❝I'm having an allergic reaction to the universe.❞
ARROWSIC - 1991Je ne me souviens pas de mon enfance, autant l’avouer. Je ne conserve que des bribes de souvenirs, que des morceaux de mon existence de petite fille blondinette. Tout ce que je sais avec exactitude, c’est que j’étais aimée.
En même temps, je trouve cela normal. Tout du moins, il ne faut pas être demeuré pour comprendre que j’étais un véritable symbole pour la famille Hepburn-Wilde : je suis née d’un remariage, alors que les deux parents avaient déjà eu des enfants chacun de leur côté, alors qu’ils savaient tout les deux que l’amour était quelque chose d’éphémère. Je représentais à moi seule cette union : j’étais ce bambin, attendu, accueillie après deux ans de cohabitation des deux familles (ou presque).
Je suis née en octobre 1991. Ma plus grande sœur, fille de ma mère, était alors âgée de huit ans ; mon frère, quant à lui, en avait tout juste quatre. Mon père avait également une petite fille, mais ne vivait pas à la maison. Cependant, Billie avait deux ans quand j’ai vu le jour. Cela peut paraître insignifiant, une succession de noms, de qualificatifs et d’âge. Cependant, chez les Hepburn-Wilde, cela veut dire beaucoup. Peut-être même trop.
***
Je crois dur comme fer que le titre de « princesse de la famille » m’a été attribué dès mon arrivée. J’ai toujours été traitée en tant que telle. Mon père s’adresse toujours à moi, encore aujourd’hui, avec ce petit nom qui me fait sourire ; ma mère, elle, a prit soin de moi comme la prunelle de ses yeux. Après tout, j’étais la petite dernière, celle qui avait besoin de toute son attention et qui réclamait sans cesse des câlins ou des biberons. En plus, elle était mère au foyer. Il a toujours été hors de question pour moi d’aller à la crèche comme tout le monde. J’ai été entourée de tout ce qu’on les bébés de grand chirurgien riche : maman à la maison, frères et sœurs modèles, jouets par milliers et défilés de mode particuliers dans mes bodies.
Si j’en crois les photos, les anecdotes et les souvenirs de mes parents, ma grande sœur m’a tout de suite prise dans ses bras en décrétant que j’étais son bébé
à elle. Depuis, elle a toujours été pour moi comme une deuxième mère : ses bras étaient là quand j’en avais besoin, elle me faisait la leçon quand je faisais une bêtise, était toujours prête à me rendre service sans lever un sourcil. Le dressing que je dévalisais, ce n’était pas celui de ma mère, mais le sien. Quand je voulais quelque chose, c’était à elle que je m’adressais. La personne vers qui je me tournais quand je tombais, ce n’était pas ma génitrice, mais ma grande sœur. Celle vers qui je me précipitait pour faire des câlins, c’était Haley. Ce lien, si fort, si intense, n’aurait pas pu se développer si elle n’avait pas été mon aînée de huit ans. Je suis arrivée pile dans la bonne phase de son enfance, celle où une petite fille veut être maman et avoir son foyer, rêve encore au prince charmant tout en cherchant à grandir plus vite que possible. Certes, nous nous sommes déjà disputées, mais sur des sujets si futiles que cela ne compte pas, à mes yeux. Cela ne peut pas compter. Dans tous les cas, Haley a toujours été derrière moi. Et depuis le début.
Avec Ethan, notre relation a été légèrement plus différente. Il n’était pas comme un deuxième père, mais plus comme une épaule. C’est toujours dans sa chambre que je finissais quand je faisais un cauchemar, c’est toujours vers lui que je me tournais quand j’avais peur d’une chose ou que j’étais triste. Il m’a tellement soutenu, m’a tellement encouragé que cette relation est devenue réciproque. Mon frère, c’est mon frère. Personne n’y touche. Quand il a mal, j’ai mal aussi. Quand il ne se sent pas bien, je me plie en quatre pour qu’il aille mieux, même si c’est à mes dépends. Quand il a eu son accident et qu’il a été obligé d’être opéré, qu’il est resté alité pendant des jours, j’ai tout fait pour qu’il retrouve le sourire, de n’importe quelle manière. Quand il s’est replongé dans les études, j’ai été celle qui lui a fait récité, encore et encore, ses cours pour qu’il les sache (et autant préciser que je les savais avant lui). J’ai été celle qui l’aidait, aussi, même si j’avais toujours ce statut de benjamine.
