Je m’étais levée toute heureuse ce matin-là. Ma mère m’avait dit la veille que j’allais voir mon père le lendemain. J’étais un peu sous le choc, parce qu’on ne m’a jamais rien dit sur lui, c’est à peine s’il avait existé, et du jour au lendemain ma famille était au complet. Je ne sais rien de lui et il ne savait même pas que j’existais, jusqu’à il y a peu de temps. Ca me rendait triste de ne pas le connaître, de ne pas l’avoir chez moi comme toutes mes copines, mais en même temps j’avais ma mère. Ca peut parraître un peu méchant, mais comme il ne me semblait pas vraiment réel (après tout je ne l’avais jamais vu), il ne me manquait pas trop. Enfin, il me manquait raisonnablement. Bref. Je trouve qu’il à l’air gentil, et même si je ne sais pas trop comment réagir, je suis contente d’avoir enfin un papa sur qui compter.
Il était dix heures à peine lorsque j’avais sauté du lit pour sautiller jusqu’à la cuisine. J’avais fait un bisou à maman, avant de me servir un bol de céréales et de le manger en vitesse. Felix devait arriver environ une heure et demie plus tard pour m’emmener manger quelque part. J’avais entendu ma mère parler au téléphone avec lui un peu plus tôt, et pour ce que j’en avais compris elle voulait « qu’ils se connaissent un peu mieux ». J’étais interloquée. Logiquement, quand on fait un enfant, on se connaît, non ? A moins que je ne sois une erreur. Je refusais obstinément de penser à cela, j’avais déjà assez tergiversé sur la question et je ne me sentais pas d’humeur à laisser ce « détail » me plomber le moral. Pas maintenant, pas aujourd’hui !
J’étais partie dans ma chambre pour m’habiller d’une jolie robe blanche, avec des collants et des bottines. Je m’étais coiffé longuement pour ne plus avoir de nœuds dans mes cheveux, que j’avais ensuite parsemé de petites barrettes qui retenaient de longues mèches. Je voulais être parfaite, parce que c’était un jour important pour moi. C’est pas tous les jours qu’on apprend à connaître son père pendant un déjeuner, l’année de ses dix ans, n’est-ce pas ? Ca m’étonnerait que ce type d’évènements arrive à beaucoup d’autres enfants. On ne sait jamais, après tout.
Lorsque les « toc ! toc ! » causé par des petits coups contre la porte retentirent, j’étais fin prête. Comme propulsée, par un ressort, j’avais jaillit pour aller poser ma main sur la poignée, devançant une Charlie amusée. Je lui jetai un regard d’excuse, avant d’enfin ouvrir. Et puis c’est au moment où je vis son visage, celui de mon papa, que je me posais une question toute bête, mais dont la réponse était vraiment utile. Comment devais-je l’appeler ? Papa ? Il l’était, après tout, mais je ne le connaissais pas vraiment. Felix ? Trop bizarre. Monsieur ? Allais-je vraiment appeler mon père monsieur ? Je me décidai pour une formule simple et sans risque :

« Bonjour ! »

Je le fis entrer et lui fit la bise. Que devais-je dire, comment devais-je être ? Est-ce que je faisais bonne impression ? J’étais terrorisée à l’idée de commettre une bourde. Mais le regard rassurant de mes deux parents me réconfortait. Un peu.

Il entra et fit la bise à Charlie. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, peut-être à ce qu’ils s’embrassent « réellement », enfin, comme des amoureux quoi. Mais après tout, ils ne s’étaient pas vu depuis longtemps, alors ça devait être normal. Ils parlèrent deux minutes, mais bien vite un silence gêné s’installa entre nous. Ce fut Felix qui le rompit en me demandant si j’étais prête. Je lui offris un sourire étincelant de joie et de fierté, avant d’acquiescer toute en m’exclamant :

« Plus que prête, même ! »

La vie était belle et j’étais heureuse. C’était le plus important. Je courus chercher mon manteau, et en moins d’une minute j’étais parée contre le froid avec mon écharpe enroulée autour du cou et mes gants à la main que je n’avais pas encore enfilé. Je me demandais fugacement ce que nous allions faire, avant de me dire que peu importait comment nous allions occuper notre temps. Ce serait forcément bien ! Lorsque ma mère annonça que c’était minuit maximum, j’ouvris des yeux exorbités. Ca ne lui arrivait pas souvent de permettre de tels horaires, surtout en période scolaire. En général, elle était plutôt intransigeante quand il s’agissait de mon sommeil, de ma santé. Je dois tout de même bien avouer qu’aujourd’hui n’est pas un cas général, normal qu’elle soit plus cool.

