Tu tournes les pages d'un album photo, replongeant dans tes souvenirs enfantins. Une enfance heureuse, une famille soudée, des parents aimants, un frère aîné toujours présent. Et puis, la vie qui joue. Ton avenir tout tracé qui se détruit. Ton corps qui te fait défaut après cet accident. Ta famille qui n'existe plus depuis ce funeste jour. Sur le papier glacé, tes doigts caressent les sourires de tes parents, immortalisés à jamais. « Vous me manquez. » Un pleur roule sur tes joues et tu l'essuie rapidement. Tes doigts tremblants continuent de tourner les pages. Ton coeur se fissure un peu plus. Tu n'as que dix-neuf ans et tu n'as plus tes parents. Ni ton frère. Un poids semble tomber sur ton ventre et l'écrase. Tu essuies tes joues remplies d'eau salée. Tu te rappelles encore de chaque sensation, de chaque secondes qui s'est écoulées au moment de l'accident. Malgré toi, les souvenirs envahissent ton esprit. Surtout ceux datant de ton réveil.

Dix-sept ans.

Ton corps est tiraillé par la douleur. Ta jambe te brûle. Tes côtes te font souffrir alors que tu peines à respirer. Ta bouche te semble sèche. Et, à tes côtés, une unique musique berce tes oreilles. Un bip assourdissant rythmant les palpitations de ton coeur. Tes paupières bougèrent légèrement alors qu'un gémissement franchissait tes lèvres. À mesure que tu reprenais conscience, tu sentais la douleur se diffuser dans ton corps. Tu la sens, cette souffrance, te clouer au lit d'hôpital. À part un interne, personne n'était présent. Ta tante n'avait pas jugé utile de venir. Tu irais chez elle, par tes propres moyens. Elle se fichait de toi. De ta vie. Elle n'aimait pas son frère, ton père. Vous ne la voyez jamais ton frère et toi. Alors que tes yeux s'ouvrent, tu refais face au monde. Seule. L'interne appela ton médecin et virevolta tout autour de toi. Tu gémis, alors que ton corps te lançait. Le professionnel entra dans ta chambre et tourna autour de ton corps douloureux. « Mademoiselle Avdeïev ? Est-ce que vous m'entendez ? » Tu pousses un gémissement, maigre réponse à l'interrogation du médecin. Mais cela prouve que tu es toujours en vie. Tu tentes de te redresser, mais une main se pose sur ton épaule, alors qu'un visage secoue négativement la tête au-dessus de toi. L'interne. Tu voudrais bondir et lui ordonner de te lâcher, mais tu souffres horriblement. Et puis, tes paupières sont tellement lourdes. Les spécialistes parlent et bougent, alors que tu te rendors.

**

Alors que tes yeux s'ouvrent une nouvelle fois sur le monde, tu soupires. Tes parents et ton frère ne sont toujours pas là. Et ils ne seront plus jamais là. Mais ça, tu ne le sais pas encore. Une silhouette féminine est à côté, attendant ton réveil. Ton palpitant s'emballe dans ta poitrine, espérant un miracle. Mais ton espoir n'est qu'éphémère. La silhouette est trop droite pour être ta mère. Trop jeune pour être celle qui t'as porté pendant neuf mois. Mais tu espères quand même. « Maman ? » « Je m'appelle Laurie, ma grande. Je suis une infirmière. Nous allons appeler ton médecin et prévenir ta tante de ... » « Non … elle … m'aime pas ... » Tu sens ton coeur se briser, alors que ton corps te fait mal. Terriblement mal. Tu pousses un gémissement et fermes tes yeux. Les larmes affluent au bord de tes paupières. L'infirmière appelle le médecin qui est en charge de ton dossier. Celui qui t'expliquera que tes parents et ton frère n'ont pas survécu à l'accident. Celui là même qui te dira que ta famille a été perdu à cause de ce chauffeur, qui va bien. Il te dira que tu a été la seule survivante à cet accident. Il te demandera si tu pratiques un sport et quand tu répondras que tu surfes depuis ton plus jeune âge, disant que tu dois être sur pied rapidement pour participer à tes premiers championnats, il secouera le visage de gauche à droite, te disant que ta carrière de surfeuse s'arrête maintenant et ici. Le spécialiste t'expliquera que ta jambe a été brisé dans l'accident. Que ton bassin a été déplacé et que tu devras suivre de la rééducation. Tu ne diras rien, hochant simplement la tête. Mais une fois la nuit tombée, une fois que les étoiles brilleront dans le ciel, quand tu seras toute seule dans la pénombre de ta chambre d'hôpital, tu pleureras.



