❝ I tried and I tried, to run and hide, I even tried to run away, Ya just can't run from the funnel of love, It's gonna get ya someday. ❞
La porte du placard claqua et Helena releva la tête de son bouquin. Anna Karenine. Elle l'avait lu tant de fois que sa tranche était toute abîmée, les pages conservaient les traces de ses doigts -pas toujours propres- et quelques notes écrites à la va-vite dans la marge. Elle se souvenait d'une fille à la fac, dont le nom ne lui revenait pas, qui s'était insurgée de la voir traiter aussi mal ses livres. Comment veux-tu qu'ils vivent pour de bon, sinon ? Avait-elle susurré en retour. Le soupir de sa mère la fit froncer les sourcils. « Quoi ? » Lila Daniels s'agitait dans tous les sens, fourrant le dernier paquet de gâteaux secs dans son sac et son thermos de café. « Il n'y a plus rien. Ton père devait aller faire les courses hier, mais ton frère et lui sont allés faire du vélo et quand il est revenu il était trop tard. Du vélo ! » Elle roula des yeux, exaspérée, à des kilomètres de comprendre cette nouvelle lubie qui unissait son mari et son cadet. Helena accueillit la remarque avec un rire, referma le roman, en glissant l'étiquette de son sachet de thé en guise de marque page. « Je peux y aller si tu veux, je n'ai rien à faire. » Lila poussa une exclamation, embrassa son front. « Tu serais un ange chérie. » Elle fouilla un instant dans son sac à main, posa du liquide sur la table, avant de l'observer, un demi-sourire au coin des lèvres. « Tu pourras me rejoindre en fin de journée si tu veux, m'aider pour ranger quelques bricoles que je dois recevoir. » Hochement de tête approbateur, tandis que le thé lui brûle la langue jusqu'à lui faire venir les larmes aux yeux. « Tu as revu quelques amis, depuis ton retour ? » La question jaillit sans préavis, la prit par surprise. Ses joues s'embrasèrent. Elle savait très bien où sa mère voulait en venir lorsqu'elle parlait de ses amis. « Pourquoi tu me demandes ça ? Oui j'ai vu... » « Comme ça. J'ai croisé Rudy Gavennham il y a quelques semaines. » « Mh ? » Fit-elle pour toute réponse, détournant les yeux. Elle sauta de son tabouret et rangea sa tasse dans l'évier, trouvant une bonne excuse pour tourner le dos à sa mère, cachant sa surprise de se voir parler de Rudy. Tu vas être en retard maman, fut-elle tentée de lui dire. Mais devant l'absence de réaction de sa fille, Lila finit par s'exclamer que l'heure tournait et qu'il était temps qu'elle parte. « A ce soir Lena. » Et la porte d'entrée claqua.
Helena demeura un instant dans la cuisine, le regard perdu sur l'extérieur, le ventre un peu retourné. Sa mère avait toujours adoré Rudy. A tel point que c'en était devenu agaçant sur la fin, lorsqu'elle tentait de prendre sa défense quand sa propre fille laissait éclater sa colère auprès d'elle ; dans ces instants là, Lena croyait que les yeux allaient lui sortir de la tête. Sa mère pouvait bien lui trouver toutes les excuses du monde, ce n'était pas ça qu'elle voulait, elle avait besoin d'une oreille, d'un soutient. Pas d'un fervent défenseur en matière des droits de Rudy Gavennham, nom d'un chien. A la réflexion, ça ne l'étonnait pas vraiment qu'elle cherche à savoir s'ils s'étaient revus. Elle ne s'y était pas préparée, voilà. Helena chassa les mauvais souvenir dans un coin de sa tête et se prépara pour aller au supermarché du coin. Elle fourra les billets dans sa poche, vissa ses écouteurs à ses oreilles et sortit dans l'air glacial, regrettant de ne pas avoir de gants. Elle avait hésité un instant à remettre ce bonnet péruvien, puis avait renoncé en songeant aux habitudes vestimentaires du coin, son sens de la mode toujours présent pour la rappeler à l'ordre à la moindre dérive.
