’était que capable de la désirer, de l’adorer.
Les réponses de Thabyta ne l’aidèrent pas à décider. Les mots qu’elle prononçait l’agaçaient comme elles l’adoucissaient. Ca l’énervait qu’elle ne termine pas sa phrase, qu’elle se montre compatissante et en même temps c’était la seule personne qu’il trouvait sincère et touchante depuis qu’il avait quitté la maison de son cousin. Pourtant son visage resta impassible. Son regard était direct, jamais il n’oscillait. C’est quand elle mentionna la cravate qu’il avait entre les mains, qu’il lâcha sa posture. Ses yeux quittèrent la jeune femme pour scruter le tissu. Il en avait presque oublié pourquoi il était là. D’ailleurs il n’avait plus envie d’être là, il n’avait plus envie d’être dans ce magasin, ni de réfléchir à de nouveau vêtement. Ce qu’il voulait c’est sortir d’ici, s’oxygéner, faire cesser ce conflit intérieur. « Il me faut une cigarette » lâcha-t-il à voix basse. Les mots n’étaient pas vraiment destinés à Thabyta. Ils n’étaient destinés à personne d’ailleurs. Il avait juste pensé à voix haute. Sans attendre, il retourna dans la cabine. Mais pas dans le but de se changer, plutôt de récupérer sa veste dans laquelle étaient caché son paquet de cigarette et son briquet. Abandonnant son jeans et son pull, il prit la direction de la sortie du magasin. Sur le passage, il remarqua le regard apeuré de la vendeuse qui croyait au vol. Mais il s’en fichait. Il n’avait pas envie de lui expliquait qu’il reviendrait. Ca ne l’importait pas de la rassurer. De toute façon, où pourrait-il bien aller. Tout le monde savait où il serait dans les prochains jours, si elle voulait lui envoyer la police, cela ne serait pas bien compliqué. A peine avait-il mit un pied dehors que déjà il s’arrêta pour allumer ce précieux bâton de nicotine. Il inspira dessus avec insistance un première fois et refit quelque pas. Pas bien loin. Juste deux ou trois pour se vider de cette impression d’étouffement ressenti dans la boutique. Quelques secondes après il entendit la porte s’ouvrir à nouveau. Il n’eut pas besoin de se retourner pour comprendre que c’était elle. Il se focalisa un instant sur sa cigarette. Sa tête fit alors un léger mouvement de rotation en direction de la porte. Il ne se tourna pas. Il voulait juste avoir le temps d’observer sa silhouette. Quand il reconnut sa forme filiforme, il regarde à nouveau devant lui. Et puis il parla. Ou plutôt il la questionna. « Pourquoi est ce que tu n’es pas parti ? Plus rien ne te retient ici… » Les questions pouvaient semblaient agressive, mais sa voix ne l’était plus. En tout cas, il aurait aimé qu’elles soient moins aimables que cela. Preuve encore que son esprit n’arrivait pas à lâcher prise.
La scène était tout ce qu'il y avait de surréaliste. Dans cette minuscule ville où pourtant il se passait tant de choses, chacun avait connu un jour ou l'autre le couple qui était de nouveau face à face au bout de deux longues années de silence. Chacun avait un jour vu ces deux êtres se balader main dans la main sur la plage brumeuse du village, ou dévorer une glace par les temps les plus chauds, ou diner dans un petit restaurant en commandant toujours trop de vin pour deux. Chacun avait en tête une image un peu idéale, et un peu lointaine, de ces deux personnes qui avaient vécu ici. Mais aujourd'hui une autre image venait assombrir le tableau. Celle de Thabyta, livrée à elle-même mais surtout aux autres, à la façon d'une exécution permanente, d'une montée à l'échafaud qu'elle revivait chaque jour. Maintenant chaque regard la trainait dans la boue, et elle n'émettait aucun doute sur le fait que dès qu'ils seraient partis, la vendeuse allait certainement appeler toutes ses amies pour leur raconter les retrouvailles électriques entre le mari trahi et la putain étrangère au village. C'était à peu de choses près cette histoire là.