Le moment de partir arriva. Je collai un bisou sur chacune des joues de Charlie avant de partir, tout en la remerciant. Je me tournai ensuite vers mon père. Je me posai toujours la question de savoir comment je devais l’appeler. Et il n’avait pas l’air plus à l’aise que moi. Je pris l’initiative de glisser ma petite main dans la sienne, avant de sourire à ma mère. J’étais impatiente de partir et d’apprendre à mieux connaître cet homme qui était définitivement plus qu’un étranger ou un simple ami. Je l’entraînai hors de la maison. Plusieurs voitures étaient garées, et je ne savais pas laquelle était celle de Felix ?

« Dis, c’est la quelle ta voiture ? »

J’avais failli l’appeler papa mais ca m’avait paru trop compliqué. Au moment de prononcer le mot, je m’étais dit que ce serait un peu bizarre. Comme si vous rencontriez une personne dans la rue et que vous l’appeliez mamie. Spéciale, n’est-ce pas ? Je sais bien que ce n’est pas comparable, mais je dois bien donner un exemple… Au moins, nous nous tenions la main et rien que ca, ca me ravissait.

Le soleil brillait haut dans un ciel bleu dénué de nuages. L’air était chaud et une douce brise agitait les dernières feuilles résistant dans les arbres. On n’aurait pas dit que c’était l’hiver ! Je remis doucement ma robe en place et continuait d’avancer avec Felix. Il me désigna une voiture noire lorsque je lui demandais laquelle était la sienne. Je ne peux pas dire que je suis une fille fan de voiture, mais celle-là me semblait plutôt simple. Je l’aimais bien. Felix m’ouvrit la portière et je m’installai, libérant sa main pour qu’il aille se mettre à la place du conducteur et que je puisse m’attacher. La voiture vrombit lorsque le moteur se mit en route, puis la voiture démarra. La musique envahit la voiture, mais le volume n’était pas très haut. Une chanson au rythme doux passait à la radio. Je ne réagis pas de suite lorsque mon père me demanda que je lui parle un peu de moi. Je ne savais pas trop quoi dire. Je pouvais parler pendant des heures et des heures, juste pour raconter une anecdote, mais là j’étais plutôt gênée. Et s’il me trouvait idiote pendant que je lui décrivais ma vie ? Et si je ne lui plaisais pas, ou que je l’ennuyais ? Et s’il me ramenait chez maman en ne voulant plus jamais me revoir ? Et s’il s’attendait à une fille mieux ? Et si… Je devais arrêter de me poser autant de questions. Comment l’esprit d’une aussi petite fille pouvait carburer autant ? C’était à devenir dingue. Je réfléchis une minute au moins avant de me lancer en parlant doucement pour éviter de dire des bêtises.

« Comme tu sais, j’ai toujours vécu avec maman. Je vais souvent chez papi et mamie pendant les vacances et ils sont très gentils. J’ai beaucoup de copains et de copines à l’école, et tout le monde est sympa avec moi. Et puis sinon, j’aime beaucoup manger des choses sucrés, surtout du chocolat, même si ca énerve maman parce qu’elle veut que je fasse attention à mon alimentation. Je suis une bonne élève, je fais tout le temps mes devoirs et je suis plutôt forte. Je n’ai presque que des bonnes notes. Et puis aussi… »

Je m’interrompis une seconde, les sourcils froncés comme si je m’énervais contre moi. Et c’était un peu le cas. Je monopolisais toute la parole et je n’aimais pas qu’on ne s’intéresse qu’à moi. Je ne savais même plus ce que je voulais dire. Tant pis. Je décidai d’interroger Felix, après tout, moi aussi je voulais savoir des choses sur lui. Et j’aurais tout le temps de lui parler de moi plus tard.

« Et toi, tu peux me parler de toi aussi ? » puis, prise d’une impulsion subite, je rajoutais « et est-ce que je peux t’appeler papa ? »

Je rougis aussitôt que j’eus fini de poser la dernière question. J’appréhendais sa réponse, même si je n’avais sans doute pas à m’en faire. Je voulais absolument savoir si j’avais le droit.