Ma famille, je ne l’aurais changé pour rien au monde. A Arrowsic, les Hepburn-Wilde était connu pour être une famille recomposée unie… Et jamais, au grand jamais, la maison n’a été calme pendant mon enfance. Tous les trois, nous avons été les enfants les plus hyperactifs du monde. Ou presque.
Dans tous les cas, je n’ai jamais eu l’impression que Haley et Ethan étaient les enfants de ma mère, et seulement ma mère. Mon père les a tout de suite considérés comme les siens si ce qu’on m’a rapporté est vrai. Billie a été une autre affaire… Après tout, une belle-mère, ce n’est pas toujours facile.
L’arrivée de Billie n’a fait que renforcer notre fratrie. Nous sommes devenues complices, après les semaines. Je me souviens encore de quand elle est arrivée, ses valises derrière elle, son allure. Je l’ai toujours trouvé magnifique, même lorsque je ne la voyais que pendant quelques heures quand elle venait de temps en temps chez son père (qui est aussi le mien). J’ai toujours envié son visage, ses cheveux, sa démarche. J’avais quinze ans, et j’ai vite vu mon modèle en elle, ce qu’Haley n’avait pas pu m’offrir avec notre écart d’âge. Puis au fil des mois, les tensions ont disparu. Je lui ai piqué un vêtement. Elle en a fait de même. Nous avons regardé un film ensemble, critiqué l’actrice et craqué sur le héro. Nous avons fait les boutiques ensemble et acheté des fringues pour nous deux. Je suis plus grande qu’elle, mais je n’en ai strictement rien à faire. Elle se dit grosse, mais je la contredis. Elle me trouve adorable, je lui rétorque à chaque fois que je suis plus comparable à un monstre qu’une poupée. Nous sommes capables de passer des après midi à dévorer des pots de glace sous un parasol en discutant garçons, shopping, voyages. Avec son arrivée, j’ai eu une grande sœur. Une amie. Une complice. Une sœur avec qui m’engueuler comme toutes les autres, avec qui tout partager.
Puis nous sommes partis d’Arrowsic. Je ne sais pas réellement si c’était celle ville qui nous maintenait tous ensemble, mais plus rien n’a jamais été pareil après cela.
ARROWSIC - 2003Je fronçai les sourcils, puis m’avançai sur la pointe des pieds dans la chambre de Haley. Si j’étais vue, j’étais morte. Je n’avais plus qu’à prier pour que notre chat ne me dénonce pas.
Mission du jour : réussir à emprunter le vernis à ongle rouge sang de ma grande sœur sans me faire repérer pour en mettre et le remettre à sa place en douce. Tant pis des conséquences, de toutes manières Haley ne pourrait plus rien me faire vu qu’il serait déjà sur mes ongles !
Mon intelligence me tuera un jour.
Je me glissai lentement dans la pièce, veillant à ne pas faire de bruit en refermant la porte derrière moi. Tout doucement, je me dirigeai vers la boîte à maquillage de mon aînée pour relever le couvercle. Mes battements de cœur m’engourdissaient presque l’esprit – si Haley me trouvait, j’étais littéralement morte. Combien de fois m’avait-elle dit de ne pas fouiller dans ses affaires quand elle n’était pas là ? Au moins une bonne centaine, surtout quand ça concernait son maquillage – et ma vue était presque trouble. Cependant, quand mon regard se posa sur les merveilles que ma grande sœur conservait, mon malaise se dissipa aussitôt ; comment pouvait-elle stocker autant de produits sans jamais me donner ne serait-ce qu’une poussière de son fard à joue ? Comment osait-elle se plaindre de ne pas avoir assez de choses pour se donner une bonne raison de continuer à acheter sans me refiler les vieilles choses comme elle le faisait avec ses immondes pulls bleus ? Certes je n’avais que douze ans mais cela ne voulait pas dire que je n’aimais pas m’amuser à mettre du fard à paupières ! Haley me maternais trop. Moi aussi je voulais être grande.