Quand tes dix-huit ans sont arrivés, tu es partis. Tu as quitté ta Russie natale, t'arrachant à tout ce que tu avais toujours connu. New-York te semblait être la meilleure issue. La ville était grande, tu venais d'être acceptée dans une bonne fac, pour faire des études de langues. Ta tante ne voulait plus de toi, dès ta majorité. Tu n'as jamais compris la haine de celle pour toi. Tu n'as jamais compris pourquoi elle ne t'aimait pas, pourquoi elle voulait absolument te jeter de chez elle, dès qu'elle le pourrait légalement. Ton visage se pose contre la vitre du taxi, alors qu'un pleur roule sur ta joue. Dehors, c'est le ballet des voitures et des taxis jaunes. Tes yeux vides les fixent sans les regarder. Le ballet des voitures est incessants. New-York, « la ville qui ne dort jamais » te semble misérable sous les lumières de Times Square. Tu es toute seule, dans cette ville, et pour le restant de tes jours. La masse de gens pourra peut-être t'engloutir, toi et ta peine. Soudainement, tu demandes au taxi te t'arrêter là. Il râle, mais tu le supplies. Tu es oppressée dans la petite cabine. Tu ne te sens pas bien. La nausée te dort les boyaux. Le taxi jaune s'arrête en bord de route et tu sors, payant et remerciant le chauffeur pour la courses. Tes pieds foulent le trottoir encombré. Tes épaules en bousculent d'autres, mais tu ne regardes aucun visage. Tes larmes noient ta vue. Tu repenses à ces moments parfaits où tu étais sur ta planche, où rien ne te semblait impossible, ni insurmontable. Tu essaies de retrouver les sensations de cette époque où tout te souriait. Mais il ne te reste que des souvenirs fugaces, qui s'estompent peu à peu. Tu serais prête à tout, pour remonter sur une planche, et glisser sur l'eau. Poussant une porte au hasard, tu t'assois sur un tabouret, demandant un cocktail. Tu n'es assisse dans cette pièce assourdissante que depuis quelques minutes, quand un homme s'assoit à tes côtés. Tu ne détournes pas ton regard de ton verre, tournant la paille entre les glaçons, qui s'entrechoquent contre le verre. « Salut, toi. Qu'est-ce que tu fais ici ? » « Je … Je ne sais pas ... » « Tu ne sais pas ? » « Non ... » « C'est malheureux ... » Tu pousses un soupir et tourne ton regard vers lui. Tes yeux s'accrochent aux siens, et le monde semble tourner à nouveau normalement. La compression de ton coeur s'envole, comme par magie. Tu observes ses traits, les détaillant plus que ce que la convenance ne l'autorise, mais qu'importe. Tu déglutis, secouant tes longs cheveux bruns. Tu détournes le regard, te plongeant dans la contemplation du mur face à toi. Jusqu'à ce qu'il parle, à tes côtés. « T'as quel âge ? » « Dix-huit. » « Et t'es toute seule ? Ici, à New-York ? Sans ta famille ? » « C'est ça … » « T'as pas froid aux yeux, toi. » « Ma tante s'en fout. Elle voulait plus que je l'emmerde, alors que je suis partie. » « Belle comme t'es, je ferais attention si j'étais toi. » « Je sais me battre. » Un rire secoue son long corps, et un sourire fend tes lèvres. Tu portes ton verre aux tiennes, tournant ton regard vers le sien.

**

Ton corps se redresse. Ta respiration se fait moins haché et tu tournes ton regard sur les murs de la chambre. Tu ne reconnais rien. Tu ne reconnais pas l'endroit où tu es. La chambre où tu es ne ressemble pas à la tienne. Tu soupires, glissant tes doigts dans tes cheveux. Tes mains serrent le drap autour de ta poitrine, et tu étires ton corps douloureux. Depuis ton accident, tu n'as plus eu de courbatures. Ton nez se fronce. Ta bouche se tord et tu grimaces. Le corps à côté de toi bouge et tu détournes le regard vers la longue silhouette. Le dos de l'homme est dévoilé et tu prends peur. Les souvenirs de la dernière nuit s'acheminent dans ton esprit et tu sens les larmes monter à tes yeux. Cet homme, rencontré dans un bar new-yorkais, n'aurait jamais dû être à tes côtés cette nuit-là. Il n'aurait jamais dû être le premier à découvrir ton corps. Ce n'était qu'un inconnu. Ton corps se mouve lentement, pour empêcher de réveiller ton amant d'une nuit. Tu tires le drap, le gardant contre ton corps frêle. Récupérant tes vêtements le plus rapidement possible, tu t'effaces dans le jour naissant.

