Depuis combien de temps Louanne était rentrée à Arrowsic ? Pas si longtemps que ça, mais elle avait l’impression que cela faisait des mois. Depuis son retour mouvementé dans la demeure familiale, elle avait tenté de faire son deuil, mais pour l’instant, la réussite était mitigée. Elle avait aussi trouvé un nouvel emploi, en tant qu’infirmière de l’hôpital. C’était mieux qu’à Boston, l’établissement était plus petit. On recevait moins de plaies par balles, de traumas à cause d’accidents monstres sur la route, moins d’overdoses. Elle avait l’impression de travailler avec un autre côté de l’âme humaine. Puis elle avait entamé une nouvelle histoire d’amour aussi. Rien que d’y penser lui donnait des papillons dans le ventre. Avec Garrett en plus, son ancien voisin. Le vieux dicton était donc vrai : elle était allée jusqu’à Boston alors qu’il se trouvait juste sous son nez. Malgré leurs quelques problèmes au démarrage, aujourd’hui ils étaient heureux. Du moins elle, l’était. Elle continuait de se voiler la face sur certains problèmes, et notamment par rapport à sa maison, mais elle s’était convaincue qu’elle prenait une pause, une respiration dans tout ça.

Et puis elle avait retrouvé Abbey. Qui aurait cru que sa seule amie serait maintenant le vilain petit canard de la cour de récré ? Certainement pas elle. Mais une fois encore, les choses prenaient toutes un tournant imprévu en ce moment. Abbey avait grandi, mais Louanne plus encore. Elle l’avait appelée, la veille, pour savoir si elle voudrait bien venir avec elle à la foire. Elle savait qu’elle était un peu dans la même situation, et elle s’était dit que ce serait une bonne idée, pour toutes les deux, de se voir dans un endroit festif, là où il y aurait du monde ; au moins elles seraient toutes les deux.

Louanne se posta sous l’arcade lumineuse et colorée qui délimitait l’entrée de la foire. La journée était belle. Elle était contente de profiter ainsi de son jour de congé. Garrett avait compris, même, il était ravi que les deux filles se retrouvent. Louanne souhaitait passer chaque minute de son temps libre avec lui mais il serait toujours là ce soir… Elle sourit quand elle vit la silhouette frêle d’Abbey arriver parmi les passants. Elle comptait bien lui faire manger une barbe-à-papa aujourd’hui. « J’ai entendu dire qu’il y avait une diseuse de bonne aventure, on y va ? »

Le soleil battait sur mes frêles épaules, et me réchauffait le cœur. C’était une agréable journée à Arrowsic. Tout le monde était sorti de chez soi pour se retrouver à la fête foraine, l’événement le plus attendu tous les quatre ans. Quatre ans. Ils se passaient beaucoup de choses en si peu de temps. Mais chaque année, tout le monde venait, tout le monde venait s’amuser, comme un habituel recommencement. En tout cas, la fête foraine semblait amuser tout le monde, petits comme grands. Une agréable atmosphère de joie régnait dans toute la fête foraine. Autour de moi, des enfants riaient et couraient pour faire leurs attractions préférées, des couples se partageaient une barbe à papa, et d’autres se promenaient, avec un ami, avec un proche, avec un membre de la famille. Ils débordaient tous d’excitation. Ils étaient tous pris dans l’atmosphère conviviale et enfantine de la fête foraine. Et c’était un beau spectacle à voir. Et moi, je me sentais toujours à part, isolée du reste de la population, invisible aux yeux de tous. Finalement, c’était peut-être mieux ainsi. Je ne voulais pas gâcher leur bonheur, leur bonheur à tous.