Je plongeai ma main dans la boîte à tâtons, puis touchai ce qui ressemblait à des petits pots de vernis à ongle. J’en remontai un, et ainsi de suite, jusqu’à ce que je tombe sur la bonne couleur.
Et il me fallut quand même huit essais.
Je suis sûre que quelque part ma bonne étoile avait fini par m’abonner.
Huitième essais ! C’était un score presque minable pour une fouineuse professionnelle comme moi. Je me retournai, et m'en allai sur la pointe des pieds.
***
«
QUIIIIIIIIIIIIIINN ! »
Ah, je crois que Haley m’appelle. C’est dommage, j’ai pas encore eu le temps de finir d’écrire mon testament. Amen.
***
Histoire. Je relevai la tête en l’air, stylo toujours vissé dans ma main gauche qui était en train de prendre le cours écrit au tableau sans que j’ai mon mot à dire (j’ai tellement d’autorité que même mes membres n’ont pas besoin de moi pour leur donner des ordres, c’est déprimant). Je repensai aux derniers évènements, puis mes yeux se posèrent sur mes ongles rouges, et j’eus un sourire.
J’avais gagné la bataille ! Ou presque. Disons que Haley m’avait fait la morale (encore), que maman lui avait demandé de ne pas prendre son rôle de mère (fatelement), et m’avait elle-même fait la morale à son tour (normal) avant que mon père et Ethan viennent voler à mon secours pour me sortir des griffes de dragon de la maitresse de la maison (mes sauveurs). Au final, cela s’était conclu comme chaque pseudo-drame de la maison : on s’était mis à table, et on avait raconté notre journée en oubliant l’incident. Bon, certes, je ne me sentais pas super fière non plus en face de mes haricots, mais j’avais au moins le mérite d’être de plus en plus habile concernant mes opérations mon-premier-fournisseur-officiel-est-Haley-et-je-le-vaux-bien-wink-wink. En même temps, à défaut d’avoir une autre sœur à la maison, je ne pouvais qu’aller piquer dans son armoire. C’était la triste fatalité. «
Et c’est ainsi que Christophe Colomb découvrit… » Je revins brusquement sur terre, et me redressai sur ma chaise. Le retour à la réalité était dur – comme se prendre un mur à deux cents kilomètres heures, genre. Autour de moi, tous les élèves de ma classe semblaient dans le même état de transe que celui où j’avais été il y avait à peine trente secondes, et je soupirai, griffonnant sur mon cahier en attendant des informations que je ne connaissais pas déjà.
J’avais beau avoir sauté deux classes, je m’ennuyais toujours autant en cours. Je retenais tout ce que je pouvais bien entendre, même si je ne cherchais pas à le faire. les cours qu’Ethan pouvait apprendre à voix haute entraient dans mon cerveau sans plus jamais en sortir. Toutes les émissions médicales que mon père regardait implantaient dans mon esprit des informations inutiles, mais impossibles de m’en défaire. Pareil pour tout ce que ma mère pouvait dire à table en parlant avec Haley… Ma mémoire était une véritable éponge, au point que je connaissais plus de choses que l’intégralité des élèves de mon niveau. Il y a quelques années, on avait même proposé à mes parents de me mettre dans une école spécialisée, mais ils avaient refusé directement. D’après eux, il fallait que je reste dans le même univers que les autres, et qu’il ne fallait pas me brusquer : déjà que j’étais entourée de plus âgés que moi, il ne fallait surtout pas en rajouter en me forçant à vieillir trop vite. Trop tard. Le mal était déjà fait depuis longtemps. «
Qui peut me donner les dates de Christophe Colomb ? » «
1451-1506. » répondis-je sans y réfléchir à deux fois. Ma professeur d’histoire me lança un immense sourire, tandis qu’autour de moi je pouvais entendre des
« Encore cette satanée Encyclopédie vivante de Hepburn-Wilde ! » exploser de toutes parts.