Tu as finis par le retrouver, cet homme. Celui qui a indirectement détruit ta vie. Celui qui t'as fais quitter ta Russie natale à dix-sept ans. Celui qui a ruiné ton avenir sportif. Lui. Il s'en est sortit vivant, il respire toujours. Alors que toi, tu vas fleurir trois tombes, dès que les occasions se présentent. Tu le hais. Tu ne veux qu'une chose, sa mort. Qu'il paie pour ce qu'il a fait. Qu'il souffre lui aussi. Tu veux que sa famille soit détruite, comme l'a été la tienne. Tu veux que la douleur les transperce de part et d'autre, quand ils apprendront sa mort. Comme toi. Tu as mis énormément de temps à le trouver. Énormément de temps à savoir qui il était, ce qu'il faisait. Était-il de Russie ? Ou d'ailleurs ? Tu espérais qu'ils viennent de chez toi. Parce que cela aurait été plus simple de le retrouver, et de l'anéantir. Assise dans une voiture de location, tu fermes les yeux. Tes mains reposent sur le volant, enserrant le caoutchouc entre tes doigts blancs. Un soupir las franchit tes lèvres et tu sens les larmes rouler sur tes joues. Ce n'est pas pour toi, mais pour eux. Pour ta stupide vengeance. Pour que tu puisses quitter ce pays, sans regret. Que tu saches que cet homme, cette ordure, est belle et bien mort. Tes yeux se rouvrent, remplis de détermination.

Les heures ont passé. Les forces de l'ordre ont trouvé le cadavre. Il était connu en Russie. Toi aussi. Mais, lui, était plus connu. Depuis cinq heures, tu étais garée devant le poste de police. Et tu attends. Tu attends que le courage vienne. Que la folie te gagne. Il a payé. Tu sais qu'ôter une vie, c'est mal. Mais, d'une certaine manière, tu as eu ta revanche en l'assassinant. En l'éliminant. Tes larmes roulent sur tes joues, alors que ton téléphone sonne. Reniflant, tu cherches l'appareil au fond de ton sac. Ton coeur se brise et tu hésites face à son prénom. « Pas maintenant, non ... » Tes doigts glissent sur le téléphone rouge, et tu raccroches, redirigeant l'appel vers ta messagerie. Tu éteins ton appareil et sors de ta voiture. Tu te recoiffes, sèches tes larmes et attrape ton sac. Tes pas te dirigent vers le poste de police, alors que la cadence de ton coeur s'accélère encore un peu plus. La nausée te tord les boyaux. La réalité s'insinue lentement dans ton esprit. Tu as tué un homme. De sang froid. Comme si, c'était normal. Comme si c'était ton métier. À part une grande horreur de ton humanité, tu n'en retires rien. Pas de satisfaction. Pas de paix. Juste quelques chose que tu n'identifies pas … La porte s'ouvre et quelques visages se tournent vers toi. Tu ne t'en occupes pas et t'avances vers un policier. « C'est moi ! Je l'ai tué ! C'est de ma faute ! Je l'ai tué ! Regardez dans ma voiture, j'ai l'arme ! Il y a mes empreintes dessus ! » Aucun nom mentionné, mais ils savent.

**

Des années sont passées. Et aujourd'hui, tu es dehors. Tu respires l'air frais. Tu regardes la grisaille russe. Même le ciel bouché fait revivre ton coeur. Mais, tu t'en fiches. Tu es dehors. Tu revois l'extérieur. Tu revois le monde. Tu revois la vie. Tu n'es plus derrière une grille, derrière des murs. Tu ne sens plus le soleil filtrer à travers des barreaux. Tu le sens lécher ta peau. Tu le sens réchauffer tes joues trop pâles. Tu te sens vivante.

Huit semaines sont passées. Et tu as réussis à quitter la Russie. À partir de chez toi. Définitivement. Ton coeur était enfin plus léger qu'avant. Il était mort. Il n'existait plus. Ton avion vole vers New-York. Tu as une dernière chose à faire. Une dernière personne à voir, et tu t'évanouiras dans la nature. Tu iras dans un petit village perdu, en Amérique. Tu le laisseras vivre sa vie. Tu le laisseras être heureux, sans toi.

