J'ai jamais su m'occuper de moi. J'ai mis ma vie entre parenthèses pendant trop longtemps pour ça. Mais j'ai été heureuse. C'est le principal, n'est-ce pas ?

Les choses ont changé à présent. J'ai eu l'occasion de prendre soin de moi même, de me mettre en avant, de ne plus être transparente. J'aurais du me sentir libre, et pourtant je regrette ma vie d'avant.

Je me sens seule. Terriblement seule.

si les gens vivaient au jour le jour, ils seraient bien plus heureux.

parlez-leur de mon amour et parlez-leur de ma douleur et parlez-leur de mon espoir, qui est toujours vivant. car c'est tout ce que j'ai, tout ce que je suis et tout ce que je demande.

Avant, Blaze était un petit garçon comme les autres. Plein d'énergie, toujours souriant, et très poli. Il était admiré par toutes les mères, qui ne pouvaient s'empêcher de se dire que la vie serait plus facile si leurs propres enfants avaient le même comportement. Son visage d'ange et son air propre sur lui faisaient fondre tout les cœurs, et il n'avait aucun ennemi.

Mais ça, tout le monde l'a oublié à présent. Tout le monde sauf moi. Lorsqu'il a eu son accident, vers l'âge de ses dix sept ans, il a été chouchouté, réconforté, mais après quelques semaines, les gens se sont lassés de ce garçon qui bavait un peu trop et qui parlait par onomatopées. Je suis la seule à être restée. C'était mon grand frère, et il avait toujours été là pour moi. C'était maintenant mon tour de prendre soin de lui.

Un bel avenir lui avait été promis. D'excellentes notes au lycée, une carrure de gros dur qui lui permettait de briller au football américain, un comportement exemplaire, une capacité à s'exprimer en public sans ressentir la moindre gène et sans même buter sur un seul mot. L'enfant parfait. Autonome mais tout de même attaché à sa famille, protecteur envers ses proches sans l'être trop, gentil mais ne se laissant pas marcher sur les pieds. Dans la petite ville d'Arrowsic, tout le monde l'appréciait.

Mais cet avenir lui a été volé. Un ivrogne qui aurait mieux fait de rentrer chez lui à pieds. Voilà ce qui s'est passé. Et mon frère, mon cher et parfait frère est parti valser la tête la première contre un mur. Les médecins disent que c'est déjà un miracle qu'il s'en soit sorti.

Miracle ? Ce n'est pas comme ça que je qualifie une âme de gosse coincée dans un corps trop grand pour lui. Le choc lui a grillé le cerveau, j'en sais rien, mais toujours est il qu'il est incapable d’aligner deux phrases cohérentes. De lacer ses chaussures. De manger sans en foutre les trois quarts à côté.

Les gens le regardent comme un fou. Il y a cette lueur de pitié dans leur regard quand ils voient ce grand baraqué au sourire d'imbécile heureux collé sur le visage. Et cette lueur de pitié, je la vois comme du mépris. Mépris contre Blaze qui s'est simplement trouvé au mauvais endroit au mauvais moment et qui en a payé le prix.

Ils lui ont tous tourné le dos, mais moi je suis restée. Je lui ai tenu la main, j'ai passé mes journées de libre avec lui, je l'ai emmené en pique-nique, je lui ai fait voir du pays. J'étais convaincue que derrière ces yeux ahuris qui semblent de pas saisir la réalité, mon grand frère était toujours là. Alors j'ai tout fait pour rendre son existence un peu plus acceptable.

J'ai cessé de vivre pour moi même afin de n'exister que pour lui. Je me suis effacée tant est si bien qu'au yeux du pourtant très petit village d'Arrowsic, je n'avais plus de nom. J'étais juste "cette fille" qu'on voyait en permanence accroché au bras de ce grand balourd attardé de Blaze.

C'est simple. Entre mes quinze et vingt deux ans, je n'ai plus existé. Mais j'étais heureuse, et ça m'allait.

le chagrin a tout de l'invité beurré qui revient cent fois de suite pour une dernière embrassade avant de partir.

de toutes les émotions, la colère est la plus inutile. elle est destructrice pour l'esprit et douloureuse pour le cœur.

« Lennie serra les doigts, se cramponna aux cheveux. - Lâche-moi, cria-t-elle. Mais lâche-moi donc. Lennie était affolé. Son visage se contractait. Elle se mit à hurler et, de l'autre main, il lui couvrit la bouche et le nez. - Non, j'vous en prie, supplia-t-il. Oh, j'vous en prie, ne faites pas ça. George se fâcherait. Elle se débattait vigoureusement sous ses mains... - Oh, je vous en prie, ne faites pas ça, supplia-t-il. George va dire que j'ai encore fait quelque chose de mal. Il m'laissera pas soigner les lapins. » Je refermai le livre de Steinbeck avec des doigts tremblants, et le reposai sur ma table de chevet. Mes yeux piquaient trop pour que je puisse continuer à lire. Les larmes coulaient sur mes joues, brûlantes sur ma peau glacée. Un sanglot douloureux me traversa, et je me terrai encore plus profondément dans l'obscurité réconfortante de mes couvertures.