ARROWSIC - 2008 «
Il est où le Dvd ? »
«
Quinn fait gaffe c’est mon… Ouille ! »
«
Quelqu’un est allé récupérer le pop-corn ? »
«
Sur ta droite, Haley. »
«
Qui a choisi salé ? J’avais demandé qu’on prenne du sucré pour une fois ! »
«
OU EST CE PUTAIN DE DVD ? »
«
VOUS ALLEZ BIENTÔT ARRÊTER D’HURLER ? Vous allez réveiller Peter ! »
Hurlement de bébé, jurons d’une voix grave et bruit de pas trainant à l’étage témoignant qu’Ethan se précipitait dans les couloirs pour s’occuper de notre petit frère.
Bienvenue dans une soirée DVD chez les Hepburn-Wilde, quand les parents ont décidé de nous laisser la maison pour une soirée. Autant tout de suite avouer que nous avons pris possession de la télévision avec Haley et Billie, et qu’Ethan a eu beau protester jusqu’à ne plus en avoir de voix, nous avons choisi de mettre Mean Girls pour une soirée fille jusqu’au bout des ongles. Nous nous y étions mises à trois pour tout préparer – pop corn, boîtes de mouchoirs, même atelier french manucure pour les passages un peu longs du film – et nous avions couché Peter, le petit dernier de la bande, tout juste âgé de quelques mois. Nos parents avaient été clairs : nous étions dans l’obligation de s’occuper de lui le temps qu’ils sortent ce soir.
Oui, les parents font encore la loi alors que nous sommes âgés respectivement de dix-sept, dix-neuf, vingt-et-un et vingt-cinq ans. Oh, bien entendu, nous aurions pu penser qu’à nous quatre cela aurait été une affaire des plus faciles vu nos âges et notre prétendue maturité, cependant, nos instincts de gamins avaient bien vite repris le dessus et nous nous étions débrouillés pour nous « débarrasser » du petit frère le plus vite possible : pas qu’il soit méchant ou quoi, bien au contraire nous l’adorions, mais un nourrisson est nuisible pour une soirée Mean Girls. C’est bien connu. Nous l’avions couché dans l’espoir qu’il dorme paisiblement le temps que les vieux reviennent.
En vain.
«
T’as besoin d’aide Ethan ? » demanda Haley depuis le canapé. Un grognement nous fit comprendre qu’il se débrouillait très bien. Tout du moins, c’est comme cela que j’ai voulu l’interpréter. Une vague de remords s’empara de moi, repensant à l'accident d'Ethan qui s'était déroulé il y a un an, mais le pop-corn me ramena très vite à la réalité.
Mettant la main sur le DVD, je le mis dans le lecteur et rejoignis mes sœurs sur le canapé.
Cela faisait maintenant deux ans que Billie était arrivée. Le temps d’adaptation a été dur, mais maintenant elle est aussi à l’aise que possible. Je crois qu’il ne nous a même fallu que quelques mois pour en venir à partager nos vêtements, notre maquillage, et nous lancer dans de grandes discussions enflammées en véritable complice. Dans la maison, elle était la seule à avoir presque le même âge que moi, et à ses yeux, je n’étais pas la petite princesse, mais Quinn. Cela changeait un peu.
Je m’enfonçai dans le canapé devant les premières minutes du film, et Ethan fit son entrée, nous faisant toute nous décaler pour qu’il puisse avoir une place. Il avait clairement décrété quelques minutes plus tôt qu’il ne regarderait pas avec nous, mais je m’abstins de tout commentaire, lui lançant juste un sourire sincère et tendre avant de reporter mon attention sur le film. Je l’avais vu une bonne dizaine de fois – en même temps, avec Haley et Billie pour sœurs, cela n’aurait pas pu se dérouler autrement – mais je l’adorais toujours autant.
Je soupirai paisiblement. C’était l’été. Je portai un débardeur et un short de Billie tellement il faisait chaud. Nous étions tous en vacances, profitant de ces semaines de repos avant de reprendre les cours.
