« On y va ou tu as encore besoin de deux trois heures ? » Emma me fixe d’un air amusé en jouant avec ses cheveux. Je ne vois que son reflet dans le miroir mais son visage semble figé dans une joie de vivre que rien ni personne ne pourrait lui ôter. Je ferme les yeux et repose la brosse dont je me sers depuis une demi-heure en soupirant légèrement. « J’ai terminé ». Elle roule des yeux et éclate de rire, enlaçant mes épaules avec tendresse. « Tu es pire qu’une fille Nate, tu sais ça ? » J’acquiesce et embrasse sa main puis me retourne, dirigeant mes mains sur ses hanches pour l’approcher de moi. « C’est pas de ma faute, je suis anxieux ». Elle colle ses lèvres au coin des miennes et se détache pour tourbillonner dans la salle de bain, faisant voler sa robe trop grande. La s’ouvre à la volée et le visage de ma mère apparaît. Elle nous tend sa montre sous les yeux et rouspète : « Les deux amoureux, vous allez être en retard ».Emma me montre du doigt et pousse un soupir léger : « C’est de sa faute ! » Je râle un peu et attrape ma veste en jean, embrassant ma mère au passage avant d’emprunter l’escalier qui me mène dans le hall, puis dehors, au volant de ma voiture.

Le couloir blanc me donne l’impression d’avoir atterrit en enfer. Du sang sur mes mains, sur mon t-shirt, absolument partout. Je ne me souviens même pas de ce qu’il s’est passé, tout ce que je sais c’est que j’attends, installé sur un siège qui me fait mal au dos, et que mon crâne me fait mourir de douleur. Je ne vois pas les gens, je ne les entends pas non plus, j’ai l’impression d’avoir débarqué dans un monde parallèle ou tout va moins vite. Soudain, une main se dépose sur mon épaule et je relève les yeux dans une espèce de ralenti non maitrisé. C’est ma mère. Qu’est-ce qu’elle fout là ? Et moi ? « Nathaniel, est-ce que tu comprends ce que je te dis ? » Elle s’agenouille en face de moi et serre ma main ; « Lève toi mon chéri un médecin va s’occuper de toi ». Je secoue la tête, pourquoi un médecin ? Je vais bien, c’est juste la chaise… Mais avant qu’on ne me laisse formuler mes pensées à voix haute, on m’entraine déjà dans une salle d’examen. Je ferme les yeux tandis qu’on m’allonge, et sombre dans une espèce de sommeil épais dont je ne garde aucun souvenir.

Le cercueil descend, lentement mais surement, dans le caveau réservé à cet effet. Madame Spelman est ici, les yeux couverts par ses énormes lunettes de soleil qui lui cachent la moitié du visage, son mari à son bras gauche. La dignité a quitté la foule au moment où nous sommes entrés dans l’église. Elle ne croyait pas en Dieu, mais se refusait à l’avouer à ses parents. Elle ne croyait en rien d’autre qu’aux choses pragmatiques et certaines de la vie. « Je ne crois que ce que je vois ! » lançait-elle souvent en riant. Je ferme les yeux pour ne pas avoir à supporter l’insupportable, et des flashs me reviennent. Les lumières d’un camion, le bruit des freins, le hurlement et le choc de la ferraille plissés. Les étincelles, le bruit sourd et les rebondissements de la voiture sur le bas côté. Je me souviens de tout, je me souviens de son corps broyé dans mes bras et de ses larmes pendant les quelques secondes de répit que lui a offert la mort. Je me souviens des moindres détails et je me sens une envie de vomir phénoménale. Je lâche ma mère qui me tenait fermement le bras et prends mes jambes à mon cou sans rien dire, courant entre les tombes pour aller vomir dans la décharge des fleurs. J’ôte ma veste de costume et essuie mon front d’un mouchoir blanc, prenant de grandes inspirations pour retrouver mes esprits.

« Ca fait trois mois maintenant, tu devrais au moins essayer de venir avec nous. » Je secoue la tête à la négative en ajoutant quelques lignes à ma dissertation. « J’ai pas envie de sortir, mais ça va ». Eli secoue la tête d’un air réprobateur et me prend le bras en me forçant à lâcher mes notes. « Nate, je comprends bien que c’est difficile. Je te demande pas de boire et de faire la fête toute la nuit, simplement, la vie continue pour toi. C’est ce qu’Emma aurait voulu, tu ne crois pas ? » Je la repousse et me lève en ramassant mes livres. « Tu ne sais rien de ce qu’elle aurait voulu. D’ailleurs, j’en sais rien moi non plus. Elle est morte ». Mes mots claquent dans l’air et je tourne les talons pour retrouver ma chambre.

Je suis dans un café où je ne risque de croiser personne. Tout, mais pas la froideur de ma chambre. Même si ma mère a proposé de m’en installer une ailleurs dans la maison, je ne me sens plus bien chez moi. Je voudrais partir et oublier tous les souvenirs que l’on a accumulés ici, mais c’est impossible. Je n’ai pas même les moyens. Je commande un shot, un de plus, que j’ingurgite directement sans me soucier de son goût atroce et du mal de crâne que j’ai déjà. Je distingue à peine les gens autour de moi, suffisamment cependant pour relever les yeux vers un grand type classe qui me fait face, la main posée sur le dossier de la chaise en face de moi. « Je peux m’asseoir ? » Je trouve ça étrange qu’il veuille s’installer là, surtout que le bar me semble vide. Mais je hoche la tête sans rien dire pour ne pas paraître mal élevé. « Merci ». Il s’assoit et demande deux verres au serveur, qui les rapporte rapidement. Il en pousse un vers moi et m’offre un sourire que je n’interprète pas. « Je m’appelle Ethan. Est-ce que tout va bien ? » Je ris un peu et hoche la tête, remerciant pour le verre en le prenant pour le boire.

Sa main glisse dans mon dos, et j’ai chaud. Trop chaud. J’ai l’impression que mes tripes vont exploser. La douleur est présente aussi, tellement présente qu’elle me donne envie de hurler. Pourtant, je ne bouge pas, allongé sur son lit, recouvert par les draps. Je tremble un peu sous ses caresses, lui essaye d’amener de la tendresse, mais ça ne change rien. Je suis paralysé par ce que je m’apprête à faire, parce que j’ai l’impression de trahir une promesse de fidélité dont Emma était dépositaire. Seulement quatre mois qu’elle est morte et me voilà éméché, dans le bras d’un type qui a au bas mot cinq ans de plus que moi, une alliance au doigt et qui a l’air de s’y connaître un peu trop. Sa main glisse sur mon torse et je l’arrête d’un geste maladroit. « S’il te plait ». Il me fixe et hoche la tête lentement, retirant sa main en signe de paix. Je lui offre mes lèvres un instant pour tenter de compenser, et me redresse. « Il faut que je rentre ».