It's such a crazy, crazy feeling, I get weak in the knees, my poor old head is a reelin', as I go deep into the funnel of love, chantait Wanda Jackson à fond dans ses oreilles, occultant le bruit de fond que produisaient les réfrigérateurs devant lesquels elle se trouvait, son regard courant d'un yaourt à l'autre sans trop savoir ce qu'elle devait prendre. Elle n'avait pas du tout pensé à demander une liste à sa mère, cette dernière supposant qu'elle saurait s'en sortir sans, probablement ; seulement les habitudes de la maison étaient bien loin derrière elle. Helena s'appropriait chaque jour un peu mieux son retour à la « normale » mais conservait quelques lacunes. Elle opta pour les yaourts les plus basiques qu'elle puisse trouver et s'engagea dans un rayon où la température était moins réfrigérante. Après ces longs mois dans des endroits où il faisait tellement chaud que toutes les douches froides du monde ne parvenaient pas à vous raviver, subir l'hiver du Maine était plutôt rude. Devant le rayon des sucreries, elle fut tout de suite plus inspirée et prit des paquets de gâteaux sous emballages individuels pour sa mère et entama avant même de passer à la caisse un sachet de bonbons, les yeux balayant paresseusement les rayonnages, dodelinant un peu de la tête quand le lecteur passa à la chanson suivante. Jusqu'à ce que son regard tombe sur personne d'autre que Rudy. Un instinct parfaitement stupide lui souffla de partir dans une autre direction comme si de rien n'était en priant pour qu'il ne l'ait pas vu, mais son bon sens lui rappela combien c'était idiot et puéril. De toute façon, Rudy l'avait bien vue, puisqu'elle se trouvait à peu près sous son nez. Helena recula d'un pas, et esquissa un sourire qui devait avoir l'air un peu crispé. Elle tira sur les écouteurs pour les enlever. « Je vais les payer tu sais. » assura-t-elle du tac au tac en parlant du sachet de bonbons qu'elle tenait à la main. Et ce fut tout ce qu'elle trouva à dire, le cœur affolé comme après un grosse frayeur, les mains moites et la colonne parcourue de frissons. Mon dieu, il n'avait pas changé. Ce qui ne l'aidait pas beaucoup.
Le museau rosé de Minou vint chatouiller de ses fines moustaches le visage de Rudy, qui ronflait bouchee béante, alors que le soleil traversait son rideau mal fermé et venait brûler sa peau. Encore imbibé d’alcool, son sommeil était si lourd que les rayons lumineux ne bousculaient en rien le rêve qui se déroulait alors. Rudy songeait en cet instant à des cupcakes géants envahissant la Terre pour coloniser la ville d’Arrowsic. Quand la langue râpeuse de son chaton gris se fit davantage insistante, Rudy daigna ouvrir les yeux. Il sourit à la vue du chat et tendit sa main moite vers son pelage de sorte à caresser tendrement le seul ami qui supportait son tapage nocturne. La nuit dernière, les voisins étaient venus sonner quatre fois, sans succès pour leurs tympans qui commençaient seulement maintenant à se reposer de cette folle soirée à entendre chanter les voix si viriles de Rudy et de ses piètres compagnons. Céline Dion était passée par là, bien qu’ils ne comprennent un piètre mot de ce qu’ils beuglaient. Un ami canadien avait saisi les platines, avant que le propriétaire des lieux ne rétablisse l’ordre pour remettre la douce voix de Rihanna. Rudy avait pour habitude d’écouter de bien meilleurs morceaux, mais quand il s’agissait de défouler son instinct romantique, les gouts commerciaux des jeunes écervelées d’Arrowsic prenaient le dessus.
Péniblement, il se traîna jusqu’à la salle de bain, enjambant sur sa route une serpillère salle ayant servi à éponger de la bière qui collait à présent sur le parquet. Même sur le rebord de l’évier gisaient des gobelets à moitié pleins. Soupirant, Rudy se déshabilla et se hissa sous sa douche, où il resta un bon moment à laisser l’eau laver sa débauche de la veille. Quand il atteint la consommation d’eau potable de l’Afrique, il sortit et enfila machinalement une chemise, qui trainait là depuis trois jours, accessoirement. Le salon, maintenant. Rudy posa ses yeux vides sur le chaos qui régnait dans la grande pièce où une cuisine américaine donnait sur une pièce à vivre, les deux extrémités étant en parfait désordre. Bières, mégots, bouteilles encore ouvertes, le bouchon probablement coincé entre deux coussins du canapé. Le sol alternant entre surface glissante et alcool séché sur lequel s’accrochaient les chaussettes pourtant propres de Rudy. Les placards étaient ouverts, saccagés par des jeunes adultes pris de faim aiguës après avoir fumé trop de pétards. Il pouvait aller se faire voir pour n’avoir serait-ce qu’un déjeuner primaire, et son café avait servi à des expériences assez bizarroïdes pour qu’il ait atterri dans le seul pot de fleur qu’arborait la pièce. Misère ultime, il soupira à nouveau en pensant à la route à faire jusqu’au supermarché. C’était court, pourtant. Deux minutes en voiture, à peine dix à pieds. Cependant l’idée de fournir un effort physique pour aller dégoter de quoi survivre jusqu’au lendemain raviva les restes de vodka qui suintaient au creux de ses intestins pourris. En quelques gestes, il mit de vieilles baskets qui n’étaient plus aussi blanches qu'à leur naissance, attrapa un pull délavé et saisit ses clés de voiture.