Moi ? J’avais eu mon diplôme de fin d’année l’année dernière, à quinze ans, alors que j’allais fêter mes seize en octobre. Première de ma promotion, compliments du jury, plusieurs offres de bourses, j’en passe. Je suis entrée à l'université en même temps qu'Ethan, quand il a décidé de reprendre ses études à vingt ans. Tous les professeurs m’avaient promis un grand avenir en tant que chirurgienne, comme mon père, ou comme juge, ou un métier couvert de mérite et de gloire. Et je me suis lancée dans des études pour être institutrice.
Autant dire que j’ai eu le droit aux ragots d’Arrowsic pendant des semaines.
***
«
Tu es sûre de toi ma chérie ? » Je regardai ma mère sans comprendre, puis mis dans son caddy le lait qu’elle m’avait demandé de prendre. D’un geste vif, je rayai de la liste l’aliment. Peut-être qu’elle protestait pour mon choix de la marque, j’en savais rien. De toute manière, elle avait toujours quelque chose à redire.
J’avais toujours eu horreur de faire les courses avec elle, et cela n’allait pas en s’arrangeant. Cependant, comme j’étais la plus petite (enfin, sans compter Peter, mais lui ne pouvait pas encore servir d’esclave à madame Hepburn-Wilde) et que mon frère et mes sœurs avaient tous eu le temps de trouver de magnifiques excuses pour ne plus venir, j’avais été contrainte d’y aller. Sincèrement, j’adorais ma mère plus que tous, mais qu’est ce qu’elle pouvait être chiante dans un magasin… J’essayais de mettre ça sur le compte des hormones qu’elle n’avait pas encore eu le temps d’évacuer (après quatre mois) mais mon fort intérieur savait pertinemment que ce n’était pas que ça le problème. «
Sûre à propos de ? » dis-je d’une voix détachée. Je balayai dans mon esprit toutes les possibilités de réponses de ma mère. Je ne lui avais pas dit que j’étais sur le point de me marier (pour ça faudrait que j’arrête d’aller à droite à gauche), ni même que j’étais enceinte (la pilule, chère meilleure amie) et je n’avais pas pris de décision importante depuis quelques bons mois. Rien ne l’excusait pour avoir émis une question pareille. «
Ton futur. » Je restai quelques instants les sourcils froncés, puis je mis un veritable sens sous ses mots. Bordel voilà qu’elle remettait ça sur le tapis ! Je poussai avec plus de vigueur que nécessaire le caddy, et elle fût obligée de presser le pas pour me suivre. «
Vous allez jamais me lâcher, hein ? » demandai-je en soupirant, tout en fourrant dans nos achats des bouteilles d’eau et des briques de jus d’orange, tout en continuant mon chemin sans faire attention à si ma mère me suivait ou non. «
On s’inquiète avec ton père… » «
Faîtes-moi confiance. » C’était visiblement trop demandé. Je soupirai une nouvelle fois tout en continuant mon périple dans le supermarché. «
Vous n’avez rien dit à Haley et Ethan pour leurs choix d’études supérieures. Ethan qui fait du basket et qui reprend tout après son accident. Surtout qu’Haley s’est orientée en Art ! Et Billie alors, qui a changé de cursus en plein milieu ? Vous n’avez pas protester une seule fois ! » «
Mais toi, c’est différent ma chérie. » Apparemment, mon talent à savoir énoncer toutes les thèses de Keynes ou d’autres choses encore plus inutiles serait une preuve suffisante pour me donner un traitement différent de celui des autres. Reçu cinq sur cinq.
Voyant que je n’étais pas d’humeur à m’engager sur ce sujet là, ma mère jeta l’éponge et m’entraina au rayon gâteaux.
A la réflexion, oui, j’étais une personne marginale. Cela ne voulait pas dire que j’étais un animal à exposer dans un zoo ; j’avais eu une adolescence à peu près normale, des crises justifiées pour mon âge et mon passage de l’enfance à l’âge adulte. J’avais été de mauvaise humeur, avait contredit tout le monde pour un rien (même si la plupart du temps il s’était avéré que j’avais eu raison), mais tous mes frères et sœurs étaient passés par là. Cependant, je suis restée cette même jeune fille souriante et heureuse de vivre : mon père s’est demandé un bon nombre de fois comment m’enlever les piles… J’ai continué à être une fille brillante en cours, à avoir des amis comme toute adolescente normale. J’ai bu, couché, fait toutes ces choses que les jeunes font. La seule chose que je n’ai jamais réussi à admettre, c’est l’amour. Une faille dans mon cerveau si étendu que parfois je m’y perds.
