Cela n'a pas été simple pour moi de débarquer chez le Dr. Black avec juste mes souvenirs et mes peurs gravées dans ma peau, aussi profonds et visibles que les bleus que Lydéric Wade m'a collés. J'ai dû prendre sur moi, probablement beaucoup plus que je ne l'avouerai jamais. Je sais que je vais raconter des choses que je n'ai jamais dites à personne. Mais cela ne doit pas sortir de ce bureau, n'est-ce pas? Cela restera entre elle et moi? A Arrowsic, on n'est jamais sûr de rien. Le simple fait de franchir la porte du bureau du Dr. Black fait jaser la moitié de la ville. J'espère seulement qu'elle ne me jugera pas. C'est son boulot, après tout, d'écouter les gens sans les juger.

« Je suis née à Arrowsic. Mes parents sont de purs campagnards, fiers de leur petite vie bien ordonnée et de leur petit bonheur. Ils aiment leur région, leur petite ville reculée de tout, leur maison et leur jardin. Ils aiment tout ici. Ils n'ont jamais rien vu d'autre. Et j'aurais pu finir comme eux si je n'avais pas eu un peu d'ambition, forcément un peu trop, quand on voit où tout ça m'a menée. J'ai un frère, Pritchard, 23 ans, fier comme un gardon d'être un habitant d'Arrowsic, fan de baseball et inconditionnel des sorties en mer. C'est un beau gosse comme toutes les filles d'Arrowsic en rêvent. Et j'ai une soeur, Morgana, comme la fée de Merlin. En moins féérique. 28 ans, mariée, une paire de jumelles sous le bras en continu. Je suis sûre qu'elle regrette la ligne de ses vingt ans et ses soirées entre copines. Parce que maintenant, elle est devenue une gratte-papier à mi-temps, une maman à temps plein et une épouse aimante et aussi désespérée que la première Desperate Housewife. Elle fait semblant d'aimer sa vie, et au fond je crois qu'elle parvient à se mentir à elle-même. Je parie qu'elle est une habituée de votre cabinet. C'est elle qui m'a dit de venir vous voir. Moi, je suis la cadette, celle qu'on a couvé le plus longtemps possible et qu'on a tellement étouffé qu'elle n'a rêvé que de s'échapper.

Et je l'ai fait. Je me suis échappée. La suite, j'aurais préféré qu'elle ne se produise pas. Ou du moins pas comme cela. Je rêvais de podiums, je rêvais de séances photos, je rêvais de mon visage dans les magazines depuis que j'avais commencé à lire Vogue US, Glamour, Cosmopolitan et les grands magazines de ce monde. Alors j'ai tout fait pour réaliser mon rêve, quitte à tout laisser derrière moi, car j'étais sûre que j'avais ma chance. J'ai menti, j'ai utilisé l'argent de ma bourse universitaire pour m'inscrire à des castings, payer des photographes pour faire mon portfolio. Je n'en suis pas fière, même si à l'époque, j'étais plutôt fière de moi. Et à force de culot, j'ai été prise chez IMG. La suite était trop merveilleuse pour durer.

Mes parents ont découvert mes mensonges et je les ai envoyés au diable. Je leur ai dit que je ne voulais plus jamais entendre parler d'eux, ni même les revoir. Je leur ai dit que jamais je ne renoncerais à mon rêve et que je ne remettrais pas les pieds à Arrowsic, que cette partie de ma vie était finie, effacée de ma mémoire. Je ne l'ai pas regretté, au départ. Parce que cette vie était tellement éblouissante que j'en oubliais tout le reste. Tant que j'étais au sommet, l'étoile montante dont on se disputait les photos et la présence sur un catwalk. Ca a fini par dégringolé. Parce qu'un photographe un peu trop entreprenant a fini par avoir ce qu'il voulait. Le vernis commençait déjà à s'écailler. Mais le pire n'est pas que ce type ait couché avec moi contre mon gré. Le pire c'est surtout qu'il avait tout filmé et que les images se sont rapidement retrouvées sur internet. Adieu la crédibilité. Ma cote est descendue aussi vite qu'elle n'était montée et j'étais bientôt devenue la fille qu'on prenait parce que les stars n'étaient pas disponibles. J'étais la bouée de secours quand un mannequin oubliait un shooting au dernier moment. Mais c'était toujours ça. Je me raccrochais à ce que je pouvais.