Mais ce jour-là, je n’étais pas si seule que ça. Louanne était là, elle aussi. Et sa présence me rassurait. Je commençais à m’attacher à cette fille, à cette fille qui autrefois m’avait rendu la vie impossible. Mais ce temps-là était passé, révolu. Cette période de nos vies avait été enterrée dans les profondeurs d’Arrowsic à tout jamais. On grandit tous. On change tous. Pour le pire, et surtout pour le meilleur. J’étais vraiment heureuse de découvrir Louanne, de découvrir cette Louanne adulte. Elle n’était plus la rebelle qui trainait dans les rues d’Arrowsic avec sa bande. Elle n’était plus celle que je détestais. Elle était devenue une personne formidable. Une personne que j’avais envie de connaitre un peu plus chaque jour. Elle se trouvait devant moi, avec ses beaux cheveux bruns qui faisaient ressortir son beau visage. Elle me sourit, et je lui souris à mon tour. « J’ai entendu dire qu’il y avait une diseuse de bonne aventure, on y va ? » Je restais muette quelques secondes. Les voyantes, la magie, le destin, tout cela me faisait atrocement peur. J’étais effrayée par mon avenir, oui. Je ne voulais pas savoir. Je préférais faire semblant. Faire semblant que tout allait bien. « Je t’avoue que ça me rend un peu anxieuse ces trucs-là. » Je me pinçais les lèvres. Je ne voulais pas la contredire. Je voulais juste passer un bon moment avec elle, comme deux amies. « Mais si tu veux, on peut y aller. Ça ira. » Un mince sourire s’afficha sur mes lèvres, comme pour essayer de cacher ma peur. Après tout, ça ne pouvait pas être si terrible que ça. « Mais avant, je meurs de faim ! Pas toi ? Apparemment ils vendent les bonbons qu’on mangeait quand on était petites. Ça te dit ? » Rien que de me remémorer mon enfance me donnait envie de sourire. Je m’apprêtais à me rendre au stand de nourriture, sans penser que Louanne et moi n’avions jamais été "petites" ensemble, sans penser que notre passé m’avait fait affreusement mal.

Louanne respirait profondément, elle voulait s’imprégner le plus possible de l’air de cette journée, elle voulait absorber son atmosphère légère et festive jusqu’à la plus petite fibre de son corps. Elle voulait que le bonheur rentre en elle comme de l’eau dans une éponge desséchée. Ses jours avec Garrett lui avait redonnés le sourire et le goût de vivre, de jouer et de rire, et elle voulait partager ça avec quelqu’un d’autre, quelqu’un qui comprenait, quelqu’un qui vivait la même chose qu’elle. Abbey était si gentille, elle ne méritait pas ce qui lui arrivait, elle méritait d’avoir une seconde chance, comme Louanne. Alors quand elle arriva la première chose que l’infirmière lui proposa c’était d’aller voir la voyante, pour qu’elle lui dise qu’elle rencontrerait le grand amour bientôt, pour s’entendre dire des balivernes auxquelles croire comme elles croyaient aux comptes de fées enfants.

Mais la réaction d’Abbey n’était pas tout à fait celle que Louanne espérait. « Je t’avoue que ça me rend un peu anxieuse ces trucs-là. » « Oh. » Louanne essaya de modérer sa déception, pour qu’elle ne se voie pas trop, après tout, elle n’avait pas le droit d’être déçue, elles étaient là pour s’amuser toutes les deux. Mais clairement Abbey et elle restaient différentes. Au moins, pour une fois, cette différence ne lui fit pas peur. « Mais si tu veux, on peut y aller. Ça ira. » Elle vit le sourire conciliant d’Abbey ; elle faisait un effort pour elle, et cela lui donnait encore plus envie de faire des efforts pour elle. En général. « Je suis sûre que ça va être marrant. » « Mais avant, je meurs de faim ! Pas toi ? Apparemment ils vendent les bonbons qu’on mangeait quand on était petites. Ça te dit ? » Louanne s’en souvenait très bien, de ces bonbons, elle avait l’impression qu’il se passait une éternité entre les moments où elle pouvait en manger. Déjà, cette satanée foire qui ne passait que tous les quatre ans, elle avait l’impression de l’avoir attendue toute sa vie à chaque fois. « Où ça ? » demanda-t-elle avec enthousiasme alors que ses yeux sondaient déjà l’espace à la recherche de ce fameux stand où elle pourrait retrouver un peu de son enfance. Elle cherchait à se réconcilier avec le passé, elle n’avait jamais pensé qu’Abbey serait là pour l’y aider. C’était un peu comme ce conte de Noël avec cet homme et ces esprits du temps passé, présent et futur qui sont là pour lui redonner le sens des réalités, pour le rappeler à la vie. Elle glissa son bras dans celui d’Abbey et commença à marcher en direction d’une tente plus colorée que les autres.