Thabyta était redevenue totalement passive, telle un roseau battu par le vent houleux sortant des yeux fixes et inquiétants de son ex-mari. Elle se tenait face à lui, les épaules basses, le regard fuyant, dans l'attente des mots durs, des mots qui doivent la blesser et briser ses infimes espoir d'une réconciliation. Une femme s'en fait toujours. Elle tordait et re-tordait ses doigts. Elle entendit une phrase dans un souffle et vit Anton s'élancer. Il sortait tirer sur ses habituelles cigarettes rances et masculines. Malgré la gravité de l'habitude, un sourire s'échappa sur les lèvres de Thab l'espace d'une demi seconde à peine. Un sourire d'habitude. Elle emboita son pas doucement, sans se précipiter, ragaillardie déjà de ne pas avoir été insultée. En passant devant la vendeuse, elle lui glissa qu'il allait revenir avec le vêtement et qu'elle ne devait pas s'inquiéter. Elle même le faisait déjà bien assez comme cela.
Elle poussa avec douceur la porte qui se referma dans un léger son aérien. Un des sons qu'elle détestait le plus au monde, elle musicienne. Elle tressaillit à son écoute et puis se glissa sur le côté, observant la silhouette svelte mais visiblement nerveuse d'Anton. Elle croisait les bras sous l'effet de la brise, ses immenses yeux bleus plus focalisés que jamais. « Pourquoi est ce que tu n’es pas parti ? Plus rien ne te retient ici… ». Cette voix qu'il lui arrivait encore d'entendre lors de certains de ses rêves avait encore retenti. Ils étaient au milieu du trottoir, exposés de tous, et pourtant Thabyta n'aurait su dire si il y avait la moindre personne à l'horizon, et encore moins qui. Tout son être tendant inconsciemment vers celui qui avait partagé sa vie et l'avait rendue à la fois plus belle, mais désormais insupportable. Elle souffla à cette question qui lui fit presque du bien. Sans doute le ton qu'il avait employé la calmait quelque peu. Mais elle le savait en colère. Elle le savait juste incapable de se mettre en colère. Mais cette colère était en lui, elle y était depuis de nombreux mois. Elle soupira discrètement et fit quelques pas elle aussi pour s'assoir doucement sur la marche d'un perron, légèrement recroquevillée sur elle même. Elle entoura ses genoux de ses bras et tâcha de répondre avec ce qu'elle en pensait. « Oui, c'est vrai. Mais je... J'ai essayé en fait. » Elle toussa de nouveau et reprit. « J'ai essayé de revenir en Virginie, mais.. Mais mes parents sont devenus insupportables, avec leur faux bons sentiments et leurs portraits de Bush dans les pièces principales, ça me filait la gerbe. » Elle avait dit ça le plus naturellement du monde, sur un ton qu'elle aurait parfaitement pu employer avec lui il y a trois ans de ça, au sommet de leur amour. L'idée qu'elle doive s'exprimer autrement ne lui passa d'ailleurs même pas par l'esprit. « Du coup... Je sais pas, je me suis dit que j'étais quand même mieux ici. Au moins je.. j'avais de la place et le silence. » Elle avait dit ça comme si elle affectionnait ce mot, comme si elle avait cherché ce silence qui l'avait pourtant bouffée pendant deux ans. Elle avait haït ce silence comme jamais on ne hait quelque chose, elle avait d'ailleurs tout essayé, et une musique de fond passait presque toujours dans le grand loft qu'elle occupait seule. Elle se leva, incapable de rester immobile, et fit quelques pas circulaires sur le béton propre sur trottoir. Elle finit par se stopper et lança de nouveau ses yeux bleus océan sur Anton. « Et hum.. » fit-elle avec une petite grimace, consciente de poser une question difficile. « Comment... Comment va ta mère ? » Thabyta s'inquiétait sincèrement pour son ancienne belle-famille mais était dans l'impossibilité stricte de les approcher. C'était peut-être le moment ou jamais. Et elle avait vu dans le regard de son ex-mari ce qui se battait en lui en ce moment. Elle avait vu le bouleversement, cette tristesse perdue dans ses pupilles sombres et difficilement visibles. Anton avait un des regards les plus difficile à percevoir, contrairement à elle, et pourtant il ne lui avait fallu que quelques secondes.