Tu l'as rencontré « l'homme de ta vie ». Celui qui aurait dû te rendre heureuse. Celui qui aurait dû t'aimer chaque jour un peu plus. Mais l'amour, ce n'est pas ça. Votre amour n'est pas comme ça. Tu le hais en l'aimant de plus en plus chaque jours. Depuis ce fameux jour, tu l'as revu. Plusieurs fois. Tu n'as jamais réussis à l'oublier, comme il n'a jamais pu le faire. Mais ça, il ne l'avouera jamais. Il crie sur tout les toits que tu n'es « qu'une fille comme les autres ». Sauf qu'à leur différence, tu as su toucher son coeur. Toi et ta fragilité. Toi et ton histoire. Toi et ta solitude. Du jour au lendemain, tu as abandonné tes études. Tu as quitté New-York, sans regrets. Tu avais vingt ans, envie de changer d'air, de tourner la page. Envie de l'oublier et de ne plus recroiser son visage. Parce que même si tu vivais à New-York, tu arrivais à le croiser chaque jours. Comme s'il te poursuivait. Alors tu as fuis. Lâchement. Stupidement. Tu pensais qu'en partant, tu ne le verrais plus. Foutaise. Il te hantait chaque jours et chaque nuits. Son visage se dessinait derrière tes paupières closes. Ses mains glissaient sur ton corps. Sa voix murmurait à ton oreille. Même si vous étiez à des kilomètres l'un de l'autre. Même s'il était dans la grosse pomme, et que tu étais ici, à Seaside. Loin de vos souvenirs, de vos étreintes, de vos paroles échangées entre deux baisers enflammés. Il n'y a jamais eu de promesses, seulement des mots chuchotés. Il y a toujours eu de l'amour, jamais de mensonge. Tu te rappelles encore de la douleur que tu as ressentie, en étant obligé de te rendre dans la capitale financière. C'était un voyage organisé par l'université, avant que tu ne dérailles complètement, pour les jeunes « talents » de l'école de photographie. C'était un voyage, qui s'est fait quand tu avais vingt ans. C'était un voyage que tu as longtemps préparé, espérant du fond de ton âme le revoir. Encore une fois. Pendant deux ans, malgré que tu le haïsses de te faire ça, tu l'as suivi n'importe où. Il te demandait de venir, tu accourais. Tu le suppliais de te rejoindre, pour une nuit, il refusait. Tu lui as dis que c'était la dernière fois, qu'il ne te reverrait plus. Mais, le petit sourire qui étirait ses lèvres voulaient tout dire. Il ne te croyait pas. Et il avait raison. Tu étais incapable de l'ignorer, de l'effacer de ta mémoire, de ton coeur. Alors, tu l'as cherché et tu l'as vu. Lui. Elle. Heureux. Ils te crachaient leur bonheur à la figure. Tu ne la connaissais pas. Ensemble, vous ne parliez jamais de ça. Vous vous contentiez de consumer votre passion ensemble, et d'assouvir vos plus bas instincts. Ensemble, vous ne parliez pas de vos conquêtes passagères, et pour toi, il y en a eut. Pour lui aussi, probablement, mais tu ne le sais pas. Et tu ne le sauras jamais. Et là, ils étaient présents, souriants à des gens, se tenant côte à côte, son bras glissé autour de sa taille à elle. Ton coeur ne se brisa pas cette fois-ci. Ça non. Il fut complètement détruit. Il ne battait plus. Tu détournes les yeux, et t'apprêtes à sortir. Mais sa main te rattrape en enserre ton poignet. Tu fermes les yeux et t'apprêtes à te libérer, mais plus rapide, il te tire vers un coin isolé. « Bordel Eden ! Qu'est-ce que tu fous ici ? » « Lâche-moi ... » « Réponds moi, Stanislava, merde ! Qu'est-ce que tu fiches ici ? J'croyais que tu t'étais barrée ? » « Putain ! Mais tu crois que j'suis revenue pour toi ? » « T'arrêtes pas de faire ça, mon coeur. » « Dégage ! » Il met une mèche de tes cheveux derrière ton oreille. Tu te débats. Mais vos yeux s'accrochent et tu sais. Tu le suivrais jusqu'au bout du monde.

Juillet deux mille douze.

Ton regard posé sur le petit bâtonnet, tu n'en reviens pas. Deux trait bleu s'affichent sur le petit écran. Depuis dix ans d'un amour volcanique, c'est la première fois que tu tombes enceinte. La première fois que tout déraille. Tu sens des larmes rouler sur tes joues. Tu es amoureuse d'un homme, probablement marié à ce jour. Tu es amoureuse d'un homme qui trompe sa femme avec une autre femme de vingt-sept ans. Tu es amoureuse d'un idéal qui se moque de toi. Tu n'as pas finis tes études. Tu ne les as jamais continué, les arrêtant subitement, après ton emprisonnement. Tu n'as jamais réussis à revenir totalement dans la société. Tu te sens à part. Chaque soir, tu te dénudes devant des hommes. Chaque soir, tu les fais rêver pendant quelques minutes. Aucun n'a le droit de poser tes mains sur toi, de t'atteindre. Ton coeur et ton corps n'appartiennent qu'à une personne. « Il faut que tu viennes. Maintenant. J'ai besoin de toi. J'ai vraiment besoin de toi. On a fait une connerie … viens, pitié … » Tu poses tes mains sur ton ventre, raccrochant ton téléphone. Tu as besoin qu'il soit là. Parce qu'il est le père de cet enfant. Cet enfant qui grandit au creux de ton ventre. Votre enfant. Mais, bientôt, tu arrêteras tout ça. Ce n'est plus qu'une question de temps.