Je pouvais lire de la déception dans ses yeux, et cela me pinça le cœur. J’étais douée pour gâcher n’importe quoi. J’étais douée pour faire n’importe quoi de ma vie. Encore une erreur. J’en avais marre de tout le temps faire n’importe quoi. Ma vie était un océan d’échecs et de déceptions. Mais quand je regardais Louanne, je me disais que non, ma vie n’avait pas été que ça. A un moment, j’avais été heureuse oui. Je n’avais pas tout gâché. Pas encore. Et j’allais faire des efforts. Pour moi. Pour elle. Pour tout le monde. « Oh. » se contenta-t-elle de dire. Je la regardais, un peu culpabilisée. « Je suis sûre que ça va être marrant. » Je tentais un léger sourire timide, avant de regarder autour de moi. De toute façon, une fête foraine était censée être faite pour s’amuser. Pourquoi ne pourrais-je pas le faire, moi aussi ? Après tout, tout le monde y avait le droit. Au bonheur.

« Où ça ? » me demanda-t-elle. D’un regard, je cherchais le fameux stand dont on m’avait si souvent parlés. J’avais envie de faire ça avec Louanne. Je ne savais pas pourquoi, mais je le voulais. Sans doute parce que je m’attachais à elle, plus que je ne le souhaitais. « Là-bas. » dis-je, en lui montrant un stand qui se démarquait par sa couleur. Son bras vint prendre le mien et je marchais, à ses côtés. Je me sentais en sécurité, protégée. Je me permis de sourire. Peut-être avais-je envie de sourire ? Oui, c’était sans doute ça. Du bonheur qui venait prendre tout mon être, parcellant ma peau de doux frissons. « Un paquet de bonbons s’il vous plait. » demandais-je poliment à l’homme qui tenait le stand, montrant les sucreries qui reposaient dans un pot. L’homme en question s’exécuta, et je lui tendis deux euros, en esquissant un léger sourire. Je me retournais ensuite vers Louanne, qui m’avait regardé sans rien dire. « Tiens, sers toi. » Je lui montrais le paquet, avant d’en prendre un à mon tour. Un goût sucré vint caresser toute ma bouche, laissant quelques picotements sur ma langue. « C’est bon hein ? » lui demandais-je, les yeux pétillants. Beaucoup de souvenirs remontaient à la surface. Des belles images me parcouraient la tête. « Maintenant on peut y aller, si tu veux. » Je souris, avant de prendre un autre bonbon qui se trouvait dans le sachet. Finalement, nous étions venues pour passer un bon moment, toutes les deux. Côte à côte. Main dans la main. Ensemble.

Louanne regarda avec intérêt la jarre de bonbons, ces mêmes bonbons qui avaient générés tant de rêves dans sa tête de petite fille sage avec qu’elle ne les balaie d’un revers de la main à l’adolescence. Elle ne savait pas qu’Abbey les avait aimés aussi, puisqu’à l’époque elles ne se parlaient guère, mais cela ne faisait que la conforter dans le fait que les deux jeunes femmes avaient de nombreux points communs mais aussi qu’elle avait été plus que stupide quelques années auparavant lorsqu’elle jugeait celle qui était aujourd’hui son amie. Mais les ados sont cons paraît-il. Pourtant, elle ne pouvait pas faire autrement que de se souvenir du lycée et même si elle souhaitait plus que tout aller de l’avant, le passé ne cessait de la rattraper parce qu’il était là et qu’il ne disparaîtrait jamais, contrairement au présent dont elle ne savait que compter les minutes écoulées. Elle prit avec une curiosité non dissimulée ces fameux bonbons, se demandant si elle en retrouverait le goût mais il suffit que d’une seconde sur sa langue pour qu’ils agissent telle une madeleine de Proust et qu’elle se souvînt des fois où elle était venue ici avec ses deux parents et où ils la laissaient dévorer ces mêmes bonbons car ils savaient qu’elle n’en reverrait pas de sitôt. Et cela lui fit chaud au cœur, de penser à ses parents ainsi, et elle se demanda s’ils ressentaient quelque chose lorsqu’elle se souvenait d’eux, si d’une certaine façon ils ne reprenaient pas leur existence dans le cours de sa vie juste quelques instants. « C’est bon hein ? » Louanne rit doucement avant de passer son bras autour des épaules frêles d’Abbey. « Les meilleurs de tous. » « Maintenant on peut y aller, si tu veux. » Louanne sourit de ce revirement de situation et elles se dirigèrent, bras dessus bras dessous, vers la tente aux draperies sombres et mystérieuses. Elles poussèrent le rideau, l’odeur de l’encens venant leur piquer le nez et Louanne fut soudainement prise d’une légère angoisse, si bien qu’elle poussa Abbey en avant. « Vas-y, toi, » lui chuchota-t-elle comme une enfant, oubliant temporairement qu’elle avait été celle qui voulait absolument venir ici.