Au volant de sa Ford, il s’alluma une cigarette. Sa mère en profita pour l’appeler. Cela devait faire un mois qu’il n’était pas venu déjeuner chez ses parents, bien qu’ils n’habitent qu’à quelques kilomètres de chez lui. Malgré un mal de tête qui jouait de la grosse caisse sur ses tempes, il tint bon et promis de venir la semaine prochaine, de ramener Lenny s’il arrivait à le convaincre, ce qui impliquait une livraison de marijuana pour persuader son frangin. Répétant inlassablement des « ça va maman », « t’inquiètes pas maman », « je t’aime mais je suis fatigué maman », il se gara de façon négligée devant le supermarché de la ville, ce qui lui valut un regard noir de l’agent de sécurité. Toujours au téléphone, il s’engagea dans les rayons, ayant une vague idée de ce qu’il se devait d’acheter pour que cette journée de gueule de bois s’enchaine avec harmonie : de la bouffe et du café.
Rudy arpenta presque toutes les allées du magasin, sans réussir à se décider sur ce qu’il désirait ingurgiter. Son estomac le sommait de le nourrir, mais il était incapable d’écouter sa flore intestinale, son regard étant trop accaparé par les marques qui défilaient par centaines devant ses yeux. Il arrêta son choix sur des steaks surgelés, des mousses au chocolat, et un paquet de café moulu. S’apprêtant à atteindre la caisse, il rebroussa chemin, décidé à compléter son repas diététique avec des oréos. S’avançant jusqu’au rayon sucreries, sous-titré malbouffe, il tapa du pied au son de la musique des hauts parleurs, qui jouaient un vieux tube de Madonna. Il ne prêtait attention à rien. Jusqu’au moment où le bruit du plastique d’un paquet de bonbons se déchirant frémit au creux de ses oreilles. Tournant paresseusement sa tête, ses yeux mous s’arrêtèrent sur la silhouette à l’origine du bruit désopilant. Il mit cinq bonnes secondes à prendre conscience de la situation. Sachet. Bonbons. Helena. Ici. Il cligna trois fois des yeux, se surprit à se les frotter, et hésita à se pincer pour véritablement se réveiller. Décidément, la bière premier prix lui donnait de sales rêves. Cependant Helena n’était pas une de ses chimères niaiseuses et elle ne dégoulinait pas de crème glacée ou de glaçage de cupcakes. Elle était bel et bien là, avalant un à un ses bonbons qu’elle n’avait pas pris la peine de payer. Rudy soupira intérieurement. S’il avait su qu’il s’apprêtait à voir son ex, il aurait mis une chemise au parfum plus délicat que celui de sa transpiration. Quoi qu'elle était en quelque sorte habituée. Putain. « Oh tu fais bien ce que tu veux, tu sais. » Il hésita à répliquer une phrase davantage hargneuse. Il eut l’impression étrange d’être deux ans en arrière, à s’engueuler une nouvelle fois avec le bout de femme qu’était Helena. Sauf qu’après deux ans, il avait l’espoir enfoui d’avoir mûri. Rudy ne savait tout bonnement pas quoi dire. Il avait à la fois mille questions, et une douce vengeance qui ne l’avait pas réellement quitté, à vrai dire. « Désolée pour ma sale gueule, j’aurai aimé être plus gentleman pour accueillir une vieille connaissance. M’enfin on est plus à ça près je suppose. » Oubliant profondément ses oréos, il jeta un regard aux alentours, pour savoir si le rayon sucreries était un endroit assez tranquille pour opérer à de tendres et amers retrouvailles. Mis à part une mamie incapable de choisir entre des twix et des mars, Rudy jugea qu’il pouvait entamer une conversation saine et normale, presque bienveillante, avec celle qui anéantissait inlassablement ses songes romantiques. « Tu vas bien ? » Triste réplique, qui paraissait pourtant d’usage en de telles circonstances.