La seule chose que mes parents trouvent à me reprocher c’est de gâcher mes capacités en voulant devenir institutrice. Il aurait pu me sermonner pour voyager de lits en lits, avoir des rapports avec mon meilleur ami quand je m'ennuie, et bien non ! Ce sont mes études d'institutrice qui les désespèrent. Ce n’est pas de ma faute ! J’aime tellement partager mes connaissances que je n’ai jamais trouvé d’autres voies. Billie l’a même sorti un jour à table, deux semaines après avoir emménagé chez nous. («
Quinn devrait faire prof. C’est limite gravé sur son front. »).
Le destin. Je ne peux pas lutter contre. Mes parents ne semblent pas encore l’avoir compris.
***
«
Ethan ? »
«
Huum ? »
«
Pourquoi tu te fous de ma gueule à chaque fois que je dis quelque chose ? »
«
T’es drôle, Quinn. »
«
Tout ce que je dis est soit drôle, soit adorable ! Touuuut ! »
«
Allez, Quinny. Tais-toi et passe moi le beurre. »
ARROWSIC - 2014 «
Maîtreeesse, Gabriel me tire les cheveeeux ! »
«
Gabriel, laisse les cheveux d’Alice tranquilles. » soupirai-je en m’avançant vers les deux enfants, afin de les séparer une fois de plus.
C’était bien une des seules choses que je n’arriverais jamais à comprendre (ni même à accepter) dans mon métier d’enseignante en école primaire. C’était pour dire.
J’avais acquiescé sans sourciller quand un de mes petits s’était postés devant moi avec le visage barbouillé d’encre suite à je ne sais quelle mésaventure, je ne m’inquiétais plus quand je les entendais inventer des histoires sans aucun sens dans la cours de récréation et je ne faisais même aucune remarque quand la petite Kaitlin se mettait à pleurer en plein milieu de la classe sans raison apparente – après tout, j’étais aussi étrange qu’eux, voire même pire. Cependant, il y avait bien un fait qui me choquait bien plus que les autres.
Les hommes ne savent pas courtiser les femmes dès leur naissance.
Adieux beaux souvenirs de la maternelle que je conservais soigneusement à propos de mes amoureux adorablement gentils et tout en bouquets de pâquerettes. Les petits garçons sont aussi abominables que leur version définitive (à comprendre, la version adulte). Qui a bien pu leur dire que pour gagner le cœur d’une fillette il fallait passer par leurs cheveux en les tirant ou bien en leur coupant ? Je ne suis pas du genre à critiquer mère Nature, mais elle a dû louper une étape dans le processus, comme fournir des neurones « gentleman » aux bébés mâles de notre siècle, ou même de notre espèce tant qu’on y est.
Dans tous les cas, Gabriel devait énormément aimer Alice. C’était la troisième fois de la journée qu’il s’attaquait à elle de manière de plus en plus inventive (il fallait l’admettre). Si ce n’était pas un signe de futur mariage dans la cours de récréation ça… «
Gabriel, tu vas changer de place avec Hazel. » dis-je en observant la classe en fronçant les sourcils. Je lançai un petit sourire à la pauvre petite que j’obligeais à changer de place, puis attendit patiemment que les deux retirent toutes leurs affaires de leur case respective. Portant les affaires de Gabriel jusqu’à la table d’Hazel, celui-ci me suivit la tête baissée, conscient qu’il aurait des ennuis à la fin du cours, malgré mon calme apparent et mon sourire vissé sur les lèvres. Il le savait.
Ah ça ! Mère Nature donnait un sens de pressentiment des ennuis aux hommes sans pour autant les doter d’un instinct de survie auprès des femmes. Triste fatalité.