Je ne me lassais jamais de ce roman, Des souris et des hommes. Le lire était une torture, mais je ne pouvais m'empêcher de tourner les pages, encore et encore. Je retrouvai en Lennie mon frère, et ça me réconfortait. Un an qu'il était mort. Pour tous les habitants d'Arrowsic, c'était une bonne chose. Ils le voyaient comme un monstre.

Oui, Blaze avait tué une gosse de cinq ans, mais il n'était pas à blâmer. J'étais intimement persuadée qu'il n'avait pas voulu lui faire de mal. Pas une seule seconde. Un accident. Un désastreux accident.

Qui avait causé la mort de deux personnes. Celle de la petite fille, et celle de mon frère, tué d'une balle dans la tête par un père fou de désespoir lorsqu'il avait vu son petit ange, désarticulée et aussi immobile qu'une poupée de chiffon entre les bras de Blaze.

Et je m'étais retrouvée seule. Seule contre Arrowsic, qui semblait me détester d'avoir quitté mon frère pendant quelques heures. Seule contre ce monde hostile où je n'avais aucun ami. Seule.

Peu a peu une nouvelle routine s'est installée. Hôpital, maison, dodo. Je ne sortais pas, ne voyais personne. J'attendais que le temps passe, sans aucun but. Avant, j'avais quelqu'un pour qui vivre. Quelqu'un qui avait besoin de moi. Mais ce n'était plus le cas, et ma vie avait perdu toutes ses couleurs, me laissant dans un monde grisâtre et monotone.

Cassiopée

vingt-trois ans, amie d'enfance.

« Avant l'accident de son frère, Matt et moi on était super proches. Puis Blaze est devenu débile, et pour s'occuper de lui elle a arrêté le lycée et a commencé les cours par correspondance. Là, je l'ai presque plus revue. Pas seule du moins. Y'avait l'autre imbécile avec elle, en permanence. Pas un seul coup de fil, pas un seul mail... À croire que j'existais plus aux yeux de Matt. J'avoue que je l'ai très mal pris au début. Puis maintenant je m'en fou. C'est comme si je ne la connaissais plus.

Elle me fait pitié, quand même. Maintenant que son meurtrier de frère est mort elle est toute seule. Même son père a foutu le camp dès qu'elle a eu dix-huit ans. Je crois qu'il supportait pas de voir Blaze à la maison. Sa mère elle, elle est partie quand Matt avait trois ans. Alors elle a vraiment plus personne. Si elle avait mis son frère dans une institution spécialisée au lieu de s'accrocher à lui, sûrement qu'elle serait une fille normale aujourd'hui. Elle aurait des amis, peut être même un fiancé. Elle serait heureuse. Mais là, elle est juste pathétique.»

Jude

quarante six ans, meurtrier de Blaze

« Je regrette pas de l'avoir tué. Pas une seule seconde. J'ai été le seul a faire la connerie de faire confiance à un attardé mental. Vous voyez, quand il a eu son accident, tout le monde a commencé à l'éviter comme la peste. Son regard vide d'intelligence était dérangeant et désagréable. Mais j'l'ai quand même embauché pour repeindre la façade de ma maison. Je me suis dis qu'il fallait bien qu'il serve à quelque chose. Et sa soeur avait des fins de mois assez difficile il parait. Les soins médicaux de Blaze étaient plutôt élevés. Alors je lui ai offert un boulot grassement payé. Il avait juste a passer quelques putains de coups de pinceaux.

Ma gosse, elle jouait à côté, et je la laissais faire. Blaze était baraqué, mais je pensais pas qu'un imbécile était capable de tuer un petit bout de chou haut comme trois pommes. Et quand je suis arrivé pour dire à Blaze que sa sœur était venue le chercher, qu'il pouvait rentrer chez lui, et que j'ai vu ma petite chérie entre ses bras... je suis devenu fou. Fou de douleur. Si vous avez jamais perdu un enfant, vous pouvez même pas imaginer ce que ça fait.

J'ai pas réfléchi. J'suis allé chercher le flingue que je cachais dans un tiroir, au cas où. Et le coup et parti avant même que je ne réalise que j'avais une arme entre les mains.

J'ai pris pour trente ans de prison. Mais je regrette rien. »