Je n'ai pas peur de la mort, ou des ténèbres qui habitent les âmes. Je suis moi-même emplie d'une noirceur infinie.

Là, couchée sur le canapé de l'appartement dont j'arrive difficilement à payer le loyer, je repense à tout ça... quand ai-je commencé à ne plus être une « gentille fille » ? Quand l'amour de ma sœur n'a-t-il plus suffit à faire mon bonheur ? Est-ce lorsque maman est morte ? J'en doute... J'avais encaissé sa décision comme j'ai encaissé ma rupture avec Thalia : sans broncher. Ce n'est pas que ça ne me fait pas de la peine. J'ai bien vu la souffrance de ma grande sœur adorée, j'ai même cru la perdre pour de bon, un jour, alors qu'elle avait voulu en finir elle aussi... mais je suis froide, à l'intérieur.

Connaissez-vous la statue d'Athéna du musée d'Athènes ? Elle représente la déesse, fière et droite dans son armure, un bouclier dans une main, une sorte d'ange dans l'autre. La guerre d'un côté, la droiture de l'autre. C'est une copie romaine de cette déesse, ils avaient quasiment la même dans leur panthéon. Si je pense à tout ceci c'est parce que j'aimerais être comme Athéna, forte, solide... juste. Cette dernière qualité, je ne la possède pas. J'aime être une garce. C'est comme un poison dans mes veines, j'agis sans réfléchir, sans penser aux conséquences... Œdipe nous apprend qu'il ne sert à rien de lutter contre le destin. Peut-être que moi, je ne lutte simplement pas assez.

Mais mes pensées partent dans tous les sens, tout ceci manque d'ordre. Pourtant, je suis quelqu'un de très ordonné. Dans mon « vrai » métier, c'est une obligation. Je suis chercheuse en histoire ancienne, autant dire une sorte d'assistante qui trie dans les archives pour des plus hauts diplômés que moi. J'aime bien malgré tout, ça m'occupe, et puis, c'est pas plus mal que tous les petits boulots que j'ai fait avant de venir vivre ici : serveuse, danseuse en petites tenues, caissière dans un bouge infâme, j'ai même fait du pet-sitting, c'est dire ! Au moins, en travaillant dans mon domaine d'étude, je peux les poursuivre au passage. Généralement, j'étudie l'antiquité gréco-romaine, une sorte de clin d’œil à mon métissage, mais il m'arrive aussi de me pencher sur la littérature du Moyen-Âge, tout particulièrement tout ce qui concerne l'amour courtois. Il ne faut pas croire, je couche avec n'importe qui, mais au fond, je suis une midinette, en matière de littérature tout au moins.

Et puisqu'on parle de ma vie amoureuse, je me demande quand même ce qui m'a pris. J'ai couché avec le mari de ma sœur. C'était probablement ce que j'ai fait de plus stupide. On me dit souvent belle, intelligente, et comme une fleur je me nourris de la lumière de ces compliments. Je suis profondément égoïste, égocentrique, et j'assume parfaitement d'être une fille que tout le monde déteste. Pour autant, je n'avais pas envie de faire du mal à ma sœur. Je n'avais pas non plus envie qu'on se fâche toutes les deux... Ma relation avec Thalia, c'était tout ce qui comptait vraiment pour moi. Cependant, j'ai tout détruit. J'ai séduit Luka, facilement qui plus est. J'ai couché avec pendant que ma sœur, en toute confiance, nous avait laissé pour une mission humanitaire...

Lorsqu'elle est rentrée, elle nous a surpris en plein ébat. C'était la première fois que je me sentis mal à l'aise. Cela me passa aussi vite que ça m'est venu, elle m'a fichu dehors, nue, et je n'ai pas versé une larme. Je savais pourtant que c'était la fin de quelque chose, la fin de nos rires, de notre enfance à se soutenir... j'aurais pu repartir en Europe, cependant, j'avais trouvé du travail, celui que j'occupe désormais, et j'ai renoncé. En plus, si je fuis loin d'elle, c'est comme renoncer. Elle peut bien penser ce qu'elle veut, Luka n'était pas fait pour elle. Il est comme tous les autres, il saisit la première occasion venue pour son propre plaisir. Cela ne veut pas dire que je ne suis pas fautive, seulement qu'elle n'a pas perdu autant qu'elle croit.

Ce qui est amusant, c'est que je vis dans la même ville qu'elle. Le hasard ? Non. C'est le destin, la fatalité.

Je n'ai pas cherché à lui reparler, c'est encore trop tôt, seulement quelques mois sont passés. Je l'évite. J'essaie de me faire de nouvelles connaissances ici. Je peux être charmante quand je ne suis pas odieuse, et puis, les hommes sont généralement fascinés par mon regard azur et mes courbes... surtout mes courbes, ce ne sont que des animaux primaires ! Je vais me chercher quelqu'un pour me mettre en collocation, ce sera plus sympa avec une présence et j'aurais moins de mal à payer le loyer.

La vie continue... mais Thalia, ma chérie, je n'ai pas dit mon dernier mot.