Une fois les affaires de Gabriel posées sur sa nouvelle table, je pris celles d’Hazel pour l’accompagner à côté d’Alice, tandis que le petit bonhomme s’installait à sa nouvelle place. Les deux jeunes filles à côté, cela devrait le faire. Gabriel et son nouveau voisin, cela serait une autre histoire, mais j’avais encore toute l’après midi pour régler cet insignifiant problème (ou presque). «
Bien, on peut reprendre notre leçon de mathématiques ? » demandai-je avec entrain.
Une armée d’yeux d’enfants de huit ans s’arrêtèrent sur moi, et je repris le cours. Mine de rien, j’adorais ça.
***
«
Quinn, passe-moi le saladier s’il te plait. » Je relevai mon attention vers ma sœur Billie – pardon ! Demi-sœur. Je ne m’y ferais jamais – et lui donnai ce qu’elle voulait en l’espace de dix secondes. Celle-ci me remercia, se servit, puis se mit à manger.
Diner de famille chez les Hepburn-Wilde. Dit comme ça, cela ressemblait à un de ces repas longs et ennuyeux, où les vieux accaparent l’ensemble de la conversation et les jeunes font de leur mieux pour rester éveillés. Chez nous, c’est un tout autre tableau : nous avons papa et maman, figure idyllique d’une réussite parfaite d’un second mariage, Haley, aînée du haut de ses trente ans avec son fiancé qu’elle balade comme un sac à main à longueur de journée (ou presque), Ethan, toujours aussi Ethan à défaut de trouver un autre adjectif adapté pour désigner mon protecteur de grand frère, Billie, fidèle à elle-même et habillée d’une manière si sublime que j’en suis jalouse jusqu’à la pointe de mes cheveux, et enfin Peter, le petit dernier, qui lance des paroles intelligibles pour l’ensemble de la tablée de temps à autre.
A la réflexion, il faudrait vraiment faire un film de notre vie de famille. Deux adultes, cinq enfants et un membre qui se rattachera bientôt aux Hepburn-Wilde par mariage. La vie n’est pas calme, non, même si nous sommes beaucoup plus âgés maintenant. Et autant dire qu’à Arrowsic, nous conservons notre popularité…
Je pris mon verre entre mes doigts et le portai à mes lèvres. Jus d’orange. Aussi étrange que cela puisse paraître, même si j’ai les vingt-deux ans bien dépassés, personne – je dis bien personne – ne me laisse boire du vin comme tout le monde. Le statut de
petite sœur est gravée jusque dans nos habitudes alimentaires. Je suis persuadée que même à cinquante ans, mes frangins refuseront catégoriquement de me faire boire.
Pourtant ils sont tous forcés d’admettre que je suis
grande. Je suis quand même institutrice pour la seconde année scolaire, après avoir passé les quatre ans d’études nécessaires après mon diplôme de fin de lycée, je suis indépendante. Du moins, presque. Je vivais encore parmi eux pour la forme.
J’avais fini par me faire à Arrowsic.
Et, deux semaines plus tard, nos parents nous annoncèrent qu’ils s’en allaient. Qu’ils s’en allaient à cause de cet immense projet d’aéroport. Qu’ils s’en allaient et qu’on pouvait les suivre, si on le voulait.
C’est ce que je fis et je me retrouvai à suivre un programme de Sciences Politiques avancées à Brown pour finalement leur dire de tous aller se faire foutre neuf mois plus tard.
ARROWSIC - 2015 Je suis née à Arrowsic, j’ai vécu à Arrowsic. Auparavant, me dire que j’allais sans doute y mourir me remplissait d’horreur. Mais après une année loin de cette ville, je me suis rendue compte que j’aimais ce bled.
Finalement, à tout bien y réfléchir, je voulais bien y mourir.
Je suis revenue en plein mois de juillet, sur un coup de tête, sans ma famille. Je les ai laissés éparpillés aux quatre coins des Etats-Unis et je me suis installée dans un petit appartement sur une rue que je connaissais déjà comme ma poche. J’ai repris mon existence. J’ai remarqué les différences. Les rues désertes. Les visages manquants. Mais je n’ai pas plus repartir.
Je suis née à Arrowsic, j’ai vécu à Arrowsic, je mourrais à Arrowsic.