Et puis il n'y a plus rien eu. Parce qu'une fille plus blonde, plus mince ou plus jeune que moi a débarqué, a accaparé toute l'attention de mon agent, et que pour lui je n'étais plus qu'une poupée usée qu'on jette à la poubelle quand on a assez joué avec. Il ne pouvait plus rien tirer de moi. Alors j'ai maigri, pour être plus mince que l'autre. J'ai arrêté de manger. Et je suis tombée plus bas que je ne l'étais déjà.
J'ai fini à l'hôpital après m'être évanouie pendant un cours de danse classique. La seule occupation que j'ai gardé de mon enfance à Arrowsic. La danse me permettait d'aller plus loin, d'oublier qui j'étais. Parce qu'à coup sûr, personne ne savait qu'un photographe de renommée mondiale m'avait violée et filmé le tout et que les images s'étaient retrouvée sur internet. Mais après trois jours sans manger, un effort à la danse m'a achevée. Je me suis réveillée dans une chambre blanche avec trois inconnus. A mon chevet, je n'ai trouvé personne. Le médecin m'a dit qu'il n'avait pu contacter personne. C'est là, seule dans ma chambre, tétanisée et au bout du rouleau, que j'ai compris mon erreur. Celle d'avoir rejeté mes parents, celle de ne pas avoir écouté leurs avertissements.

J'ai pris le premier avion pour le Maine et j'ai frappé à leur porte, en larmes, pour qu'ils me reprennent. Ils m'ont serrée dans leurs bras et un instant, j'ai eu l'illusion que mes trois années à New York n'avaient été qu'un mauvais cauchemar. Mais je me suis rapidement rendue compte que tout ne pouvait s'effacer aussi facilement. Ma fierté et la leur n'étant pas compatible, j'ai dû me trouver un logement, un job. Je travaille comme serveuse dans un bar douteux. Oui, celui auquel vous pensez. Je porte des mini-shorts en jeans et des hauts trop courts pour être décents. Je me fais pincer les fesses au moins dix fois par soirée, les clients me draguent et essaient de me ramener chez eux. Parfois je cède. S'ils ne sont pas trop saouls ou trop vieux. Leurs étreintes me rassurent, me rappellent que je suis encore vivante. Mais au fond, je sais qu'elles me font plus de mal que de bien. Je n'ose plus me regarder dans un miroir.

Je n'ai pas vraiment d'amis. Je n'accepte plus la critique. Je hurle sur tout le monde. C'est ma solitude qui me déprime le plus. Parce qu'avant j'étais entourée, j'avais des tas d'amis. Mais je n'y arrive plus. J'ai trop de colère en moi qui ne demande qu'à sortir. Mais je ne parviens pas à crier, à tout évacuer. Ou du moins pas correctement. Alors je fais des conneries. La seule chose qui me rattache encore à la vie ce sont mes cours de danse classique. Je danse jusqu'à en avoir mal dans tout le corps, jusqu'à ce que mes pieds ne puissent plus me porter. Parce qu'il n'y a que là que je me sens en vie et bien. »

Cela fait maintenant 4 mois que j'ai vu le Dr Black et que je lui ai raconté ma vie. Je ne l'ai plus revue, j'ai décidé que je n'avais pas réellement besoin de cela pour m'en sortir. Aujourd'hui je peux dire que je vais mieux. Pas que je vais bien, mais je vais mieux. Je pense que mes parents ont finalement digéré les horreurs que j'ai pu leur dire, mais je n'ose toujours pas les regarder en face. Aujourd'hui, je vis seule et j'ai encore pas mal de problèmes à régler. Comme celui de me défendre sous les coups de Lydéric. Ou de trouver la force de lui dire que je ne peux plus le voir. Mais j'ai besoin de lui pour me sentir vivante. C'est le seul qui arrive à réveiller des sentiments en moi. Pas forcément les meilleurs, mais c'est un début.